Chers Camarades,
Des décisions du dernier congrès, nous croyons devoir tirer quelques conclusions pour chacun des partis communistes des différents pays.
1) Il est absolument nécessaire d'établir des relations plus régulières et plus fréquentes entre vous et le comité exécutif de l'Internationale communiste. Il faut confier à des camarades déterminés la tâche spéciale de nous faire parvenir toute littérature communiste qui se publie en France Il faut nous envoyer des rapports périodiques sur la vie du parti et l'ensemble du mouvement ouvrier. Enfin il faut fournir à notre revue L'Internationale communiste, des articles sur les questions à l'ordre du jour du communisme français.
Le congrès a, dans une résolution spéciale, donné les directives générales de la tactique du parti communiste français. Nous voudrions ici, avec plus de clarté et de netteté qu'on ne pouvait le faire dans des thèses destinées à la publication, nous prononcer tout d'abord sur la politique parlementaire du parti. Le travail parlementaire, il va de soi, n'a pas une importance décisive, mais, comme symptôme, sa signification est immense. C'est par le travail parlementaire qu'on peut juger du degré de netteté et de clarté de la ligne révolutionnaire du parti, de la capacité de résistance de ce dernier à l'influence bourgeoise. C'est par le travail parlementaire que l'on peut juger à quel point le parti sait, par-dessus la majorité parlementaire, parler à la masse prolétarienne. La netteté révolutionnaire de la tactique parlementaire est plus nécessaire en France que partout ailleurs, car c'est par son action parlementaire que les éléments à tendances anarchistes de la classe ouvrière jugeront le parti. Ce n'est qu'en transformant la fraction parlementaire en instrument de la politique vraiment révolutionnaire de la classe ouvrière que l'on pourra triompher des préjugés de ceux qui nient la nécessité, l'utilité du parti. Nous regrettons de constater qu'il n'en est pas encore ainsi chez vous.
Ainsi, durant la dernière crise des rapports franco-allemands, la politique parlementaire de notre fraction a été notoirement insuffisante. Un discours du camarade Cachin pouvait donner lieu de croire que le parti communiste français soutient l'alliance anglo-française en tant que pilier de la paix européenne contre la politique d'aventures de Briand. Pourtant, il est clair que pour dévoiler la politique d'aventures de la clique dirigeante, il n'est nullement besoin de passer sous silence le fait que l'alliance anglo-française est un facteur, non de paix, mais de vol, de pillage, de brigandages et de nouvelles guerres. Une rupture entre l'Angleterre et la France signifierait la formation d'une nouvelle combinaison politique, dont le but serait le même que celui de la combinaison précédente. Après les déclarations faites par Briand pour rassurer l'opinion publique, la fraction parlementaire a proposé une résolution dans laquelle elle se borne à exiger la libération de la classe 1919. Cela signifie, en l'occurrence, que la fraction adopte le point de vue de la politique gouvernementale, qu'elle approuve cette politique d'attente et que la seule chose qu'elle exige, c'est que le gouvernement tire une conclusion pratique des principes dont elle se réclame. Le parti ne pouvait commettre une plus lourde faute de tactique. La fraction devait, dans une résolution spéciale, montrer que la politique de brigandage de l'alliance franco-anglaise entrait dans une nouvelle phase et que, dans sa politique d'expectative, Briand préparait en réalité de nouvelles violences, de nouvelles effusions de sang. Ainsi l'exigence de la libération de la classe 1919 serait apparue sous un tout autre jour.
2) Dans une série d'autres questions, la fraction n'a pas adopté d'attitude nette, bien à elle, et pour le grand public, elle s'est confondue avec l' « extrême gauche ». Les dissidents seront toujours plus habiles que nous aux manoeuvres parlementaires, ils sauront mieux s'adapter à leur auditoire, qu'ils conquerront par de brillants effets oratoires, car ils sont par excellence un parti d'avocats et de députés. C'est pourquoi il importe d'autant plus que nous posions carrément les questions et que, à chaque occasion, nous prenions position contre les longuettistes, que nous les accusions ouvertement du haut de la tribune parlementaire et que nous formulions des mots d'ordre précis, accessibles aux grandes masses de la classe ouvrière.
