1939 |
Le marxisme face aux questions de morale.... et aux Hottentots. |
Moralistes et sycophantes
contre le Marxisme
Les trafiquants d'indulgences et leurs alliés socialistes ou le coucou dans le nid d'un autre
Le pamphlet Leur Morale et la Nôtre a du moins le mérite d'avoir contraint certains philistins et sycophantes à se démasquer entièrement. Les premières coupures de la presse française et belge qui me sont parvenues en témoignent. Le plus clair dans le genre est le compte rendu paru dans le journal parisien catholique La Croix. Ces Messieurs ont leur propre système et n'ont aucune honte à le défendre. Ils soutiennent la morale absolue et, avant tout, le boucher Franco. C'est la volonté de Dieu. Derrière eux se trouve un Hygiéniste Céleste qui ramasse et nettoie toutes les ordures laissées dans leur sillage. Il n'est pas étonnant qu'ils condamnent comme méprisable la morale de révolutionnaires qui assument eux-mêmes leur propre responsabilité. Ce qui nous intéresse en ce moment, ce ne sont pas les professionnels du trafic d'indulgences, mais les moralistes qui se passent de Dieu tout en cherchant à se substituer à Lui.
Le journal " socialiste " bruxellois Le Peuple – où va se cacher la vertu ! – n'a rien trouvé dans notre petit livre sinon une recette criminelle pour former des cellules secrètes à la recherche du plus immoral de tous les buts – celui de saper le prestige et les revenus de la bureaucratie ouvrière belge. Naturellement, on peut répondre que cette bureaucratie est maculée d'innombrables trahisons et de pures escroqueries (il suffit de rappeler l'histoire de la Banque Ouvrière !), qu'elle étouffe toute lueur de pensée critique dans la classe ouvrière, que dans sa morale pratique elle n'est en rien supérieure à son alliée politique, la hiérarchie catholique. Mais, tout d'abord, seuls des gens très mal élevés mentionneraient de telles choses désagréables; en second lieu, tous ces Messieurs, quels que soient leurs péchés véniels, font provision des plus hauts principes de la morale. Henri de Man y veille personnellement, et, devant sa haute autorité, nous ne pouvons naturellement, nous, bolcheviks, espérer aucune indulgence.
Avant de passer à d'autres moralistes, arrêtons-nous un moment à un prière d'insérer publié par les éditeurs français de notre petit livre. Par sa nature même, un prière d'insérer recommande un livre ou, du moins, décrit objectivement son contenu. Celui que nous avons devant nous est un prospectus d'un type entièrement différent. Il suffit d'en fournir un seul exemple : " Trotsky pense que son parti, jadis au pouvoir, aujourd'hui dans l'opposition, a toujours représenté le vrai prolétariat et lui-même, véritable morale. Il en conclut par exemple ceci : fusiller des otages prend une signification toute différente selon que l'ordre est donné par Staline ou par Trotsky... " La citation est tout à fait suffisante pour apprécier le commentateur qui se trouve dans les coulisses. C'est le droit incontestable d'un auteur que de contrôler un prière d'insérer. Mais, comme dans le cas qui nous occupe, l'auteur se trouvait alors au-delà des mers, un " ami ", profitant apparemment du manque d'information de l'éditeur, parvint à se glisser dans le nid d'un autre et à y déposer son petit œuf – oh ! un tout petit œuf, presque virginal. Qui est l'auteur de ce prière d'insérer ? Victor Serge, qui a traduit le livre et qui en est aussi le critique le plus sévère, pourra facilement donner le renseignement. Je ne serais pas étonné s'il s'avérait que le prospectus fût écrit... non pas, naturellement, par Victor Serge, mais par l'un de ses disciples qui imite aussi bien les idées que le style du maître. Mais peut-être, après tout, est-ce le maître lui-même, c'est-à-dire Victor Serge en qualité d' " ami " de l'auteur ?
