1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

OU EST L'ISSUE ?

(A propos du mode de vie des communistes)


Avec la permission du camarade Sedykh, nous rééditons cet article tiré de "La Pravda", et qui touche des problèmes extrêmement importants du mode de vie des communistes. (Note de l'auteur).


On parle beaucoup aujourd'hui du mode de vie des membres du parti. Il n'y a pas de fumée sans feu. A l'intérieur du parti, il se produit des glissements imperceptibles qui peuvent au bout du compte ôter au parti cette cohésion, cette unité, cet esprit de discipline grâce auxquels il a vaincu et grâce auxquels sans aucun doute il vaincra encore. A la base de ces glissements, on trouve :
1. une réaction physiologique à la fatigue et à l'épuisement,
2. comparativement au passé, à la période d'avant la NEP, des contacts plus fréquents (dans la vie quotidienne) entre les membres du parti et les éléments petits bourgeois, purs produits de la NEP,
3. une inégalité matérielle à l'intérieur du parti (une relativement grande aisance des uns et une gêne relative ou totale des autres).

Imaginons un communiste "moyen" – un ouvrier ou un membre de l'intelligentsia -, travailleur obstiné et qui en a vu de toutes les couleurs. Avant la NEP, il travaillait dans les conditions suivantes : il allait de ville en ville, il était totalement coupé de sa famille, recevait une demi-livre de pain par jour, prenait ses repas à la S.C.R. [1] ou dans un foyer de travailleurs. La situation était tendue . il fallait travailler au front, on organisait des campagnes de choc, il y avait des soulèvements, etc. Dans ces conditions, ses liens avec sa femme et ses enfants, s'il en avait jamais eu, s'affaiblirent. En tant que membre du parti, il vivait plus des intérêts du parti que des siens propres. Le parti l'avalait littéralement. Dans les conditions de la NEP et d'une vie "pacifique", nous devons constater chez le communiste moyen une prédominance des intérêts personnels et familiaux sur les intérêts du parti. Cette réaction physiologique de personnes qui, pendant longtemps, n'ont pas connu les "plaisirs" de la vie, qui, durant trois ou quatre ans, ont eu froid, n'ont pas pu manger à leur faim dans de la vaisselle propre, a joué un rôle énorme dans le déplacement des intérêts. Il est naturel qu'à cette époque de transition que représente la NEP, les centres d'intérêt se soient déplacés sur l'organisation de la vie personnelle.

Le danger que nous n'avions pas envisagé en 1921 et en 1922 était que cette situation du communiste, qui résultait d'une réaction physiologique pour beaucoup de membres du parti, se renforçât et que, par inertie, parce qu'il n'y avait pas de véritable militantisme, la famille, le confort domestique qu'il avait retrouvé ou qu'il voulait connaître, ne l'accaparassent complètement. Les contacts avec le parti diminuaient, tandis que dans cette conquête du bien-être, aussi bien dans la famille qu'en dehors, les rapports avec les petits-bourgeois augmentaient. Nous ne serions pas marxistes si nous ne reconnaissions pas l'influence de ce milieu petit-bourgeois ou bourgeois dans lequel le communiste évolue douze à seize heures par jour. Les problèmes du logement, de la nourriture, de l'habillement, de la santé de la femme et des enfants – tout cela prit peu à peu le pas sur les problèmes de la vie politique du parti. Bien plus, ces questions plaçaient parfois le communiste dans une situation contradictoire entre le parti et sa famille. A un moment donné, il remarquait avec étonnement que pour résoudre des problèmes quotidiens, pour choisir un travail, pour utiliser ses loisirs ce n'était pas les intérêts du parti qui le guidaient, mais des intérêts d'un tout autre ordre. Cette dégradation peut encore augmenter si le communiste prend l'habitude de placer ses propres intérêts, les intérêts de sa famille, avant ceux de la collectivité. La qualité prend le pas sur la quantité. Elle tombe facilement sous l'influence des spécialistes et des nepmen. La soif d'acquérir des biens matériels nombreux, le besoin de sensations "fortes" s'emparent de l'individu. Ce qui aboutit à divers procès, à l'affaire d'Orekhovo-Zouïevski, à l'affaire d'Arkhangelskoïe, etc. Tel est, en gros, le mécanisme de la démoralisation partielle ou totale d'un grand nombre de communistes moyens.

Pour compléter le tableau, il faut ajouter que les membres du parti plus ou moins aisés ne sont pas non plus à l'abri de cette dégradation. Cent cinquante roubles, une automobile, une maison de campagne peuvent, à long terme, sous l'influence d'un environnement petit-bourgeois de "bon aloi", transformer les membres du parti de deux façons différentes :
1. ils deviennent des bureaucrates qui tiennent à leur place (essayez maintenant d'envoyer cette couche de travailleurs à l'usine, dans un district, dans une circonscription, là où l'on a besoin du parti, et vous verrez que 30 ou 40 % d'entre eux seulement sont motivés par les intérêts du parti;
2. ils deviennent des hommes de la NEP grâce l'accumulation d'un certain nombre de biens qu'ils feront fructifier, oubliant alors leurs liens avec le parti, ou bien, si ces liens existent ils utiliseront leur situation au parti dans un but intéressé. Des centaines de procès intentés par les tribunaux du peuple ou par la cour suprême peuvent servir ici d'illustration (comme par exemple l'actuel procès du président du tribunal de Stavropol).

