1928-31 |
La théorie de la révolution prolétarienne à l'époque de l'impérialisme |
La révolution permanente
V - LA "DICTATURE DEMOCRATIQUE" S'EST-ELLE REALISEE CHEZ NOUS, ET COMMENT?
Se référant à Lénine, Radek affirme que la dictature démocratique s'est réalisée dans la dualité du pouvoir. Oui, parfois et au mode conditionnel, Lénine a posé la question de cette façon, j'en conviens. Comment, parfois? s'indigne Radek, et il m'accuse d'attenter à l'une des idées fondamentales de Lénine. Mais Radek se fâche parce qu'il n'a pas raison. Dans mes Leçons d'Octobre, que Radek soumet à sa critique avec un retard de près de quatre années, j'interprétais ainsi les paroles de Lénine sur "la réalisation" de la dictature démocratique:
La coalition démocratique ouvrière et paysanne pouvait se manifester comme une forme non arrivée à maturité qui ne s'est pas élevée jusqu'au pouvoir réel, comme une tendance plutôt que comme un fait.
(Tome III, première partie, p. 21.)
Au sujet de cette interprétation, Radek écrit: "Cet exposé du contenu d'un des chapitres théoriques les plus remarquables de l'ouvrage de Lénine, ne vaut absolument rien." Suit un appel pathétique aux traditions bolcheviques, puis arrive l'accord final: "Ces questions sont beaucoup trop importantes pour qu'on puisse s'en débarrasser en citant ce que Lénine disait parfois."
Radek prétend que je n'ai pas prêté assez d'attention à l'une "des plus remarquables pensées" de Lénine. Mais Radek dépense en vain son indignation et son pathos. Une plus grande compréhension lui serait beaucoup plus utile. Mon exposé dans Leçons d'Octobre est très concentré, mais il est basé sur une étude réelle de Lénine, et non sur une inspiration subite et improvisée avec des citations de seconde main. Il exprime le fond même de la pensée de Lénine, tandis que la prolixité de Radek, en dépit du nombre des citations, ne laisse pas vivante une seule partie de cette pensée.
Pourquoi ai-je employé ce terme restrictif et limitatif de "parfois"? Parce qu'il correspond à la réalité. Ce n'est que pendant la période d'avril à octobre 1917, c'est-à-dire avant la véritable réalisation de la révolution démocratique, que Lénine a fait ses remarques sur la dictature démocratique "réalisée" dans la dualité de pouvoir ("sous une certaine forme et jusqu'à un certain point"). Radek ne l'a pas remarqué, ne l'a pas compris, ne l'a pas apprécié. Dans sa lutte contre les épigones actuels, Lénine n'a parlé que fort conditionnellement de la "réalisation" de la dictature démocratique, il n'a pas fait de la période du double pouvoir une caractéristique historique -sous cette forme, c'eût été absurde-, il a opposé un argument à ceux qui s'attendaient à une seconde édition améliorée d'une dictature démocratique indépendante. Les paroles de Lénine ont eu un seul sens: il n'y a pas et il n'y aura pas d'autre dictature démocratique que ce misérable avorton de dualité de pouvoir et il faut, par conséquent, se "réarmer", c'est-à-dire changer de mot d'ordre. Par contre, affirmer que la coalition des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avec la bourgeoisie, qui ne donna pas la terre aux paysans et qui voulut anéantir les bolcheviks, a été "la réalisation" du mot d'ordre bolchevique, cela signifie soit faire passer du blanc pour du noir soit perdre définitivement la tête.
On pouvait se servir contre les mencheviks d'un argument quelque peu analogue à celui que Lénine a employé contre Kamenev: Vous attendez encore que la bourgeoisie remplisse sa mission "progressive" dans la révolution? Mais cette mission est déjà remplie: le rôle politique de Rodzianko, de Goutchkov et de Milioukov représente le maximum que la bourgeoisie libérale puisse donner, de même que le régime de Kerensky est le maximum que la révolution démocratique, en tant qu'étape indépendante, puisse réaliser.
