1937

 

Trotsky

Léon Trotsky

Interview avec des correspondants Juifs au Mexique

18 janvier 1937

 

 

Avant [1] d'essayer de répondre à vos questions, je dois vous prévenir que je n'ai malheureusement pas eu l'occasion d'apprendre la langue juive, laquelle s'est en outre développée depuis que je suis devenu adulte. Je n'ai pas eu et je n'ai toujours pas la possibilité de suivre la presse juive, ce qui m'empêche de donner une opinion précise sur les différents aspects d'un problème aussi important et aussi tragique. Je ne puis donc, dans ma réponse, me prévaloir d'aucune espèce d'autorité. Je vais néanmoins essayer de dire ce que je pense.

Lorsque j'étais jeune, j'avais plutôt tendance à pronostiquer que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi, presque automatiquement.

Le développement historique du dernier quart de siècle n'a malheureusement pas confirmé cette perspective. Le capitalisme en déclin a déchaîné partout un nationalisme exacerbé dont l'antisémitisme est un aspect. La question juive est devenue particulièrement grave dans le pays capitaliste le plus développé d'Europe, l'Allemagne.

D'un autre côté, les Juifs de différents pays ont créé leur propre presse et développé la langue yiddisch comme un instrument adapté à la culture moderne. Il faut donc tenir compte du fait que la nation juive va se maintenir, pour toute une époque à venir. Aujourd'hui les nations ne peuvent exister normalement sans territoire commun. Le sionisme est précisément né de cette idée. Mais les faits quotidiens démontrent que le sionisme est incapable de résoudre la question juive. Le conflit entre Juifs et Arabes en Palestine prend un caractère toujours plus tragique et toujours plus menaçant. Je ne crois absolument pas que la question juive puisse être résolue dans le cadre du capitalisme pourrissant et sous le contrôle de l'impérialisme britannique.

Mais, me demandez-vous, comment le socialisme peut-il résoudre cette question ? Je ne puis là-dessus formuler que des hypothèses. Quand le socialisme sera devenu maître de notre planète, ou au moins de ses parties les plus importantes, il disposera dans tous les domaines de ressources inimaginables. L'histoire de l'humanité a connu l'ère des grandes migrations sur la base de la barbarie. Le socialisme ouvrira la possibilité de grandes migrations sur la base des techniques et de la culture les plus développées. Il va sans dire qu'il ne s'agit pas ici de déplacements forcés, c'est-à-dire de la création de nouveaux ghettos pour certaines nationalités, mais de déplacements librement consentis, ou plutôt réclamés par certaines nationalités ou fractions de nationalités. Les Juifs dispersés qui voudront se réunir dans la même communauté trouveront sous le soleil un endroit suffisamment étendu et riche. La même possibilité sera offerte aux Arabes comme à toutes les nations dispersées. La topographie nationale fera partie de l'économie planifiée. Telle est la vaste perspective historique que j'envisage. Travailler pour le socialisme international, c'est travailler aussi pour la solution de la question juive.

Vous me demandez si la question juive existe encore en U.R.S.S. Oui, elle existe, de même qu'existent les questions ukrainienne, géorgienne et même russe. La bureaucratie omnipotente étouffe le développement de la culture nationale comme de la culture tout court. Pire encore, le pays de la grande révolution prolétarienne est en train de traverser aujourd'hui une période de profonde réaction. Si la vague révolutionnaire avait ravivé les plus beaux sentiments de solidarité humaine, la réaction thermidorienne, elle, a fait surgir à nouveau tout ce qu'il y avait de bas, d'obscur et d'arriéré dans cet agglomérat de 170 millions d'hommes. La bureaucratie n'hésite même pas, pour renforcer sa domination, à recourir de façon à peine dissimulée aux tendances chauvines, et surtout aux tendances antisémites. Le dernier procès de Moscou, par exemple, a été organisé avec le dessein à peine dissimulé de présenter les internationalistes comme des Juifs sans foi ni loi, capables de se vendre à la Gestapo allemande.

Depuis 1925 et surtout 1926, la démagogie antisémite, bien camouflée, inattaquable, va de pair avec des procès symboliques contre des pogromistes avoués. Vous me demandez si l'ancienne petite bourgeoisie juive en U.R.S.S. a été socialement assimilée par le nouvel environnement soviétique. Je ne peux vraiment pas vous donner de réponse claire sur ce point. Les statistiques sociales et nationales en U.R.S.S. sont extrêmement tendancieuses. Elles ne servent pas à établir la vérité, mais, avant tout, à glorifier les chefs, les dirigeants, ceux qui créent le bonheur. Une importante partie de la petite bourgeoisie juive a été absorbée par les formidables appareils de l'Etat, de l'industrie, du commerce, des coopératives, etc., surtout des couches supérieures et intermédiaires. Ce fait a engendré une atmosphère de sentiments antisémites que les dirigeants manipulent adroitement afin de canaliser particulièrement contre les Juifs le mécontentement qui existe contre la bureaucratie.

Sur le Birobidjan [2], je ne peux vous donner guère plus que mes estimations personnelles. Je ne connais pas cette région, et encore moins les conditions dans lesquelles les Juifs s'y sont installés. De toute façon, ce ne peut être qu'une expérience limitée. L'U.R.S.S. à elle seule serait encore trop pauvre pour résoudre sa propre question juive, même sous un régime beaucoup plus socialiste que ne l'est le régime actuel. Je le répète, la question juive est indissolublement liée à l'émancipation complète de l'humanité. Tout ce qui peut être fait d'autre en ce domaine ne peut constituer qu'un palliatif, voire souvent une lame à double tranchant, ainsi que le démontre l'exemple de la Palestine.

Notes

[1] Version française des réponses données au journal Der Weg, publiée dans Service d'information et de presse numéro 18, 16 mars 1937.

[2] Il s'agit de la zone autonome réservée en 1934 au peuplement juif en Union soviétique.

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