Par ailleurs, certaines membres du parti (principalement des administrateurs) qui travaillent dans un environnement ultra-bourgeois, outre la dégradation morale qui les menace, ne sont pas assurés contre une dégénérescence idéologique "en faveur" du capitalisme.

Il y a dans le parti une masse énorme de jeunes, pleins de santé, qui se sont trouvés dans le feu de la révolution en 1918-1920, qui, durant la période des troubles révolutionnaires, ont rompu avec leur famille, qui se sont battus au front avec enthousiasme etc. "Jeunes vieillards" physiquement épuisés (à vingt-cinq ans, ils ont souvent des cheveux blancs), ils se sont pressés à la porte des écoles supérieures ou se sont mis au travail. Chez eux, la démoralisation est moins grande. Mais il faut analyser les causes qui peuvent entraîner et qui entraînent un phénomène imperceptible de dégénérescence et de dégradation parmi ces éléments, les meilleurs du parti. Parmi eux, le principal problème, c'est le problème sexuel. Ces camarades sont d'autant plus désavantagés par rapport au reste des étudiants non communistes ou des étudiants recrutés actuellement au komsomol qu'ils entrent dans une école supérieure à vingt-cinq-vingt-huit ans seulement. Ils ne peuvent pas résoudre tous les problèmes en misant sur leur nature, comme le font les komsomols de dix-huit ans. La difficulté d'allier un travail universitaire avec une vie de famille dans des conditions matérielles pénibles les accule dans une impasse. Pour résoudre leur problème sexuel, ils utilisent des "moyens" qui peuvent être source de dégradation morale et physique. Tout le monde les connaît :
1. rapports avec des prostituées;
2. avortement, etc.;
3. continence, refoulement du désir sexuel, lutte contre le "moi" physiologique;
4. procréation.

Rares sont ceux qui empruntent la dernière solution. Vu les conditions matérielles extrêmement difficiles, elle n'est pas moins pénible que les autres et oblige souvent à abandonner tout travail universitaire. Il n'y a pas d'issue, et l'étudiant communiste se débat comme un pauvre diable, luttant contre lui-même, refoulant ses désirs, abandonnant son travail universitaire pour gagner un "morceau" de pain pour sa famille. Ou bien alors, il se mutile, pactise avec la conscience communiste (il a des rapports avec des prostituées). Imaginez une situation semblable qui dure quatre ou cinq ans. Beaucoup se cassent les dents contre le "granit de la science". Il nous semble que la seule issue réside dans une réorganisation radicale de la vie du communiste sur des bases collectivistes. Ce problème a été plus d'une fois soulevé dans la "Pravda", (voir l'article de Préobrajenski, etc.). Et nous sommes obligés d'y revenir. Les communistes pourraient mieux mettre leur salaire à profit, en tirer de plus grands avantages s'ils l'utilisaient collectivement. En mettant leur salaire dans une caisse commune, les communistes des différents arrondissements et des différents quartiers pourront enfin réaliser le slogan oublié : "Au diable la soupière et les langes !" Des expériences de ce type ont lieu çà et là, mais elles n'ont pas encore touché les plus larges couches du parti. Et c'est précisément la masse des étudiants moyens qui est la moins bien pourvue. Ces collectivités sont les embryons de la communauté communiste. La masse des sans-parti se ralliera bientôt à elles, et ainsi s'ouvrira l'horizon d'un mode de vie communiste. Ainsi disparaîtront les causes de la dégénérescence :
1. On verra disparaître l'inégalité entre les membres du parti dont les conséquences ont été analysées plus haut (dégénérescence des uns par suite d'un trop grand bien-être, dégénérescence des autres par suite d'une gêne relative ou totale).
2. Les contacts entre les communistes et la masse seront plus étroits, et le communiste, sera délivré du souci de la cuisine, du lavage, etc.
3. Dans ces collectivités, il sera possible de passer à la contre-attaque et de faire, de la propagande dans la famille du communiste, auprès de sa femme, etc., car la mentalité réactionnaire d'une femme sans parti trouve ses racines dans la cuisine et dans le lavage.
4. Le problème sexuel sera en grande partie résolu. En faisant des dépenses collectives, il sera possible de créer des crèches, des jardins d'enfants. En tout cas, la procréation sera un moyen plus utilisé pour résoudre le problème sexuel.

On ne peut pas dire qu'il s'agit là d'un problème nouveau. Mais c'est précisément la raison pour laquelle on se heurte à de graves problèmes d'ordre psychologique. Chacun a conservé les habitudes des sociétés de consommateurs d'avant la NEP. Quand on parle des collectivités de communistes, beaucoup se souviennent de l'illustre "shrapnel". On allègue en outre que "l'habitude vous est donnée d'En Haut". Mais il faut s'attendre à ce que les femmes sans parti soient la principale source de résistance à l'organisation des collectivités. Cependant, tôt ou tard, et malgré tous les obstacles, la vie nous obligera à faire un pas dans ce sens.

Mais en attendant, c'est la jeunesse qui est la plus sensible et qui souffre le plus de la situation actuelle, c'est elle qui va de l'avant sur la voie de l'expérimentation. Assez parlé, des actes. Commençons par organiser des collectivités volontaires du mode de vie.

SEDYKH.


Notes

[1] S.C.R. : "Société des Consommateurs réunis"; en russe: "E.P.O." . "Edin'en’je potrebit'elskikh obssestv". (Note du traducteur).


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Précédent
Sommaire