1934-38

Ce texte est constitué d'articles écrits entre 1934 et 1938 sur la situation politique en France. Ces articles ont étés publiés en Français dans "Le mouvement communiste en France".


 
 

Où va la France ?

Léon Trotsky

Encore une fois, où va la france?

(fin mars 1935)

IV. SOCIALISME ET LUTTE ARMEE.

La grande leçon du 6 février 1934.

Ce jour-là - le 6 février 1934 - les ligues fascistes avaient projeté de manifester place de la Concorde. Que fait donc le Front unique et, en particulier, le Comité central du Parti communiste ? Il appelle les ouvriers de Paris à manifester à la Concorde en même temps que les fascistes. Peut-être les fascistes seraient-ils sans armes ? Non, depuis un an, ils s'arment de façon redoublée. Peut-être le Comité central du Parti communiste allait-il armer suffisamment de détachements de défense ? Oh ! non, le Comité central est contre le "putschisme" et la "lutte physique". Comment est-il donc possible de lancer des dizaines de milliers d'ouvriers sans armes, sans préparation, sans défense contre des bandes fascistes admirablement organisées et armées, qui nourrissent une haine sanglante pour le prolétariat révolutionnaire ?

Que les malins ne nous disent pas : le Comité central du Parti communiste ne se disposait nullement à jeter les ouvriers sous les revolvers des fascistes ; il voulait seulement donner à Flandin un prétexte convenable pour interdire la manifestation fasciste. Mais c'est encore pis. Le Comité central du Parti communiste, apparaît-il donc, jouait avec les têtes des ouvriers, et l'issue de ce jeu dépendait entièrement de Flandin, plus exactement, des chefs de la police de l'école de Chiappe. Et que serait-il arrivé si à la préfecture de police on avait décidé de profiter de la bonne occasion et de donner une leçon aux ouvriers révolutionnaires par l'entremise des fascistes, en faisant de plus retomber la responsabilité de la boucherie sur les chefs du Front unique ? Il n'est pas difficile de se représenter les conséquences ! Si le massacre sanglant ne s'est pas produit cette fois-ci en cas de continuation de la même politique il se produira inévitablement, infailliblement à la première occasion semblable.

"Putschisme" et aventurisme.

La conduite du Comité central fut la plus pure forme d'aventurisme bureaucratique. Les marxistes ont toujours enseigné que l'opportunisme et l'aventurisme représentent les deux faces de la médaille. Le 6 février 1934, avec une clarté remarquable, nous montre avec quelle facilité la médaille se retourne.

Nous sommes contre le putschisme, contre l'insurrectionnalisme!" répéta pendant des années Otto Bauer qui ne sut pas se débarrasser du Schutzbund (milice ouvrière), laissé en héritage par la révolution de 1918. La puissante social-démocratie autrichienne recula lâchement, s'adapta à la bourgeoisie, recula de nouveau, lança des "pétitions" ineptes, créa une fausse apparence de lutte, mit ses espoirs en son Flandin (il avait nom Dollfuss), céda position sur position, et quand elle se vit au fond de l'impasse, elle se mit à crier hystériquement: "Ouvriers, au secours!". Les meilleurs combattants, sans liaison avec les masses désorientées, accablées, trompées, se jetèrent dans le combat et subirent une défaite inévitable. Après quoi, Otto Bauer et Julius Deutsch déclarèrent: "Nous avons agi en révolutionnaires, mais le prolétariat ne nous a pas soutenus !".

Les événements d'Espagne se sont déroulés selon le même schéma. Les chefs social-démocrates ont appelé les ouvriers à l'insurrection après qu'ils eurent cédé à la bourgeoisie toutes les positions révolutionnaires conquises et lassé les masses populaires par leur politique de reculade. Les "antiputschistes" professionnels se sont trouvés contraints d'appeler à la défense armée dans des conditions telles qu'ils lui avaient donné pour une large part le caractère d'un "putsch".

Le 6 février 1934 fut en France une petite répétition des événements d'Autriche et d'Espagne. Pendant de nombreux mois, les staliniens ont endormi et démoralisé les ouvriers, ridiculisé le mot d'ordre de la milice et "repoussé" la lutte physique, puis tout d'un coup, sans la moindre préparation, ils ont commandé au prolétariat: "A la Concorde, en avant, marche!" Pour cette fois, le bon Langeron les sauva. Mais si demain, quand l'atmosphère sera encore plus ardente, quand les voyous fascistes assassineront des dizaines de chefs ouvriers ou incendieront L'Humanité -qui dit que cela est invraisemblable ?- le sage Comité central criera infailliblement : "Ouvriers, aux armes !" Et puis, mis dans un camp de concentration ou se promenant dans les rues de Londres, s'ils arrivent jusque-là, les mêmes chefs déclareront fièrement : "Nous avons appelé à l'insurrection, mais les ouvriers ne nous ont pas soutenus !"