Il faut, en même temps, faire en sorte que les comptes rendus parlementaires de l'Humanité complètent, éclairent et précisent les discours de nos députés. Il n'y aurait aucun mal, bien au contraire, à ce que, dans certains cas, l'Humanité signale les fautes des députés communistes qui ont pris la parole au Parlement. Certes, la presse bourgeoise s'en réjouira, mais la masse ouvrière verra que nos députés ne sont pas des dieux, qu'ils sont sous le contrôle effectif du parti. Cela aurait une très grande influence éducatrice.
Les comptes rendus parlementaires actuels de l'Humanité sont imprégnés de l'esprit spécial des coulisses parlementaires, et par suite inaccessibles à la masse ouvrière.
3) La protestation violente des camarades Monatte et Monmousseau contre la résolution du congrès de Moscou sur les rapports entre les syndicats et le parti s'explique en grande partie par le fait que les syndicalistes français n'ont jamais entendu les communistes français critiquer ouvertement leurs doctrines [1]. Il s'est établi un accord tacite en vertu duquel toutes les questions du mouvement syndical devenaient en quelque sorte le monopole du syndicalisme révolutionnaire. En revanche, les syndicalistes ne touchaient pas à l'activité du parti et particulièrement à son activité parlementaire. Une telle scission mécanique peut devenir fatale au mouvement révolutionnaire français. La classe ouvrière forme un tout unique. Plus cette unité se manifeste dans les différents domaines de la lutte de classe du prolétariat, et plus la révolution prolétarienne devient possible. Il faut, devant la masse ouvrière, exiger des syndicalistes qu'ils se prononcent ouvertement sur la politique du parti, sur ses défauts ; il faut les forcer à exposer les raisons pour lesquelles ils n'entrent pas dans le parti communiste, tandis que le parti communiste oblige tous ses membres à entrer dans les syndicats et prête la plus grande attention à la critique des syndicalistes, car, comme l'a montré le passé, ils reflètent dans une large mesure l'état d'esprit et la pensée des catégories prolétariennes révolutionnaires assez nombreuses. Mais en même temps, il faut ouvertement critiquer l'étroitesse de la position occupée par le syndicalisme révolutionnaire.
Les renvois perpétuels à la charte d'Amiens, le refus d'adhérer à l'Internationale rouge des syndicats, l'appel à un nouveau congrès syndical qui devrait créer une Internationale « plus large », tout cela n'est qu'une répétition de la tactique des longuettistes, qui, eux aussi, se sont solidarisés d'abord avec Moscou et, ensuite, se sont proposés de « reconstruire » le passé, ont refusé d'adhérer à l'Internationale, ont prétendu créer une Internationale « plus large » et ont fini par accoucher de la petite Internationale II et demie. Si Monatte et Monmousseau s'obstinaient dans leur position actuelle, nous aboutirions sans aucun doute à la formation d'une petite Internationale syndicale II et demie, entre Amsterdam et Moscou. Tous ces dangers, il faut dès maintenant les indiquer avec une parfaite clarté. Il faut expliquer oralement et par écrit aux masses ouvrières le sens des résolutions adoptées par le congrès de Moscou à propos de l'action syndicale. On peut et on doit permettre dans la presse du parti la discussion sur la question des relations entre le parti et les syndicats. Il lest particulièrement important d'entraîner dans cette discussion les syndicalistes révolutionnaires. Mais en aucun cas il ne faut laisser la masse sans direction. Le point de vue de l'Internationale communiste doit constamment, dans chaque numéro, être opposé aux déclarations, aux articles, aux résolutions des syndicalistes révolutionnaires dans la mesure où ces documents diffèrent des décisions de l'Internationale.
4) Notre but essentiel est la conquête de la masse ouvrière. La partie avancée de la masse ouvrière est groupée dans les syndicats. C'est pourquoi les syndicats doivent être, dans la période qui commence, le principal terrain sur lequel le parti agira, avec méthode et coordination.
Il faut enregistrer les communistes des syndicats, les mettre en liaison les uns avec les autres, les tenir sous le contrôle et la direction de l'organe correspondant du parti. Les organisations locales du parti doivent, dans les questions de tactique syndicale, recevoir une direction permanente de la part du comité central.
