1923

L'un des premiers articles de Trotsky sur la question des "Etats-Unis Socialistes d'Europe", alors en discussion au sein de l'Internationale Communiste.


Œuvres - juin 1923

Léon Trotsky

Les conditions sont-elles mûres pour le mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » ?

Article de discussion - Pravda, 30 juin 1923


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En liaison avec le mot d’ordre de « Gouvernement Ouvrier et Paysan », le moment est venu, selon moi, d’avancer celui des « États-Unis d’Europe ». C’est seulement en reliant ces deux slogans que nous disposerons d’une réponse précise, à la fois globale et graduelle, aux problèmes les plus brûlants de l’Europe.

La dernière guerre impérialiste était fondamentalement une guerre européenne. La participation épisodique des Etats-Unis et du Japon n’en modifia pas le caractère européen. Après avoir obtenu ce qu’ils désiraient, les Etats-Unis se sont retirés du brasier européen et sont retournés chez eux.

C’est parce que les forces productives capitalistes étouffent dans le cadre des États nationaux européens, que la guerre a éclaté. L’Allemagne s’était fixé pour tâche d’ « organiser » l’Europe, d’unir économiquement le continent sous son propre contrôle, afin d’être en mesure de concurrencer sérieusement la Grande-Bretagne dans la lutte pour le contrôle du monde. L’objectif de la France était de démanteler l’Allemagne. La faible population française, son caractère essentiellement rural et son conservatisme économique empêchent la bourgeoisie française ne serait-ce que d’envisager d’organiser l’Europe. Cette tâche s’est révélée dépasser les forces du capitalisme allemand, pourtant soutenu par la machine militaire des Hohenzollern. La France victorieuse ne maintient désormais sa domination que par la balkanisation de l’Europe. La Grande-Bretagne encourage et soutient la politique française de morcellement et de pillage de l’Europe, tout en dissimulant ses actes derrière son traditionnel masque d’hypocrisie. En conséquence, notre malheureux continent est découpé, divisé, brisé, désorganisé et balkanisé, transformé en asile de fous. L’invasion de la Ruhr est une opération démente motivée par des calculs à courte vue (la ruine finale de l’Allemagne) - combinaison familière aux psychiatres.

La guerre a éclaté parce que les forces productives ont besoin d’une aire de développement plus vaste, libérée du carcan des barrières douanières. De la même façon, l’occupation de la Ruhr - si dangereuse pour l’Europe et le genre humain -, traduit, de façon déformée, la nécessité économique d’unir les ressources du charbon de la Ruhr à celles de l’acier de Lorraine. L’économie européenne ne peut se développer au sein des États et des frontières douanières imposées à Versailles. L’Europe se trouve devant un choix : soit détruire ces frontières, soit faire face à la menace d’une décadence économique complète. Mais les méthodes adoptées par la bourgeoisie au pouvoir pour dépasser les frontières augmentent seulement le chaos existant et accélèrent la désintégration.

Pour les masses laborieuses d’Europe, il devient de plus en plus clair que la bourgeoisie est incapable de restaurer la vie économique de l’Europe. Le mot d’ordre de « Gouvernement Ouvrier et Paysan » répond à aux aspirations des travailleurs qui veulent de plus en plus trouver une issue par eux-mêmes. Il faut désormais leur désigner la voie du salut plus concrètement, c’est-à-dire expliquer que seule la coopération économique la plus étroite entre peuples d’Europe permettra d’éviter à notre continent la décadence économique et la soumission au puissant capitalisme américain.