" Morale de Hottentot ! "
Souvarine et d'autres sycophantes se sont naturellement saisis aussitôt de cette déclaration du prière d'insérer, ce qui leur a épargné le souci de rechercher des sophismes empoisonnés. Si Trotsky prend des otages, c'est bien; si c'est Staline c'est mal. Face à une telle " morale de Hottentot ", il n'est pas difficile de manifester une noble indignation. Pourtant rien n'est plus facile que de démontrer, sur la base de ce très récent exemple, le vide et la fausseté de cette indignation. Victor Serge est devenu publiquement membre du P.O.U.M., parti catalan qui avait ses propres milices sur le front durant la guerre civile. Au front, c'est bien connu, on fusille et on tue. On peut donc dire : " Pour Victor Serge, les massacres ont un sens totalement différent selon que l'ordre vient du général Franco ou des dirigeants du propre parti de Victor Serge. " Si notre moraliste avait essayé de réfléchir sur la signification de ses propres actes, avant d'essayer d'instruire les autres, il aurait probablement dit ceci : mais les travailleurs espagnols luttaient pour l'émancipation du peuple, tandis que les bandes de Franco luttaient pour le réduire à l'esclavage! Serge ne pourra inventer d'autre réponse. En d'autres termes, il devra répéter l'argument " Hottentot " [*] de Trotsky sur les otages.
Une fois encore à propos d'otages
Cependant, il est possible et même probable que nos moralistes refuseront de dire franchement ce qui est, et tenteront de tergiverser : " tuer au front est une chose, fusiller des otages en est une autre ! " Cet argument, comme nous allons le démontrer, est tout simplement stupide. Mais arrêtons-nous un instant sur le terrain choisi par notre adversaire. Le système des otages, dites-vous, est immoral "en soi" ? Bien, c'est ce que nous voulons savoir. Mais ce système a été pratiqué au cours de toutes les guerres civiles de l'histoire ancienne et moderne. Il est évident qu'il découle de la nature même de la guerre civile. On ne peut en tirer qu'une seule conclusion, à savoir que la nature même de la guerre civile est immorale. C'est le point de vue du journal La Croix qui estime qu'il est nécessaire d'obéir aux pouvoirs en place, car le pouvoir émane de Dieu. Et Victor Serge? Il n'a aucun point de vue réfléchi. Déposer un petit œuf dans le nid d'un autre est une chose, définir sa propre position sur des problèmes historiques complexes est autre chose. J'admets volontiers que des gens d'une moralité aussi transcendante qu'Azana, Caballero, Negrin et Compagnie, s'opposent à toute prise d'otages dans le camp fasciste : des deux côtés il y a des bourgeois, liés par des liens matériels et familiaux et convaincus que, même en cas de défaite, non seulement ils seront saufs, mais conserveront leurs moyens d'existence. A leur manière, ils ont raison. Mais les fascistes, eux, ont pris des otages parmi les révolutionnaires prolétariens et, de leur côté, les prolétaires ont pris des otages dans la bourgeoisie fasciste, car ils savaient quelle menace une défaite, même partielle et temporaire, impliquait pour eux et leurs frères de classe.
Victor Serge lui-même ne peut dire exactement ce qu'il veut : purger la guerre civile du système des otages, ou purger l'histoire humaine de la guerre civile ? Étant incapable d'aborder les phénomènes dans leurs relations internes, le moraliste petit-bourgeois pense de façon épisodique, fragmentaire, morcelée. Artificiellement mise à part, la question des otages est pour lui un problème particulier, indépendant des conditions générales qui engendrent les luttes armées entre les classes. La guerre civile est l'expression suprême de la lutte des classes. Tenter de la subordonner à des " normes " abstraites signifie, en fait, désarmer les travailleurs face à un ennemi armé jusqu'aux dents. Le moraliste petit-bourgeois est le frère cadet du pacifiste bourgeois qui veut " humaniser " la guerre en interdisant l'utilisation de gaz toxiques, le bombardement des villes ouvertes, etc. Politiquement, de tels programmes ne servent qu'à détourner les masses de penser à la révolution comme au seul moyen de mettre fin à la guerre.