Des caractéristiques anatomiques indiscutables, les traces, témoignent que nos ancêtres avaient une queue. Ils suffisent à confirmer l'unité d'origine du monde animal. Mais, à franchement parler, l'homme n'a quand même pas de queue. Lénine montra à Kamenev les traces de la dictature démocratique dans le régime du double pouvoir, et le prévint qu'on ne pouvait s'attendre à ce qu'un nouvel organe naisse de ces traces. Nous n'avons pas eu de dictature démocratique indépendante, bien que nous ayons fait la révolution démocratique d'une façon plus absolue, plus radicale et plus profonde que nulle part ailleurs.
Radek devrait comprendre que si la dictature démocratique avait été effectivement réalisée en février-avril 1917, Molotov lui-même l'aurait probablement reconnue sur-le-champ. Le parti et le prolétariat entendaient par dictature démocratique un régime qui anéantit impitoyablement le vieil appareil d'Etat monarchique et supprime définitivement la grande propriété foncière. On en était pourtant bien loin sous le régime de Kerensky. Pour le parti bolchevique, il s'agissait de la réalisation pratique des tâches révolutionnaires et non de la découverte de certains "rudiments" sociologiques et historiques. Lénine l'établit magnifiquement pour enseigner un peu de théorie à ses opposants. Mais ce fut tout, il ne se proposa rien d'autre. Et Radek essaye sérieusement de prouver qu'une "dictature" a existé pendant la période de la dualité de pouvoir, c'est-à-dire d'impuissance, et que la révolution démocratique s'est réalisée. Seulement, ce fut une "révolution démocratique" telle qu'il a fallu tout le génie de Lénine pour la découvrir. Cela veut dire qu'elle n'a pas été réalisée. Une véritable révolution démocratique, chaque paysan illettré de Russie ou de Chine la reconnaît sans difficulté. Avec des éléments sémantiques, cela serait plus difficile. Par exemple, malgré la leçon russe donnée à Kamenev, on n'a pas réussi à faire comprendre enfin à Radek que la dictature démocratique s'est "réalisée" aussi, au sens où Lénine l'entend, en Chine (à travers le Kuomintang), d'une manière plus complète et plus achevée que chez nous, au moyen de la dualité du pouvoir et que seuls des naïfs incurables peuvent s'attendre encore à une nouvelle édition améliorée de la "démocratie" en Chine.
Si la dictature démocratique ne s'était réalisée chez nous que sous la forme du régime de Kerensky, qui était au service de Lloyd George et de Clemenceau, on serait forcé de constater que l'histoire s'est cruellement moquée du mot d'ordre stratégique du bolchevisme. Par bonheur, il n'en est pas ainsi. Le mot d'ordre bolchevique s'est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la plus grande réalité historique. Mais il s'est accompli après le mois d'octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d'une expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine, que le mot d'ordre bolchevique s'incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a considéré cette révolution, la révolution d'Octobre, dans sa première étape, comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d'ordre stratégique du bolchevisme. Il faut considérer Lénine en entier. Et avant tout, Lénine après Octobre lorsqu'il examina et évalua les événements d'un niveau beaucoup plus élevé. Enfin, il faut le considérer d'un point de vue léniniste et non du point de vue des épigones.
Dans son livre contre Kautsky, Lénine a analysé (après Octobre) la question du caractère de classe de la révolution et de sa "transcroissance". Voici l'un des passages que Radek ferait bien d'approfondir:
Oui, notre révolution [d'Octobre, L.T.] est bourgeoise du moment que nous marchons avec toute la paysannerie. Nous le comprenions parfaitement bien depuis 1905, puisque nous avons répété des centaines et des milliers de fois qu'on ne peut pas sauter par-dessus cette étape nécessaire de l'évolution historique et qu'on ne peut pas la supprimer par des décrets.
Et plus loin:
Tout s'est passé exactement comme nous l'avions prévu. Le cours de la révolution a confirmé l'exactitude de notre raisonnement. D'abord, elle s'est faite avec "toute" la paysannerie, contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre le Moyen Age (et elle est ainsi restée bourgeoise, bourgeoise-démocratique). Ensuite, elle a marché avec le paysan pauvre, avec le semi-prolétaire, avec tous les exploités contre le capitalisme, y compris les paysans riches et les spéculateurs, et de la sorte est devenue socialiste.
(Tome XV, p. 508.)