Les Etats-Unis gardent leurs distances par rapport à l’Europe. Ils attendent tranquillement que l’agonie économique du continent leur permette de l’acheter à vil prix ainsi que cela a été le cas de l’Autriche. Mais la France ne peut adopter la même attitude distante vis-à-vis de l’Allemagne, et vice versa. Là se trouve à la fois le problème crucial et la solution de la question européenne. Tout le reste est secondaire. Bien avant le déclenchement de la guerre impérialiste, nous avons affirmé que les États des Balkans étaient incapables d’exister et de se développer, excepté dans le cadre d’une fédération. Et cela s’applique aussi aux divers fragments de l’Empire austro-hongrois, et aux régions occidentales de la Russie tsariste qui se trouvent actuellement hors de l’Union Soviétique. Les Appenins, les Pyrénées et la Scandinavie, telles de grosses branches de l’arbre européen, s’élancent vers les mers mais sont incapables d’avoir une existence indépendante. Le continent européen, en l’état actuel du développement de ses forces productives, est une unité économique, dont tous les éléments ne sont pas encore totalement intégrés, bien sûr, mais une unité possédant des liens internes profonds, ainsi que cela a été prouvé durant la terrible catastrophe de la guerre mondiale, et encore démontré par l’opération démente qu’est l’occupation de la Ruhr. L’Europe n’est pas un terme géographique mais économique, incomparablement plus concret que le marché mondial, surtout dans les conditions actuelles de l’après-guerre. Depuis longtemps on sait que la création d’une fédération jouerait un rôle essentiel dans le développement de la péninsule balkanique ; le moment est venu de proclamer que cette fédération est également vitale pour l’avenir de toute l’Europe balkanisée.

Il reste à considérer la question de l’Union Soviétique d’une part, et celle de la Grande-Bretagne de l’autre. Il va sans dire que l’Union Soviétique ne s’opposera ni à une union fédérative de l’Europe, ni à sa propre adhésion à une telle fédération. Par-là même, un pont solide sera établi entre l’Europe et l’Asie.

La question de la Grande-Bretagne est beaucoup plus conditionnelle ; elle dépend de l’allure à laquelle le développement révolutionnaire progressera. Si un « Gouvernement Ouvrier et Paysan » triomphe en Europe continentale avant que soit renversé l’impérialisme britannique, ce qui est probable, alors la Fédération Européenne des ouvriers et Paysans sera nécessairement dirigée contre le capitalisme britannique. Et, naturellement, dès que celui-ci sera renversé, les îles britanniques seront les bienvenues au sein de la Fédération Européenne.

On pourrait poser la question : pourquoi une fédération européenne et non une fédération mondiale ? Mais cette façon de poser la question est beaucoup trop abstraite. Bien sûr, le développement économique et politique mondial tend à graviter autour d’une économie mondiale unifiée, dont le degré de centralisation dépendra du niveau technologique existant. Mais ici nous ne nous préoccupons pas de la future économie socialiste mondiale, nous cherchons seulement à trouver une issue à l’impasse européenne actuelle. Nous devons offrir une solution aux ouvriers et paysans d’une Europe délabrée, ruinée, indépendamment de la façon dont se développe la révolution en Amérique, en Australie, en Asie, ou en Afrique. De ce point de vue, et en fonction des tâches historiques actuelles, le mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » est inséparable de celui du « Gouvernement Ouvrier et Paysan » ; ce mot d’ordre transitoire indique une issue, une perspective de salut, et fournit en même temps une impulsion révolutionnaire aux masses laborieuses.

Ce serait une erreur de mesurer l’ensemble du processus révolutionnaire mondial à la même aune. Les Etats-Unis ne sont pas sortis de la guerre affaiblis mais renforcés. La stabilité interne de la bourgeoisie américaine demeure considérable. Celle-ci a réduit sa dépendance envers le marché européen au strict minimum. La révolution aux Etats-Unis, considérée séparément de l’Europe, peut donc être une affaire de décennies. Cela signifie-t-il que la révolution européenne doit attendre la révolution américaine ? Certainement pas. La Russie arriérée n’a pas voulu (ni pu) attendre la révolution européenne. L’Europe peut donc encore moins attendre la révolution en Amérique, et elle ne l’attendra pas. L’Europe ouvrière et paysanne, soumise au blocus de l’Amérique capitaliste (et peut-être d’abord à celui de la Grande-Bretagne), ne pourra exister et se développer qu’en formant une union militaire et économique étroitement consolidée.