La peur de l'opinion publique bourgeoise
Empêtré dans ses contradictions, le moraliste pourrait peut-être arguer qu'une lutte " ouverte " et " consciente " entre les deux camps est une chose, mais que la capture de non-participants à cette lutte en est une autre. Pourtant cet argument n'est qu'un misérable et stupide faux-fuyant. Dans le camp de Franco se battaient des dizaines de milliers d'hommes qui étaient dupés et enrôlés de force. Les armées républicaines ont tiré sur ces malheureux captifs d'un général réactionnaire et tué nombre d'entre eux. Était- ce moral ou immoral ? Bien plus, la guerre moderne, avec son artillerie à longue portée, son aviation, ses gaz toxiques, avec son cortège de destruction, de famine, d'incendies et d'épidémies, implique inévitablement la perte de centaines de milliers et de millions d'individus, vieillards et enfants compris, qui ne participent pas directement à la lutte. Les gens pris comme otages sont au moins liés par des liens de classe et de solidarité familiale à l'un des camps, ou aux dirigeants de ce camp. En prenant des otages, on peut procéder à une sélection consciente. Un projectile tiré par un canon ou lâché par un avion est envoyé au hasard et peut facilement détruire non seulement des ennemis mais aussi des amis, ou leurs parents et leurs enfants. Pourquoi alors nos moralistes mettent-ils à part la question des otages et ferment-ils les yeux sur le contenu de la guerre civile dans son ensemble ? Parce qu'ils ne sont pas particulièrement courageux. En tant qu'hommes de " gauche ", ils ont peur de rompre ouvertement avec la révolution. Comme petits-bourgeois, ils ont peur de couper les ponts avec l'opinion publique officielle. En condamnant le système des otages ils se sentent en bonne compagnie – contre les bolcheviks. Ils gardent lâchement le silence sur l'Espagne. Contre le fait que les travailleurs espagnols, les anarchistes et les poumistes aient pris des otages, V. Serge protestera... dans vingt ans.
Le code moral de la guerre civile
C'est encore à la même catégorie qu'appartient une autre découverte de V. Serge, à savoir que la dégénérescence des bolcheviks remonte au moment où la Tchéka reçut le droit de décider du sort des gens derrière des portes closes. Serge joue avec le concept de révolution, écrit des poèmes à son sujet, mais est incapable de comprendre ce qu'elle est.
Les procès publics ne sont possibles que dans des régimes stables. La guerre civile, elle, est une situation d'extrême instabilité pour la société et l'Etat. De même qu'il est impossible de publier dans les journaux, les plans de l'état-major, de même il est impossible de révéler dans des procès publics les détails de complots, car ces derniers sont intimement liés au déroulement de la guerre civile. Sans aucun doute, des procès à huis clos augmentent considérablement les chances d'erreur. Cela signifie simplement, et nous le concédons volontiers, que les conditions de la guerre civile sont peu favorables à l'exercice d'une justice impartiale. Et que faut-il dire de plus ?
Nous proposons que V. Serge soit nommé président d'une commission composée, par exemple, de Marceau Pivert, Souvarine, Waldo Franck, Max Eastman, Magdeleine Paz et d'autres pour rédiger un code moral de la guerre civile. D'avance, son caractère général en serait clair. Les deux côtés s'engagent à ne pas prendre d'otages. Les procès publics restent en vigueur. Pour qu'ils aient lieu correctement, liberté totale est laissée à la presse durant toute la guerre civile. Le bombardement des villes, étant préjudiciable à la justice publique, à la liberté de la presse et à l'inviolabilité de l'individu, est formellement interdit. Pour d'autres raisons différentes ou semblables, l'usage de l'artillerie est proscrit. Et, vu que les fusils, les grenades à main et même les baïonnettes exercent incontestablement une influence néfaste sur les êtres humains ainsi que sur la démocratie en général, l'utilisation des armes, des armes à feu ou des armes blanches, est formellement interdite dans la guerre civile.