Voilà comment Lénine a parlé, lorsqu'il a dit des choses pour toujours et non pour une fois, quand il a donné une caractéristique achevée, générale et accomplie du cours de la révolution, y compris Octobre. "Tout s'est passé exactement comme nous l'avions dit." La révolution bourgeoise et démocratique s'est réalisée sous la forme d'une coalition des ouvriers et des paysans. Etait-ce sous le régime de Kerensky? Non, cela a eu lieu pendant la première période après Octobre. Est-ce juste? Oui, c'est juste. Mais, nous le savons maintenant, ce n'est pas sous la forme de la dictature démocratique mais sous la forme de la dictature du prolétariat que cela s'est accompli. Et, voilà qui rend définitivement inutile l'ancienne formule algébrique.
Si l'on mettait, côte à côte, sans les analyser, l'argument conditionnel de Lénine contre Kamenev, en 1917, et la caractéristique achevée de la révolution d'Octobre et des années suivantes, on arriverait à la conclusion que nous avons eu deux révolutions démocratiques "réalisées". C'est trop, d'autant plus que la seconde est séparée de la première par le soulèvement armé du prolétariat.
Comparez maintenant à la citation précédente du livre de Lénine, Le renégat Kautsky, le passage suivant de mon Bilan et perspectives où je signale, dans le chapitre sur le "régime prolétarien", la première étape de la dictature et les perspectives de sa "transcroissance" ultérieure.
La suppression du régime du servage trouvera l'appui de toute la paysannerie qui représente une classe subjuguée. L'impôt progressif sur le revenu sera soutenu par l'énorme majorité des paysans. Mais les mesures législatives pour la défense du prolétariat agricole, non seulement ne provoqueront pas la sympathie de cette majorité, mais se heurteront à la résistance active d'une minorité.
Le prolétariat sera forcé de porter la lutte de classe dans le village et de rompre ainsi la communauté d'intérêts qui existe certainement chez tous les paysans, bien que dans des limites relativement étroites. Dans la première période de sa domination, le prolétariat sera obligé d'opposer les paysans pauvres aux paysans aisés et le prolétariat agraire à la bourgeoisie agraire.
(Notre révolution, 1906, p. 255.)
Comme cela ressemble à la "sous-estimation a de la paysannerie et à la complète "opposition" de ma ligne à celle de Lénine!
La citation de Lénine, donnée plus haut, n'est pas la seule de ce genre. Comme d'habitude chez Lénine, une nouvelle formule, qui éclairait mieux les événements, devint l'axe de ses discours et de ses articles pour toute une période. Voici ce qu'il a dit au mois de mars 1919:
En octobre 1917, nous avons pris le pouvoir avec toute la paysannerie. Ce fut une révolution bourgeoise dans la mesure où la lutte de classe ne s'était pas encore développée au village.
(Tome XVI, p. 143.)
Et il expliquait au congrès du parti, à la même époque:
Dans un pays où le prolétariat a été obligé de prendre le pouvoir avec l'aide de la paysannerie et de jouer le rôle d'agent d'une révolution petite-bourgeoise, notre révolution est restée dans une large mesure une révolution bourgeoise jusqu'à l'été ou même jusqu'à l'automne 1918, c'est-à-dire jusqu'au moment de la formation des comités de paysans pauvres.
(Tome XVI, p. 105.)
Ces paroles de Lénine ont été répétées maintes fois, en différentes occasions et sous différentes formes. Radek, néanmoins, élude tout simplement cette pensée fondamentale de Lénine qui contribue à résoudre la question controversée.
Le prolétariat, dit Lénine, a pris le pouvoir en octobre avec toute la paysannerie. Par conséquent, ce fut une révolution bourgeoise. Est-ce juste? Oui, dans un certain sens. Mais cela signifie aussi que la véritable dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, celle qui a anéanti effectivement le régime de l'absolutisme et de servage et arraché la terre aux grands propriétaires, a eu lieu après Octobre et non avant; elle s'est présentée sous la forme de la dictature du prolétariat, soutenue par la guerre paysanne (expression de Marx) et, quelques mois après, a commencé à se transformer en dictature socialiste. N'est-ce pas tout à fait clair? Peut-on encore discuter maintenant ces choses-là?