Les Etats-Unis encouragent la destruction de l’Europe et sont prêts, le moment venu, à en devenir les maîtres. Nous devons être conscients que ce grand danger pourrait pousser très fortement les peuples d’Europe, qui aujourd’hui cherchent à se ruiner mutuellement, à s’unir en des « Etats-Unis d’Europe Ouvriers et Paysans ». Cette opposition entre l’Europe et les Etats-Unis découle de la différence organique entre la situation objective des pays européens et celle de la puissante république transatlantique. Cette opposition n’est en aucune façon dirigée contre la soidarité internationale du prolétariat, ou contre les intérêts de la révolution en Amérique. L’une des raisons du retard de développement de la révolution à travers le monde est la dépendance croissante de l’Europe envers son riche oncle américain (le wilsonisme, l’approvisionnement charitable des régions les plus affamées d’Europe, les « prêts » américains, etc.). Plus les masses populaires d’Europe reprendront confiance en leurs propres forces, confiance qui a été sapée par la guerre, plus elles se rallieront au mot d’ordre de « Républiques Ouvrières et Paysannes Unies d’Europe », et plus rapidement se développera la révolution des deux côtés de l’Atlantique. De même que le triomphe du prolétariat en Russie a stimulé le développement des Partis Communistes en Europe, de même, et à un degré incomparablement supérieur, le triomphe de la révolution en Europe stimulera la révolution en Amérique et dans d’autres parties du monde. Si nous faisons abstraction des développements révolutionnaires en Europe, nous ne pouvons percevoir l’avènement de la révolution américaine que de façon très vague et dans quelques décennies. Par contre, nous pouvons affirmer tranquillement que, du fait de la séquence naturelle des évènements historiques, la révolution triomphante en Europe mettra un terme, en quelques années, au pouvoir de la bourgeoisie américaine.

Non seulement la question de la Ruhr, c’est-à-dire du combustible et du fer européen, mais aussi celle des réparations ont un rapport direct avec le cadre offert par les « États-Unis d’Europe ». Le problème des réparations est un problème purement européen, qui ne peut être (et ne sera) résolu dans les prochaines années que par des solutions européennes. L’Europe ouvrière et paysanne aura son propre budget de réparations, comme elle aura son propre budget militaire tant qu’elle sera l’objet de menaces extérieures. Ce budget sera financé par un impôt progressif sur le revenu, par des impôts sur le capital, par la confiscation des richesses pillées durant la guerre, etc. Ses affectations seront déterminées par les structures appropriées de la Fédération Européenne des Ouvriers et Paysans.

Nous ne nous lancerons pas dans des spéculations sur la vitesse à laquelle s’effectuera l’unification des républiques européennes, sur les formes économiques et constitutionnelles qu’elle prendra, et sur le degré de centralisation du régime ouvrier et paysan dans une première période. Nous pouvons remettre à plus tard toutes ces considérations, en nous souvenant de l’expérience acquise avec l’Union Soviétique, construite sur le socle de l’ancienne Russie tsariste. Il est parfaitement évident que les barrières douanières seront abolies. Aux yeux des peuples qui y vivent, l’Europe doit apparaître comme le cadre d’une vie économique de plus en plus unifée et de plus en plus planifiée.