Code merveilleux ! Magnifique monument à l'honneur de la rhétorique de Victor Serge et de Magdeleine Paz ! Cependant, tant que ce code restera inaccepté comme règle de conduite par tous les oppresseurs et tous les opprimés, les classes en lutte chercheront à remporter la victoire par tous les moyens, tandis que les moralistes petits-bourgeois continueront, comme ils l'ont fait jusque-là, à errer dans la confusion entre les deux camps. Subjectivement ils sympathisent avec l'opprimé – personne n'en doute. Objectivement, ils restent prisonniers de la morale de la classe dirigeante et cherchent à l'imposer aux opprimés au lieu de les aider à élaborer la morale de l'insurrection.
Les masses n'ont rien à y voir !
Victor Serge a dévoilé en passant ce qui a provoqué l'effondrement du parti bolchevik : un centralisme excessif, une méfiance à l'égard de la lutte idéologique, un manque d'esprit libertaire. Plus de confiance dans les masses, plus de liberté ! Tout cela est hors de l'espace et du temps. Mais les masses ne sont nullement identiques : il y a des masses révolutionnaires : il y a des masses passives, il y a des masses réactionnaires. Les mêmes masses sont à différentes périodes inspirées par des dispositions et des objectifs différents. C'est justement pour cette raison qu'une organisation centralisée de l'avant-garde est indispensable. Seul un parti, exerçant l'autorité qu'il a acquise, est capable de surmonter les flottements des masses elles-mêmes. Revêtir les masses des traits de la sainteté et réduire son propre programme à une démocratie amorphe, c'est se dissoudre dans la classe telle qu'elle est, se transformer d'avant-garde en arrière-garde et, par là même, renoncer aux tâches révolutionnaires. D'autre part, si la dictature du prolétariat signifie quelque chose, elle signifie que l'avant-garde de la classe est armée des ressources de l'état pour repousser les dangers, y compris ceux qui émanent des couches arriérées du prolétariat lui-même. Tout ceci est élémentaire ; tout ceci a été démontré par l'expérience de la Russie et confirmé par l'expérience de l'Espagne.
Mais tout le secret est qu'en demandant la liberté " pour les masses ", Victor Serge en réalité demande la liberté pour lui et ses pairs, il demande à être libéré de tout contrôle, de toute discipline et même, si possible, de toute critique à son égard. Les " masses " n'ont rien à voir là-dedans. Quand notre " démocrate " court de droite à gauche et de gauche à droite, semant la confusion et le doute, il se croit l'incarnation d'une salutaire liberté de pensée. Mais quand nous jugeons d'un point de vue marxiste les vacillations d'un intellectuel petit-bourgeois désillusionné, il lui semble que c'est un outrage à son individualité. Il s'allie alors à tous les confusionnistes pour partir en croisade contre notre despotisme et notre sectarisme.
La démocratie à l'intérieur d'un parti n'est pas un but en soi. Elle doit être complétée et liée par le centralisme. Pour un marxiste la question a toujours été la suivante; la démocratie pour quoi ? pour quel programme ? Le cadre du programme est en même temps le cadre de la démocratie. Victor Serge demandait que la Quatrième Internationale accordât la liberté d'action à tous les confusionnistes, les sectaires et les centristes du P.O.U.M., du type Vereecken, Marceau Pivert, aux bureaucrates conservateurs du type Sneevliet ou à de simples aventuriers du type R. Molinier. D'autre part, Victor Serge a systématiquement aidé les organisations centristes à chasser de leurs rangs les partisans de la Quatrième Internationale. Nous connaissons parfaitement ce genre de démocratie : elle est complaisante, accommodante, conciliatrice... envers la droite ; en même temps, elle est exigeante, malveillante et fourbe... envers la gauche. Elle représente simplement le régime d'auto-défense du centrisme petit-bourgeois.