Il faut prévoir et se préparer.

Le secret du succès, évidemment, n'est pas dans la "lutte physique" elle-même, mais dans une juste politique. Or, nous appelons juste la politique qui répond aux conditions du temps et du lieu. En soi, la milice ouvrière ne résout pas le problème. Mais la milice ouvrière est une partie intégrante nécessaire de la politique qui répond aux conditions du temps et du lieu. Il serait absurde de tirer à coups de revolver sur l'urne électorale. Mais il serait encore plus absurde de se défendre contre les bandes fascistes avec le bulletin de vote.

Les premiers noyaux de la milice ouvrière se trouvent inévitablement faibles, isolés, inexpérimentés. Les routiniers et les sceptiques secouent la tête avec mépris. Il se trouve des cyniques qui n'ont pas honte de railler l'idée de la milice ouvrière dans un entretien avec les journalistes du Comité des Forges. S'ils pensent s'assurer ainsi contre les camps de concentration, ils se trompent. L'impérialisme se fiche de l'avilissement de tel ou tel chef; il lui faut écraser la classe.

Quand Guesde et Lafargue, tout jeunes, entreprirent la propagande du marxisme, ils passèrent aux yeux des sages philistins pour des solitaires impuissants et des utopistes naïfs. Néanmoins, ce sont eux qui ont creusé le lit de ce mouvement, qui porte sur lui tant de routiniers parlementaires. Dans le domaine littéraire, syndical, coopératif, les premiers pas du mouvement ouvrier furent faibles, chancelants, peu assurés. Mais malgré sa pauvreté, le prolétariat, grâce à son nombre et à son esprit de sacrifice, a créé de puissantes organisations.

L'organisation armée du prolétariat, qui au moment présent coïncide presque complètement avec la défense contre le fascisme, est une nouvelle branche de la lutte de classes. Les premiers pas sont ici aussi inexpérimentés, maladroits. Il faut s'attendre à des fautes. Il est même impossible d'éviter complètement la provocation. La sélection des cadres s'obtiendra peu à peu et cela d'autant plus sûrement, d'autant plus solidement que la milice sera plus près des usines, là où les ouvriers se connaissent bien l'un l'autre.

Mais l'initiative doit partir nécessairement d'en haut. Le parti peut et doit donner les premiers cadres. Sur la même voie doivent aussi se mettre-et ils s'y mettront inévitablement-les syndicats. Ces cadres se souderont et se renforceront d'autant plus vite qu'ils rencontreront une plus grande sympathie et un plus grand soutien dans les organisations ouvrières, puis dans la masse des travailleurs.

Que dire de ces messieurs, qui, en guise de sympathie et de soutien, apportent blâme et raillerie ou, pis encore, représentent devant l'ennemi de classe des détachements d'autodéfense ouvrière comme des détachements d'"insurrection" et de "putsch"? Regardez, en particulier le "Combat (?) Marxiste (!)." Des pédants savants et à demi savants, des adjudants théoriciens de Jouhaux, dirigés par les menchéviks russes raillent méchamment les premiers pas de la milice ouvrière. Il est impossible de donner à de tels messieurs d'autre nom que celui d'ennemis directs de la révolution prolétarienne.

La milice ouvrière et l'armée.

Mais ici les routiniers conservateurs lancent leur dernier argument: "Est-ce que vous pensez qu'à l'aide de détachements de milice mal armés le prolétariat pourra conquérir le pouvoir, c'est-à-dire remporter la victoire sur l'armée actuelle, avec sa technique moderne (les tanks ! l'aviation ! les gaz !) ?... " Il est difficile d'imaginer un argument plus plat et plus trivial, d'ailleurs cent fois contredit par la théorie et par l'histoire. Néanmoins, on le présente chaque fois comme le dernier mot d'une pensée "réaliste".