Pour cette raison, il serait utile de constituer auprès du comité central, une commission permanente pour les questions syndicales. Cette commission peut comprendre plusieurs membres du comité central familiers avec les questions syndicales et quelques ouvriers communistes militant principalement ou exclusivement dans les syndicats. Toutes les questions concernant le mouvement professionnel devant passer par cette commission, celles qui ont une importance particulière ou qui suscitent des divergences d'opinion à l'intérieur de la commission doivent être remises à la décision du comité central. Elle organise à Paris des réunions et des conférences des communistes militant dans les syndicats afin d'éclairer la vie intérieure de ces derniers, les groupements doctrinaux, les procédés et les méthodes de propagande et d'organisation, etc. Il est désirable d'admettre avec voix consultative à ces conférences les syndicalistes révolutionnaires, pour leur faire comprendre, par la pratique, que le parti communiste est l'avant-garde prolétarienne organisée qui se propose de conquérir un rôle dirigeant dans tous les domaines de la vie et de la lutte de la classe ouvrière.
Il faut à tout prix éduquer les communistes militant à !'intérieur des syndicats dans cette conviction que même à l'intérieur des syndicats, ils demeurent membres du parti et exécutent ses directives fondamentales. Ceux qui s'obstineraient dans l'erreur d'après laquelle leur action syndicale serait indépendante du parti doivent être, en règle générale, exclus du parti.
5) Il faut dès maintenant recruter soigneusement les ouvriers communistes capables d'occuper des postes directeurs dans les syndicats après leur conquête complète ou partielle. Les camarades ainsi distingués doivent consacrer leurs principaux efforts à l'étude pratique du travail syndical.
6) En conformité avec les résolutions du dernier congrès, il faut apporter de sérieuses et profondes modifications à l'appareil organique du parti et à ses méthodes de travail.
Nous estimons que cette réorganisation doit commencer par le comité central lui-même, et qu'il faut utiliser le temps qui reste jusqu'au congrès pour la préparer soigneusement.
Le comité central doit absolument :
a) Etre rapproché le plus possible des masses;
b) Etre composé de camarades consacrant leurs forces principalement au travail du parti.
Par exemple, un tiers au moins des membres du comité central doivent être des militants professionnels du parti, appointés par lui et entièrement à sa disposition. A côté d'eux, il faut placer des membres militant principalement dans les syndicats en qualité de fonctionnaires syndicaux. Etant donné l'importance exceptionnelle de la question syndicale, il faut viser à ce qu'environ un tiers du comité central soit composé de ces militants. Dans ces conditions, il ne restera plus qu'un tiers des membres qui consacreront la majeure partie de leur temps à l'activité parlementaire ou à des travaux personnels. Nous exprimons notre pleine conviction que seul un comité central composé de cette façon, avec une proportion importante d'ouvriers, pourra permettre au centre du parti d'exercer sur le mouvement une direction véritable. Il faut dès maintenant commencer par recruter des camarades en vue de désigner les candidats nécessaires car, sans préparation minutieuse, le congrès ne donnera pas sous ce rapport les résultats attendus.
7) Dans l'organisation fédérative actuelle, il ne peut y avoir de direction effective. Le comité central ne peut pas diriger de Paris l'action locale dans toutes ses manifestations concrètes. Les comités locaux, en tant qu'organes élus et permanents, n'existent pas ; il est évident que sans ces comités locaux permanents, le parti est incapable d'action. Chacun de ces comités locaux doit également comprendre une certaine proportion de camarades dont toute l'activité soit à la disposition du parti.
Sans doute, en la personne de secrétaires et de trésoriers, nous avons reçu en héritage de l'ancien parti un nombre important de camarades qui ne se sont trouvés communistes que parce que la majorité des membres du parti s'est prononcée pour la III° Internationale. Mais ces fonctionnaires du parti à l'ancienne mode sont trop souvent impuissants à comprendre le caractère et les nécessités de l'époque nouvelle et de l'action nouvelle. Il nous faut recruter de nouveaux militants, en particulier dans la Jeunesse communiste.
Il faut que pour tout ce qui concerne la diffusion des publications, la propagande, les membres du parti fassent preuve du dévouement et de l'énergie exigée par la préparation des combats décisifs qui nous attendent dans un avenir plus ou moins rapproché.