La lutte contre le marxisme
Si l'attitude de Victor Serge à l'égard des problèmes théoriques était sérieuse, il aurait été gêné de se mettre en avant comme " novateur " pour nous renvoyer à Bernstein, Struve et tous les révisionnistes du siècle dernier qui ont tenté de greffer le kantisme sur le marxisme ou, en d'autres termes, de subordonner la lutte de classes du prolétariat à des principes qui lui sont soi-disant supérieurs. Comme l'a fait Kant, ils décrivaient l'" impératif catégorique " (l'idée de devoir) comme une norme absolue de morale valable pour tout le monde. En réalité, c'était une question de " devoir " envers la société bourgeoise. A leur manière, Bernstein, Struve, Vorlander avaient une attitude sérieuse à l'égard de la théorie. Ils demandaient ouvertement un retour à Kant. Victor Serge et ses pairs ne ressentent pas la moindre responsabilité envers la pensée scientifique. Ils s'en tiennent à des allusions, des insinuations, au mieux à des généralisations littéraires. Cependant, si leurs idées sont tout à fait fausses, il semble qu'elles aient rejoint une vieille cause depuis longtemps discréditée : asservir le marxisme au kantisme, paralyser la révolution socialiste au moyen de normes " absolues " qui en fait représentent les généralisations philosophiques des intérêts de la bourgeoisie – pas de la bourgeoisie actuelle, il est vrai, mais de la bourgeoisie défunte de l'ère du libre-échange et de la démocratie. La bourgeoisie impérialiste observe encore moins ces normes que ne le fit sa grand-mère libérale. Mais elle considère d'un œil bienveillant les tentatives des prêcheurs petits-bourgeois pour introduire la confusion, le trouble et l'hésitation dans les rangs du prolétariat révolutionnaire. Le but essentiel, non seulement d'Hitler mais aussi des libéraux et des démocrates, c'est de discréditer le bolchevisme à un moment où sa légitimité menace de devenir parfaitement claire pour les masses. Le bolchevisme, le marxisme – voilà l'ennemi !
Quand le " frère " Victor Basch, grand-prêtre de la morale démocratique, avec l'aide de son " frère " Rosenmark fabriqua un faux pour défendre les procès de Moscou, il se démasqua publiquement. Convaincu de faux, il se frappa la poitrine et cria : " Suis-je donc partial ? J'ai toujours dénoncé la terreur de Lénine et de Trotsky. " Basch dévoilait avec relief le mobile profond des moralistes de la démocratie : certains peuvent se taire au sujet des procès de Moscou, certains peuvent attaquer les procès, d'autres encore peuvent défendre les procès ; mais leur souci commun c'est d'utiliser les procès pour condamner la " morale " de Lénine et de Trotsky, c'est-à-dire les méthodes de la révolution prolétarienne. Dans ce domaine ils sont tous frères.
Dans le prospectus scandaleux qui a été cité plus haut, il est déclaré que je développe mon point de vue sur la morale "en [m']appuyant sur Lénine ". On peut penser que cette phrase mal définie, que d'autres publications ont reproduites, signifie que je développe les principes théoriques de Lénine. Mais, à ma connaissance, Lénine n'a pas écrit sur la morale. En fait, Victor Serge voulait dire quelque chose de totalement différent, à savoir que mes idées immorales sont une généralisation de la pratique de Lénine, l'" amoraliste ". Il cherche à discréditer la personnalité de Lénine par mes jugements, et mes jugements par la personnalité de Lénine. Il ne fait que flatter la tendance générale réactionnaire qui est dirigée contre le bolchevisme et le marxisme dans leur ensemble.
Souvarine le sycophante
Ex-pacificiste, ex-communiste, ex-trotskyste, ex-communiste-démocrate, ex-marxiste... ex-Souvarine, pourrait-on presque dire, Souvarine attaque la révolution prolétarienne et les révolutionnaires d'autant plus effrontément qu'il ne sait pas ce qu'il veut. Cet homme aime collectionner les citations, les documents, les virgules et les guillemets, entasser des dossiers et, de plus, il sait manier la plume. A l'origine il avait espéré que ce bagage lui durerait toute la vie. Mais il fut bientôt forcé de se persuader qu'il fallait, en outre, savoir penser. Son livre sur Staline, en dépit de l'abondance des citations et des faits intéressants, est un témoignage de sa propre indigence. Souvarine ne comprend pas ce qu'est la révolution ni ce qu'est la contre-révolution. Il applique au processus historique les critères d'un petit raisonneur à tout jamais blessé par l'humanité pécheresse. La disproportion entre son esprit critique et son impotence créatrice le ronge comme un acide. De là sa constante exaspération, et son manque d'honnêteté élémentaire dans l'appréciation des idées, des hommes et des événements, le tout recouvert d'un moralisme desséché. Comme tous les cyniques et les misanthropes, Souvarine est organiquement attiré par la réaction.