Si on admet même pour un instant que les détachements de la milice se révéleront demain inaptes dans la lutte pour le pouvoir, ils n'en sont pas moins nécessaires aujourd'hui pour la défense des organisations ouvrières. Les chefs de la C.G.T. se refusent, comme on sait, à toute lutte pour le pouvoir. Cela n'arrêtera nullement les fascistes devant l'écrasement de la C.G.T. Les syndicalistes qui ne prennent pas à temps des mesures de défense commettent un crime contre les syndicats, indépendamment de leur orientation politique.

Considérons de plus près, pourtant, l'argument capital des pacifistes: "Les détachements armés d'ouvriers sont impuissants contre l'armée contemporaine." Cet "argument" est dirigé, au fond, non pas contre la milice, mais contre l'idée même de révolution prolétarienne. Si on admet pour un instant que l'armée outillée jusqu'aux dents se trouvera dans toutes les conditions du côté du grand capital, alors il faut renoncer non seulement la milice ouvrière, mais au socialisme en général. Alors le capitalisme est éternel.

Heureusement, il n'en est pas ainsi. La révolution prolétarienne suppose une exacerbation extrême de la lutte des classes, à la ville et au village, et par conséquent aussi dans l'armée. La révolution ne remportera la victoire que lorsqu'elle aura conquis à elle ou, au moins, neutralisé le noyau fondamental de l'armée Cette conquête, pourtant, ne peut s'improviser: Il faut la préparer systématiquement.

Ici, le doctrinaire pacifiste interrompt pour tomber-en paroles d'accord avec nous. "Evidemment-dira-t-il-il faut conquérir l'armée au moyen d'une propagande continuelle. Or, c'est ce que nous faisons. La lutte contre la grande mortalité dans les casernes, contre les deux ans, contre la guerre-le succès de cette lutte rend inutile l'armement des ouvriers."

Cela est-il vrai ? Non, c'est radicalement faux. Une conquête pacifique, sereine de l'armée est encore moins possible que la conquête pacifique d'une majorité parlementaire. Déjà, les campagnes très modérées contre la mortalité dans les casernes et contre les deux ans vont sans aucun doute conduire à un rapprochement entre les ligues patriotiques et les officiers réactionnaires, à un complot direct de leur part et aussi au versement redoublé des subsides que le capital financier donne aux fascistes. Plus l'agitation antimilitariste aura de succès, plus le danger fasciste croîtra rapidement. Telle est la dialectique réelle et non inventée de la lutte. La conclusion est que dans le processus même de la propagande et de la préparation il faut savoir se défendre les armes à la main, et de mieux en mieux.

Pendant la révolution.

Pendant la révolution se produiront dans l'armée des oscillations inévitables, une lutte intérieure s'y mènera. Même les fractions les plus avancées ne passeront ouvertement et activement du côté du prolétariat que si elles voient de leurs yeux que les ouvriers veulent se battre et sont capables de vaincre. La tâche des détachements fascistes sera de ne pas permettre le rapprochement entre le prolétariat révolutionnaire et l'armée. Les fascistes s'efforceront d'écraser l'insurrection ouvrière dès son début pour enlever aux meilleures fractions de l'armée la possibilité de soutenir les insurgés. En même temps les fascistes viendront en aide aux détachements réactionnaires de l'armée pour désarmer les régiments les plus révolutionnaires et les moins sûrs.

Quelle sera en ce cas notre tâche ?

Il est impossible de dire par avance la marche concrète de la révolution dans un pays donné. Mais on peut, sur la base de toute l'expérience de l'Histoire, affirmer avec certitude que l'insurrection en aucun cas et dans aucun pays ne prendra le caractère d'un simple duel entre la milice ouvrière et l'armée. Le rapport des forces sera bien plus complexe et incomparablement plus favorable au prolétariat. La milice ouvrière - non par son armement, mais par sa conscience et son héroïsme - sera l'avant-garde de la révolution. Le fascisme sera l'avant-garde de la contre-révolution, La milice ouvrière, avec le soutien de toute la classe, avec la sympathie de tous les travailleurs, devra battre, désarmer, terroriser les bandes de brigands de la réaction et ouvrir ainsi aux ouvriers la voie vers la fraternisation révolutionnaire avec l'armée. L'alliance des ouvriers et des soldats viendra à bout des fractions contre-révolutionnaires. Ainsi sera assurée la victoire.

Les sceptiques hausseront les épaules avec mépris. Mais les sceptiques font le même geste à la veille de toute révolution victorieuse. Le prolétariat fera bien de prier à temps les sceptiques de s'en aller bien loin. Le temps est trop sérieux pour expliquer la musique aux sourds, les couleurs aux aveugles et aux sceptiques la révolution socialiste.


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