1938

Le manifeste du marxisme révolutionnaire à l'époque de l'impérialisme - celle des guerres et des révolutions.


Programme de Transition

Léon Trotsky

 

Le gouvernement ouvrier et paysan

La formule de "gouvernement ouvrier et paysan" apparut, pour la première fois, en 1917, dans l'agitation des bolcheviks et fut définitivement admise après l'insurrection d'Octobre. Elle ne représentait dans ce cas qu'une dénomination populaire de la dictature du prolétariat, déjà établie. L'importance de cette dénomination consistait surtout en ce qu'elle mettait au premier plan l'idée de l'ALLIANCE DU PROLÉTARIAT ET DE LA CLASSE PAYSANNE, placée à la base du pouvoir soviétique.

Quant l'Internationale communiste des épigones tenta de faire revivre la formule de "dictature démocratique des ouvriers et des paysans", enterrée par l'histoire, elle donna à la formule de "gouvernement ouvrier et paysan" un contenu complètement différent, purement "démocratique", c'est-à-dire bourgeois, en l'opposant à la dictature du prolétariat. Les bolcheviks-léninistes rejetèrent résolument le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier et paysan" dans son interprétation démocratique-bourgeoise. Ils affirmèrent et ils affirment que, si le parti du prolétariat renonce à sortir des cadres de la démocratie bourgeoise, son alliance avec la paysannerie aboutira simplement à soutenir le capital, comme ce fut le cas des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires en 1917, comme ce fut le cas du parti communiste chinois en 1925-1927, comme cela se passe maintenant avec les "Fronts populaires" d'Espagne, de France et d'autres pays.

D'avril à septembre 1917, les bolcheviks réclamèrent que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks rompent avec la bourgeoisie libérale et prennent le pouvoir dans leurs propres mains. A cette condition, les bolcheviks promettaient aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires, représentants petits-bourgeois des ouvriers et des paysans, leur aide révolutionnaire contre la bourgeoisie; ils se refusaient cependant catégoriquement, tant à entrer dans le gouvernement des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qu'à porter la responsabilité politique de son activité. Si les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires avaient réellement rompu avec les cadets (libéraux) et avec l'impérialisme étranger, le "gouvernement ouvrier et paysan" créé par eux n'aurait pu qu'accélérer et faciliter l'instauration de la dictature du prolétariat. Mais c'est précisément pour cette raison que les sommets de la démocratie petite-bourgeoise s'opposèrent de toutes leurs forces à l'instauration de leur propre gouvernement. L'expérience de la Russie démontra, et l'expérience de l'Espagne et de la France le confirme de nouveau, que, même dans des conditions très favorables, les partis de la démocratie petite-bourgeoise (socialistes-révolutionnaires, sociaux-démocrates, staliniens, anarchistes) sont incapables de créer un gouvernement ouvrier et paysan, c'est-à-dire un gouvernement indépendant de la bourgeoisie.

Néanmoins, la revendication des bolcheviks, adressée aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires : "Rompez avec la bourgeoisie, prenez dans vos mains le pouvoir !", avait pour les masses une énorme valeur éducative. Le refus obstiné des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires de prendre le pouvoir, qui apparut si tragiquement dans les journées de Juillet, les perdit définitivement dans l'esprit du peuple et prépara la victoire des bolcheviks.

La tâche centrale de la IV° Internationale consiste à affranchir le prolétariat de la vieille direction, dont le conservatisme se trouve en contradiction complète avec la situation catastrophique du capitalisme à son déclin et constitue le principal obstacle au progrès historique. L'accusation capitale que la IV° Internationale lance contre les organisations traditionnelles du prolétariat, c'est qu'elles ne veulent pas se séparer du demi-cadavre politique de la bourgeoisie.

Dans ces conditions, la revendication adressée systématiquement à la vieille direction : "Rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir !", est un instrument extrêmement important pour dévoiler le caractère traître des partis et organisations de la II° et de la III° Internationales, ainsi que de l'Internationale d'Amsterdam.

Le mot d'ordre de "gouvernement ouvrier et paysan" est employé par nous uniquement dans le sens qu'il avait en 1917 dans la bouche des bolcheviks, c'est-à-dire comme un mot d'ordre antibourgeois et anticapitaliste, mais en aucun cas dans le sens "démocratique" que lui ont donné plus tard les épigones, faisant de lui, alors qu'il était une étape vers la révolution socialiste, la principale barrière dans cette voie.

De tous les partis et organisations qui s'appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous exigeons qu'ils rompent politiquement avec la bourgeoisie et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications transitoires qui devraient, à notre avis, constituer le programme du "gouvernement ouvrier et paysan".

La création d'un tel gouvernement par les organisations ouvrières traditionnelles est-elle possible ? L'expérience antérieure nous montre, comme nous l'avons déjà dit, que c'est pour le moins peu vraisemblable. Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l'influence d'une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. En tout cas, une chose est hors de doute : si même cette variante, peu vraisemblable, se réalisait un jour quelque part, et qu'un "gouvernement ouvrier et paysan", dans le sens indiqué plus haut, s'établissait en fait, il ne représenterait qu'un court épisode dans la voie de la véritable dictature du prolétariat.

Il est cependant inutile de se perdre en conjectures. L'agitation, sous le mot d'ordre du "gouvernement ouvrier et paysan", garde dans toutes les conditions une énorme valeur éducative. Et ce n'est pas par hasard : ce mot d'ordre généralisateur suit tout à fait la ligne du développement politique de notre époque (banqueroute et désagrégation des vieux partis bourgeois, faillite de la démocratie, montée du fascisme, aspiration croissante des travailleurs à une politique plus active et plus offensive). C'est pourquoi chacune de nos revendications transitoires doit conduire à une seule et même conclusion politique : les ouvriers doivent rompre avec tous les partis traditionnels de la bourgeoisie pour établir, en commun avec les paysans, leur propre pouvoir.

Il est impossible de prévoir quelles seront les étapes concrètes de la mobilisation révolutionnaire des masses. Les sections de la IV° Internationale doivent s'orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d'ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissent le caractère de classe de cette politique, détruisent les illusions réformistes et pacifiques, renforcent la liaison de l'avant-garde avec les masses et préparent la prise révolutionnaire du pouvoir.


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