Selon Radek, la "théorie permanente" commet le crime de confondre l'étape bourgeoise avec l'étape socialiste. Mais, en réalité, la dynamique de classe a si bien "confondu", c'est-à-dire uni ces deux étapes, que notre malheureux métaphysicien en perd son latin.
Evidemment, on trouve des lacunes et des affirmations erronées dans Bilan et perspectives. Mais cet ouvrage n'a pas été composé en 1928: il a été écrit, dans ses lignes essentielles, avant le mois d'octobre... d'octobre l905. La critique de Radek ne vise pas les lacunes de la théorie de la révolution permanente ou, plus exactement, ma manière de la motiver autrefois, car Radek, suivant l'exemple de ses maîtres les épigones, n'attaque pas les points faibles de cette théorie mais au contraire ses côtés forts, ceux qui ont correspondu au cours des événements historiques, et il le fait au nom de fausses conclusions arbitrairement déduites de la position de Lénine, que Radek n'a ni étudiée ni comprise profondément.
En général, toute l'école des épigones jongle avec les vieilles citations sur un plan qui ne correspond jamais au développement historique réel. Mais lorsque les ennemis du "trotskysme" se voient obligés de faire une analyse de l'évolution réelle de la révolution d'Octobre, et de la faire de façon sérieuse et consciencieuse (cela arrive parfois à certains d'entre eux), ils aboutissent inévitablement à des formules pénétrées de l'esprit de la théorie qu'ils répudient. Nous en trouvons une preuve éclatante dans les travaux de A. Yakovlev sur l'histoire de la révolution d'Octobre. Voici comment les rapports de classe de l'ancienne Russie sont formulés par cet auteur qui, tout en étant un des piliers de la fraction dirigeante [1] , est sans doute plus instruit que les autres staliniens, et avant tout que Staline lui-même:
...Nous voyons que le soulèvement paysan (mars-octobre 1917) était doublement limité. Après s'être hissé au niveau de la guerre paysanne, il n'a pu aller au-delà et briser les cadres de son activité immédiate qui se réduisait à la suppression du grand propriétaire foncier du voisinage; il ne s'est pas transformé en mouvement révolutionnaire organisé et n'a pas su dépasser le caractère de révolte instinctive, propre aux mouvements paysans.
Le soulèvement paysan (soulèvement instinctif qui se borne à la suppression du grand propriétaire voisin) ne pouvait vaincre, ne pouvait pas anéantir le pouvoir d'Etat hostile au paysan et qui soutenait le grand propriétaire foncier. Le mouvement agraire ne pouvait vaincre que si la classe qui lui correspondait dans les villes se mettait à sa tête... Voilà pourquoi, en fin de compte, le sort de la révolution agraire a été décidé par une centaine de villes et non par des dizaines de milliers de villages. Seule la classe ouvrière, après avoir porté le coup décisif à la bourgeoisie dans les centres du pays, pouvait assurer la victoire au soulèvement paysan; seule la victoire de la classe ouvrière dans les villes faisait du mouvement paysan autre chose qu'un choc instinctif entre des dizaines de millions de paysans et des dizaines de milliers de grands propriétaires; seule la victoire de la classe ouvrière pouvait finalement créer les bases d'un type nouveau d'organisation paysanne, unissant les paysans pauvres et moyens avec le prolétariat et non avec la bourgeoisie. Le problème de la victoire du soulèvement paysan a été, en somme, le problème de la victoire de la classe ouvrière dans les villes.
Lorsqu'en octobre les ouvriers ont porté le coup décisif au gouvernement de la bourgeoisie, ils ont résolu en même temps le problème de la victoire du soulèvement paysan.
Et plus loin encore:
...C'est précisément pourquoi, à la suite des circonstances historiques, la Russie bourgeoise marcha en 1917 avec les grands propriétaires fonciers. Même les fractions les plus à gauche de la bourgeoisie, comme les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, n'osèrent pas aller au-delà d'une transaction avantageuse aux propriétaires fonciers. En cela, la Révolution russe diffère profondément de la Révolution française qui eut lieu il y a plus d'un siècle... La révolution paysanne ne pouvait triompher en 1917 comme révolution bourgeoise [Précisément! L.T.]. Il n'y avait devant elle que l'alternative suivante: ou la défaite sous les coups des forces unies de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers, ou la victoire en qualité de mouvement qui accompagne et soutient la révolution prolétarienne. La classe ouvrière de Russie, en se chargeant de la mission de la bourgeoisie française dans la grande révolution et en prenant la direction de la révolution démocratique agraire, assura la victoire de la révolution prolétarienne.