Souvarine a-t-il ouvertement rompu avec le marxisme ? Nous n'en avons jamais entendu parler. Il préfère l'équivoque; c'est son élément naturel. Dans sa critique de mon pamphlet il écrit : " Trotsky, une fois de plus, enfourche son dada de la lutte de classes. " Pour le marxiste d'hier la lutte de classes est... "le dada de Trotsky ". Il n'est pas étonnant que Souvarine, lui, ait préféré monter à califourchon sur le chien mort de la morale éternelle. A la conception marxiste, il oppose " le sens de la justice... sans considération des différences de classes ". Il est en tout cas rassurant d'apprendre que notre société est fondée sur un " sens de la justice ". Dans la guerre qui vient, Souvarine ira sans doute exposer sa découverte aux soldats des tranchées ; entre-temps, il peut en faire autant pour les invalides de la dernière guerre, les chômeurs, les enfants abandonnés et les prostituées. Serait-il écharpé dans cette affaire, nous avouons à l'avance que notre "sens de la justice" ne serait pas de son côté.
Les critiques faites par cet apologiste éhonté de la justice bourgeoise " sans considération des différences de classes " se fondent entièrement sur le prière d'insérer inspiré par Victor Serge. A son tour, ce dernier, dans toutes ses tentatives de " théorisation " ne va pas au-delà d'emprunts hétérogènes à Souvarine qui néanmoins possède cet avantage d'exprimer ce que Victor Serge n'ose dire.
Avec une feinte indignation – il n'y a rien de sincère chez lui – Souvarine écrit qu'étant donné que Trotsky condamne la morale des démocrates, des réformistes, des staliniens et des anarchistes, il s'ensuit que le seul représentant de la morale est le " parti de Trotsky ", et comme ce parti " n'existe pas ", en dernière analyse l'incarnation de la morale est donc Trotsky lui-même. Comment s'empêcher de rire à de tels propos ? Souvarine imagine apparemment qu'il est capable de distinguer entre ce qui existe et ce qui n'existe pas. C'est une affaire très simple tant qu'il ne s'agit que d'œufs brouillés ou d'une paire de bretelles. Mais, à l'échelle du processus historique, une telle distinction passe évidemment au-dessus de la tête de Souvarine. " Ce qui existe " naît ou meurt, se développe ou se désintègre. Ce qui existe ne peut être compris que de celui qui en comprend les tendances internes.
On pourrait compter sur les doigts le nombre de gens qui ont gardé une position révolutionnaire quand éclata la dernière guerre. Toute la scène de la politique officielle était presque entièrement recouverte par les diverses nuances du chauvinisme. Liebknecht, Luxembourg, Lénine semblaient des individus isolés impuissants. Mais y a-t-il le moindre doute que leur morale était supérieure à la morale bestiale de l'" union sacrée " ? La politique révolutionnaire de Liebknecht n'était pas du tout " individualiste ", comme il paraissait alors au Philistin patriote moyen. Au contraire, Liebknecht, et Liebknecht seul, reflétait et préfigurait les tendances profondes souterraines des masses. Le cours ultérieur des événements l'a entièrement confirmé. Ne pas craindre aujourd'hui une complète rupture avec l'opinion publique officielle, de façon à obtenir le droit d'exprimer demain les idées et les sentiments des masses insurgées, voilà un mode particulier d'existence qui diffère de l'existence empirique des formalistes petits-bourgeois. Tous les partis de la société capitaliste, tous ses moralistes et ses sycophantes périront sous les décombres de la catastrophe imminente. Le seul parti qui survivra sera le parti de la révolution socialiste mondiale, même s'il semble aujourd'hui inexistant aux rationalistes aveugles, exactement comme leur avait paru inexistant le parti de Lénine et de Liebknecht durant la dernière guerre.