8) La vie intérieure du parti doit trouver une expression beaucoup plus nette et beaucoup plus pratique dans l'Humanité. Il faut critiquer ouvertement les défauts de l'action locale, condamner sévèrement les membres du parti qui, se couvrant du drapeau du parti communiste, manifestent un opportunisme excessif et sont prêts à tous les marchés avec les puissants de ce monde. Seule une sévérité vigilante du parti à l'égard de ses députés au Parlement, de ses représentants dans les conseils municipaux, etc., peut lui garantir la confiance et le respect de la classe ouvrière.
9) Il faut mettre fin catégoriquement à la situation dans laquelle des membres du parti, pour des raisons d'intérêt matériel ou pour des motifs politiques, fondent des journaux et des revues indépendants du contrôle du parti et fréquemment dirigés contre lui. Se couvrant consciemment ou à demi inconsciemment de leur sympathie pour le communisme, ces directeurs et journalistes exploitent pour l'avantage de leur entreprise privée l'autorité du parti et l'enthousiasme révolutionnaire des masses révolutionnaires, et peuvent par suite, au moment décisif du combat, retourner toute leur influence contre le parti communiste. Dans ce domaine, la sagesse politique dicte au parti une ligne de conduite ferme et décidée.
10) Le succès considérable d'un de ces organes évidemment nuisible, la Vague [2], témoigne entre autres de la force du sentiment qui pousse les masses ouvrières, les soldats et les paysans à trouver dans leur journal ou dans leur revue le reflet de leur existence, de leur état d'esprit, de leur pensée, etc. Il faut à tout prix rapprocher la presse communiste, y compris l'Humanité, de la vie des masses laborieuses, il faut constituer un large réseau de correspondants dans les usines, dans les diverses régions, etc. Leurs correspondances peuvent et doivent être resserrées, abrégées, commentées, mais il faut que les masses ouvrières trouvent dans leur journal un reflet d'elles-mêmes.
11) Nous considérons comme la plus essentielle condition de succès l'établissement d'une parfaite compréhension mutuelle et d'une liaison étroite entre le nouveau comité exécutif et le comité central du parti communiste français. C'est pourquoi nous prions instamment le camarade Frossard, en sa qualité de secrétaire du parti, et le camarade Cachin, en sa qualité de président de la fraction parlementaire, de se rendre le plus rapidement possible, tous deux ensemble ou, si cela est difficile, l'un après l'autre, à Moscou, pour examiner de nombreuses questions liées de la façon la plus étroite au prochain congrès du parti communiste français.
Exprimant avec une entière liberté notre façon de voir sur la mission du parti communiste français, nous ne doutons pas un instant que, de votre côté, vous verrez dans notre critique uniquement ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire notre profonde et sincère aspiration à aider en tout ce qu'il nous est possible au parti communiste français, une des sections les plus importantes de l'Internationale communiste.
Recevez notre salut fraternel et nos souhaits de succès.
Notes
[1] Il s'agit du 1er congrès de l'Internationale syndicale rouge (Profintern) tenu à Moscou en juillet 1921. La délégation française — Rosmer, Tommasi, Godonnèche — avait voté une résolution qui précisait : « Des liens aussi étroits que possible doivent être établis avec la III° Internationale communiste, avant garde du mouvement ouvrier révolutionnaire dans le monde entier, basés sur la représentation réciproque au sein des deux organes exécutifs de libération communiste; cette liaison doit avoir un caractère organique et technique, elle devrait se manifester dans la préparation conjointe et la réalisation des actes révolutionnaires sur une échelle nationale aussi bien qu'internationale. » Une première protestation signée notamment de Monatte, Semard, Monmousseau, paraissait dans la Vie Ouvrière du 22 juillet : « Les camarades soussignés (...) estiment que le syndicalisme révolutionnaire faillirait à ses traditions d'autonomie syndicale s'il acceptait la conception qui s'exprime dans cette résolution (...). Nationalement, le syndicalisme révolutionnaire français ne peut donc admettre la liaison organique avec le parti communiste ».
[2] La Vague, dirigée par Pierre Brizon, paraissait depuis le 1" janvier 1918, d'abord comme « hebdomadaire de combat », puis comme « organe pacifiste-socialiste-féministe » enfin comme « journal de débourrage et de combat ». Bien fait, il eut un grand succès, dépassant le tirage de 100 000 exemplaires. Pierre Brizon, député socialiste, avait été avec Alexandre Blanc et Raffin-Dugens l'un des « pèlerins de Zimmerwald ». Il était membre du parti communiste en 1921, mais sera exclu en octobre 1922.