(Le mouvement paysan en 1917, Editions d'Etat, 1927, p. 10-12.)
Quels sont les éléments essentiels du raisonnement de Yakovlev? L'incapacité de la paysannerie à jouer un rôle politique indépendant; la nécessité du rôle dirigeant de la classe qui lui correspond dans les villes: l'impossibilité pour la bourgeoisie russe de se mettre à la tête de la révolution agraire; la nécessité, qui en découle, du rôle dirigeant du prolétariat; l'arrivée au pouvoir de celui-ci en qualité de chef de la révolution agraire et, finalement, la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la guerre paysanne et ouvre l'ère de la révolution socialiste. Ainsi la manière métaphysique de poser la question du caractère "bourgeois" ou "socialiste" de la révolution est définitivement anéantie. Le problème agraire, qui était à la base de la révolution bourgeoise, n'a pu être résolu sous la domination de la bourgeoisie, et ce fut là le fond de toute l'affaire. La dictature du prolétariat a fait son apparition comme condition préalable de la révolution agraire démocratique, et non après cette révolution. Nous avons, en somme, dans ce schéma rétrospectif de Yakovlev, tous les éléments essentiels de la théorie de la révolution permanente telle que je l'ai formulée en 1905. Pour ma part, j'établissais un pronostic historique. Vingt-deux ans après la première révolution et dix ans après la révolution d'Octobre, Yakovlev a dressé le bilan des événements de trois révolutions en utilisant les travaux préparatoires de tout un état-major de jeunes écrivains. Et qu'est-il arrivé? Yakovlev a repris presque mot pour mot mes formules de 1905.
Mais quelle est l'attitude de Yakovlev envers la théorie de la révolution permanente? Elle est celle d'un fonctionnaire stalinien qui désire conserver son poste et même en occuper un plus élevé. Comment Yakovlev concilie-t-il son opinion sur les forces motrices de la révolution d'Octobre avec la lutte contre le "trotskysme"? C'est très simple: il se soucie fort peu de les concilier. A l'instar des fonctionnaires libéraux tsaristes qui allaient régulièrement à la sainte communion tout en approuvant les théories de Darwin, les Yakovlev achètent le droit d'exprimer parfois des pensées marxistes au prix de leur participation à la campagne de haine contre la révolution permanente. On pourrait citer des dizaines d'exemples de ce genre.
Il nous reste à ajouter que ce n'est pas de sa propre initiative que Yakovlev a écrit l'ouvrage cité sur l'histoire de la révolution d'Octobre: il l'a fait sur décision spéciale du comité central, qui m'avait désigné en même temps comme directeur de son travail [2]. A cette époque on croyait encore à la guérison de Lénine, et personne parmi les épigones n'avait alors la moindre envie de soulever une discussion factice sur la révolution permanente. En tout cas, en ma qualité d'ex-directeur, ou plutôt de directeur présumé de l'Histoire officielle de la révolution d'Octobre, je peux constater avec satisfaction que son auteur, consciemment ou inconsciemment, se sert dans toutes les questions controversées des formules littérales du plus hérétique et du plus interdit de mes ouvrages sur la révolution permanente (Bilan et perspectives).
L'opinion de Lénine sur le sort historique du mot d'ordre bolchevique témoigne avec évidence que la différence entre les deux lignes, la ligne "permanente" et celle de Lénine, a eu peu d'importance, tandis que ces deux lignes ont toujours coïncidé sur les points essentiels. Et ces deux lignes, définitivement soudées en octobre, s'opposent de manière irréconciliable non seulement à la ligne de Staline en février-mars, à la ligne de Kamenev, Rykov et Zinoviev en avril-octobre, à toute la politique chinoise de Staline, Boukharine, Martynov, mais aussi à la ligne "chinoise" actuelle de Radek.