Les révolutionnaires et les porteurs d'infection
Engels a écrit un jour que Marx et lui-même étaient restés toute leur vie en minorité et qu'ils s'en étaient toujours " bien trouvés ". Les périodes où le mouvement des classes opprimées s'élève au niveau des tâches générales de la révolution représentent les très rares exceptions de l'histoire. Bien plus fréquentes que les victoires sont les défaites des opprimés. Après chaque défaite vient une longue période de réaction qui rejette les révolutionnaires dans un état de cruel isolement. Les pseudo-révolutionnaires, les " chevaliers d'une heure ", comme le dit un poète russe, ou bien trahissent ouvertement la cause de l'opprimé dans de telles périodes ou bien courent partout à la recherche d'une formule de salut qui leur permettrait d'éviter la rupture avec l'un ou l'autre des camps en présence. Il est inconcevable à notre époque de trouver une formule conciliatrice dans le domaine de l'économie politique ou de la sociologie ; les contradictions de classes ont pour toujours renversé la formule de " l'harmonie " des libéraux et des réformistes démocrates. Il reste le domaine de la religion et de la morale transcendantale. Les " socialistes-révolutionnaires " russes ont essayé de sauver la démocratie par l'alliance avec l'Église. Marceau Pivert remplace l'Église par la Franc-maçonnerie. Apparemment, Victor Serge n'a pas encore adhéré à une loge, mais il n'a aucune difficulté à trouver le même langage que Pivert contre le marxisme.
Deux classes décident du sort de l'humanité : la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat. La dernière ressource de la bourgeoisie est le fascisme, qui remplace les critères historiques et sociaux par des normes biologiques et zoologiques de façon à se libérer de toute restriction dans la lutte pour la propriété capitaliste. La civilisation ne peut être sauvée que par la révolution socialiste. Pour accomplir ce bouleversement, le prolétariat a besoin de toutes ses forces, de toute sa détermination, de toute son audace, de toute sa passion impitoyable. Par-dessus tout, il doit être entièrement libéré des fictions de la religion, de la " démocratie " et de la morale transcendantale – autant de chaînes forgées par l'ennemi pour le mater et le réduire à l'esclavage. Seul est moral ce qui prépare le renversement total et définitif de la bestialité capitaliste, et rien d'autre. Le salut de la révolution – voilà la loi suprême !
Une compréhension claire de la corrélation entre les deux classes fondamentales – la bourgeoisie et le prolétariat à l'époque de leur lutte à mort – nous révèle la signification objective du rôle des moralistes petits-bourgeois. Leur trait essentiel est l'impuissance : impuissance sociale en raison de la dégradation économique de la petite-bourgeoisie ; impuissance idéologique en raison de la peur de la petite-bourgeoisie face au déchaînement monstrueux de la lutte de classes. De là naît la tendance du petit-bourgeois, éduqué ou ignorant, à freiner la lutte de classes. S'il ne peut y parvenir au moyen de la morale éternelle – et cela ne peut réussir – le petit-bourgeois se jette dans les bras du fascisme qui freine la lutte de classes au moyen de mythes et de la hache du bourreau. Le moralisme de Victor Serge et de ses pairs est un pont menant de la révolution à la réaction. Souvarine est déjà de l'autre côté du pont. La moindre concession à ces tendances signifie le début de la capitulation devant la réaction. Que ces porteurs d'infection aillent inoculer les normes de la morale à Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. Quant à nous, le programme de la révolution prolétarienne nous suffit.
Coyoacan, 9 juin 1939.
NOTE
[*] Nous ne nous attarderons pas, ici, sur l'habitude misérable qui consiste à se référer avec mépris aux Hottentots afin de donner par là plus d'éclat encore à la morale des esclavagistes blancs. Le pamphlet en a suffisamment traité. (Note de L.T.)