On pourrait nous objecter que nous parlons en fait d’une Fédération Socialiste Européenne qui sera partie intégrante de la future Fédération Socialiste Mondiale, et qu’un tel régime ne peut être construit que par la dictature du prolétariat. Nous ne répondrons pas ici à cette objection, puisqu’elle a été réfutée durant le débat sur la question du « Gouvernement Ouvrier ». Les « États-Unis d’Europe » est un slogan inséparable du mot d’ordre de « Gouvernement Ouvrier » ou de « Gouvernement Ouvrier et Paysan ». La mise en place d’un « Gouvernement Ouvrier » est-elle possible sans la dictature du prolétariat ? Seule une réponse conditionnelle peut être donnée à cette question. En tout cas, nous voyons le « Gouvernement Ouvrier » comme une étape vers la dictature du prolétariat. D’où la grande valeur de ce mot d’ordre pour nous. Mais le mot d’ordre d’« États-Unis d’Europe » a une signification exactement similaire et parallèle. Sans ce mot d’ordre supplémentaire, la résolution des problèmes fondamentaux de l’Europe reste suspendue en l’air.

Mais ce mot d’ordre ne fera-t-il pas le jeu des pacifistes ? Je ne crois pas qu’il existe une « gauche » qui considère ce danger comme une raison suffisante pour rejeter ce mot d’ordre. Après tout, nous sommes en 1923, et nous avons tiré quelques leçons du passé. Les mêmes raisons (ou plutôt les mêmes prétextes fallacieux) de craindre une interprétation pacifiste du mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » ont déjà été avancées à propos du « Gouvernement Ouvrier et Paysan » et de la possibilité qu’on en fasse une interprétation démocratique-SR. Bien sûr, si nous avançons les « États-Unis d’Europe » comme un programme indépendant, comme une panacée pour réaliser la pacification et la reconstruction de l’Europe, et si nous l’isolons de slogans comme le « Gouvernement Ouvrier » et le Front Unique, et de la lutte de classes, nous finirons dans le wilsonisme démocratique, le kautskysme, et même dans une attitude plus dégradante (en admettant qu’il existe plus dégradant que le kautskysme). Mais je le répète, nous vivons en l’an 1923 et avons un peu appris du passé. L’Internationale Communiste est désormais une réalité et ce n’est pas Kautsky qui déclenchera et contrôlera le combat associé à ces mots d’ordre. Notre façon de poser les problèmes est diamétralement opposée à celle de Kautsky. Le pacifisme est un programme académique, dont l’objet est d’éviter l’action révolutionnaire. Notre formulation, au contraire, incite à la lutte. Pour les ouvriers d’Allemagne, pas les ouvriers communistes (il n’est pas nécessaire de les convaincre), mais pour les ouvriers en général, et en premier lieu les ouvriers sociaux-démocrates, qui craignent les conséquences économiques du combat pour le gouvernement ouvrier ; pour les ouvriers de France, dont l’esprit est encore obsédé par la question des réparations et de la dette ; pour les ouvriers d’Allemagne, de France et de toute l’Europe qui craignent que l’établissement d’un régime ouvrier provoque l’isolement et la ruine économique de leurs pays respectifs, nous disons : Même si elle est temporairement isolée (et avec un allié à l’Est aussi important que l’Union Soviétique, l’Europe ne sera pas aisément isolée) l’Europe sera en mesure non seulement de se maintenir, mais aussi de se consolider et progresser, une fois qu’elle aura détruit les barrières douanières et se sera unie aux inépuisables richesses naturelles de la Russie. Les « États-Unis d’Europe » - une perspective purement révolutionnaire - sont la prochaine étape de notre perspective révolutionnaire générale. Cette étape est déterminée par les profondes différences entre la situation de l’Europe et celle de l’Amérique. Qui ignore ces différences noie la perspective révolutionnaire générale dans des considérations historiques abstraites, quelles que soient ses intentions. Naturellement, la Fédération Ouvrière et Paysanne ne s’arrêtera pas à sa phase européenne. Comme nous l’avons dit, notre Union Soviétique offre un pont vers l’Asie à l’Europe et vers l’Europe à l’Asie. Il ne s’agit donc pour le moment que d’une étape, mais une étape d’une grande importance historique, que nous devons commencer par franchir.


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