Si Radek, qui a si radicalement modifié ses opinions entre 1925 et la seconde moitié de 1928, m'accuse de ne pas comprendre "la complexité. du marxisme et du léninisme", je peux lui répondre: "Je considère que la ligne fondamentale de mes pensées, tracée il y a vingt-trois ans dans Bilan et perspectives, a été entièrement confirmée par les événements et a coïncidé par conséquent avec la ligne stratégique du bolchevisme."
Je ne vois, en particulier, aucune raison pour renoncer à ce que j'ai dit au sujet de la révolution permanente, en 1922, dans la préface de mon livre 1905 que tout le parti, du vivant de Lénine, a lue et étudiée; elle n'a "troublé" Kamenev pour la première fois qu'à l'automne 1924, et Radek à l'automne 1928. Voici ce qu'on lit dans cette préface:
C'est précisément pendant la période qui s'écoula entre le 9 janvier et la grève générale d'octobre 1905 que se sont formées les idées de l'auteur sur la nature du développement révolutionnaire de la Russie, idées qui furent appelées ensuite théorie de la révolution permanente. Ce nom compliqué recouvrait cette pensée que la révolution russe, qui avait devant elle des tâches bourgeoises immédiates, ne pourrait pourtant pas s'arrêter là. La révolution n'atteindrait ses objectifs bourgeois immédiats qu'à condition de porter le prolétariat au pouvoir...
Bien qu'après un intervalle de douze ans, cette prévision a été complètement confirmée. La révolution russe n'a pu aboutir à un régime démocratique bourgeois. Elle a dû transmettre le pouvoir à la classe ouvrière. Si cette dernière était, en 1905, encore trop faible pour le conquérir, elle s'est fortifiée et développée, non sous une république bourgeoise démocratique, mais dans les souterrains du tsarisme de l'époque de la loi du 3 juin.
(1905, Préface, pp. 4-5.)
Je citerai encore une des formules polémiques les plus violentes que j'ai lancées à propos du mot d'ordre de la "dictature démocratique". En 1909, j'écrivais dans le journal polonais de Rosa Luxembourg:
Si les mencheviks, partant de cette abstraction: "notre révolution est bourgeoise", aboutissent à l'idée de l'adaptation de toute tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir d'Etat, les bolcheviks, partant aussi d'une pure abstraction: "une dictature démocratique, non la dictature socialiste", en arrivent à l'idée d'une auto-restriction bourgeoise démocratique du prolétariat qui aurait le pouvoir dans ses mains. Il est vrai que la différence entre eux est très grande tandis que les côtés anti-révolutionnaires du menchevisme se manifestent dès maintenant dans toute leur force, les traits anti-révolutionnaires du bolchevisme ne présentent de danger qu'en cas de victoire révolutionnaire.
En janvier 1922, j'ai ajouté la note suivante à ce passage reproduit dans l'édition russe de mon livre 1905:
Il n'en fut pas ainsi, fort heureusement, sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps de 1917, c'est-à-dire avant la conquête du pouvoir.
Depuis 1924, les critiques ont ouvert contre ces deux citations un feu violent. Avec un retard de quatre ans, Radek participe à leur offensive. Et pourtant, si l'on réfléchit bien, on est obligé de reconnaître que ces lignes renfermaient une prévision et un avertissement importants. Qu'on le veuille ou non, il reste qu'au moment de la révolution de Février toute la "vieille garde" bolchevique a opposé d'une manière absolue la dictature démocratique à la dictature socialiste. Les disciples intimes de Lénine transformèrent sa formule algébrique en une construction purement métaphysique, dont ils se servirent contre le développement naturel de la révolution. Au tournant historique décisif, le groupe bolchevique dirigeant en Russie a occupé des positions réactionnaires. Si Lénine n'était pas arrivé à temps, ce groupe aurait été capable d'étrangler la révolution d'Octobre au nom de la lutte contre le "trotskysme", comme il a étranglé plus tard la Révolution chinoise. Avec beaucoup de circonspection, Radek présente cette erreur comme une sorte d'"accident". Mais il est fort douteux que cela puisse servir d'explication marxiste à la position vulgairement démocratique de Kamenev, Zinoviev, Staline, Molotov, Rykov, Kalinine, Noguine, Milioutine, Krestinsky, Frounzé, Yaroslavsky, Ordjonikidzé, Preobrajensky, Smilga, et de dizaines d'autres vieux-bolcheviks. Ne serait-il pas plus juste de reconnaître que le caractère algébrique de l'ancienne formule bolchevique comportait des dangers: comme toujours, le cours de l'évolution politique emplissait les lacunes de la formule révolutionnaire d'un contenu hostile à la révolution prolétarienne. Bien entendu, si Lénine avait pu vivre en Russie et suivre au jour le jour l'évolution du parti, particulièrement pendant la guerre, il eût apporté, en temps opportun, les corrections et les explications nécessaires. Par bonheur pour la révolution, il arriva, bien qu'avec retard, assez tôt tout de même pour accomplir le réarmement idéologique indispensable. L'instinct de classe du prolétariat et l'élan révolutionnaire de la masse des membres du parti, fortifiés par tout le travail antérieur du bolchevisme, ont permis à Lénine, en luttant contre le groupe dirigeant, de changer assez vite la direction politique du parti.
Tout cela prouve-t-il vraiment que nous devions appliquer aujourd'hui à la Chine, à l'Inde et aux autres pays la formule de Lénine de 1905, avec son caractère algébrique et même incomplet, et permettre aux Staline et Rykov chinois et indiens (Tan Pin-san[3] , Roy et autres) de donner à cette formule un sens petit-bourgeois et national-démocratique, en attendant l'arrivée providentielle de Lénine pour apporter les corrections du 4 avril? Peut-on être sûr qu'une correction pareille sera apportée en Chine et aux Indes? Ne serait-il pas plus prudent de donner à cette formule le caractère concret dont la nécessité est démontrée par l'expérience historique de la Russie, aussi bien que par celle de la Chine?
Faut-il comprendre par ce que j'ai dit que le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie a tout simplement été une "erreur"? Comme on le sait, à l'heure actuelle, toutes les pensées et toutes les actions humaines sont divisées en deux catégories: celles indiscutablement justes, qui sont dans la "ligne générale du parti", et celles indiscutablement erronées, qui s'écartent de cette "ligne générale". Cela n'empêche pas, bien entendu, de déclarer erroné aujourd'hui ce qui était proclamé absolument juste hier. Pourtant, avant l'apparition de la "ligne générale", l'évolution réelle des idées connaissait aussi la méthode du rapprochement progressif vers la vérité. Même dans la simple division arithmétique, on emploie des chiffres plus ou moins approximatifs qu'on rejette au fur et à mesure de la vérification. Dans le tir d'artillerie, cette méthode d'approximations successives porte le nom spécial de "fourchette". La méthode d'approximation est inévitable en politique. Toute la question est de reconnaître que le coup n'a pas porté et de faire la correction indispensable sans perdre de temps.
L'énorme importance historique de la formule de Lénine est d'avoir complètement épuisé, lors d'une nouvelle époque historique, la question du degré d'indépendance politique auquel les différents groupements de la petite bourgeoisie, et avant tout la paysannerie, peuvent atteindre. Grâce à son ampleur, l'expérience bolchevique de 1905-1917 a fermé définitivement la porte à la "dictature démocratique". De sa propre main Lénine a inscrit sur cette porte "Condamnée". Il a exprimé cette idée en quelques mots: le paysan ne suit que le bourgeois ou l'ouvrier. Les épigones ignorent complètement la conclusion à laquelle mena l'ancienne formule du bolchevisme, et, en dépit de cette conclusion, ils canonisent une hypothèse temporaire et l'incorporent dans leur programme. C'est en cela que réside, en somme, l'essentiel de la pensée des épigones.
[1]Yakovlev était alors commissaire du peuple à l'agriculture.
[2] Extrait du compte rendu de la séance du bureau d'organisation du comité central du 22 mai 1921: "...Charge le camarade Yakovlev..., sous la direction du camarade Trotsky, de composer un manuel d'étude sur l'histoire de la révolution d'Octobre." (L.T.)
[3] Tan Pin-san était le ministre communiste qui défendait en Chine la politique de Staline et de Boukharine.