Ce texte a été réalisé par Total (G.D.).
1930 |
L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées... (L. T.) |
18 La première coalition
En dépit de toutes les théories, déclarations et enseignes officielles, le pouvoir n'appartenait au gouvernement provisoire que sur le papier. La révolution, malgré la résistance de la prétendue démocratie, allait de l'avant, soulevait de nouvelles masses, consolidait les soviets, armait, quoique dans une mesure limitée, les ouvriers. Les commissaires provinciaux du gouvernement et " les comités d'action sociale " qui se trouvaient auprès d'eux et dans lesquels prédominaient, d'ordinaire, des représentants des organisations bourgeoises, étaient évincés naturellement et sans effort par les soviets. Dans certains cas, lorsque les agents du pouvoir central essayaient de s'entêter, de graves conflits surgissaient. Les commissaires accusaient les soviets provinciaux de méconnaître le pouvoir central. La presse bourgeoise se mettait à pousser les hauts cris, disant que Cronstadt, Schlusselbourg ou Tsaritsyne s'étaient détachées de la Russie et transformées en républiques indépendantes. Les soviets locaux protestaient contre cette absurdité. Les ministres s'agitaient, Les socialistes du gouvernement partaient en randonnées dans le pays, exhortant, menaçant, se justifiant devant la bourgeoisie. Mais rien de tout cela ne modifiait le rapport des forces. L'inéluctabilité des processus qui sapaient le double pouvoir s'exprimait déjà par le fait qu'en rythmes, à vrai dire inégaux, ils se développaient dans tout le pays.
D'abord organes de contrôle, les soviets se transformaient en organes administratifs. Ils ne se résignaient à aucune théorie de division des pouvoirs et intervenaient dans la direction de l'armée, dans les conflits économiques, dans les questions d'approvisionnement et de transport, même dans les affaires judiciaires. Les soviets décrétaient, sous la pression des ouvriers, la journée de huit heures, éliminaient les administrateurs trop réactionnaires, destituaient les plus insupportables des commissaires du gouvernement provisoire, procédaient à des arrestations et à des perquisitions, interdisaient les journaux hostiles. Sous l'influence des difficultés de ravitaillement constamment aggravées et de la disette de marchandises, les soviets provinciaux s'engageaient dans la voie des taxations, des interdictions de sortie des réserves départementales et des réquisitions. Pourtant, à la tête des soviets, partout, se trouvaient des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks qui repoussaient avec indignation le mot d'ordre bolchevik : " tout le pouvoir aux soviets ".
Extrêmement édifiante, sous ce rapport, apparaît l'activité du Soviet de Tiflis, au cur même de la Gironde mencheviste, qui donna à la Révolution de Février des leaders tels que Tsérételli et Tchkhéidzé, et ensuite les abrita lorsqu'ils eurent vainement dépensé leurs dernières ressources à Pétrograd. Le Soviet de Tiflis, dirigé par Jordania, futur chef de la Géorgie indépendante se trouvait, à chaque pas, obligé de marcher sur les principes du parti menchevik qui y dominait et d'agir comme un pouvoir. Le Soviet confisquait pour ses besoins une typographie privée, procédait à des arrestations, concentrait entre ses mains l'instruction judiciaire et les tribunaux en matière politique, rationnait le pain, taxait les produits d'alimentation et les objets de première nécessité. La discordance entre la doctrine officielle et les faits vitaux, s'étant établie dès les premiers jours, ne fit que s'accroître dans le courant de mars et d'avril.
A Pétrograd, on respectait, du moins, le décorum, bien que, nous l'avons vu, non point toujours. Les journées d'Avril, cependant, dévoilèrent d'une façon trop peu équivoque l'impuissance du gouvernement provisoire, lequel ne trouva pas, même dans la capitale, de sérieux appuis. Dans la dernière décade d'avril, le gouvernement languissait et s'éteignait. " Kérensky déclarait avec angoisse que le gouvernement n'était déjà plus, qu'au lieu de travailler il délibérait seulement sur sa propre situation " (Stankévitch). De ce gouvernement l'on peut dire, en somme, que, jusqu'aux journées d'octobre, il passa par des crises dans les moments difficiles, et que, dans les intervalles entre les crises il existait. Continuellement " délibérant sur sa situation ", il ne trouva pas même le temps de s'occuper des affaires.
De la crise provoquée en avril par une répétition générale des batailles futures, on pouvait concevoir théoriquement trois issues. Ou bien le pouvoir devait revenir intégralement à la bourgeoisie : ce n'était réalisable que par le chemin de la guerre civile ; Milioukov essaya, mais échoua. Ou bien il fallait remettre tout le pouvoir aux soviets : l'on y pouvait parvenir sans aucune guerre civile, en levant seulement le bras – il suffisait de vouloir. Mais les conciliateurs ne voulaient pas vouloir et les masses gardaient encore aux conciliateurs leur confiance, quoique déjà fêlée. Ainsi, les deux issues principales – dans la ligne bourgeoise comme dans la ligne prolétarienne – se trouvèrent fermées. Restait une troisième possibilité : la demi-issue confuse, hybride, poltronne d'un compromis. Ce qui se nomme : coalition.
Vers la fin des journées d'Avril, les socialistes ne songeaient même pas à une coalition : ces hommes, en général, n'ont jamais rien prévu. Par la résolution du 21 avril, le Comité exécutif avait officiellement transformé le double pouvoir de fait en principe constitutionnel. Mais la chouette de la sagesse, cette fois encore, prit son vol beaucoup trop tard : la consécration juridique du dualisme institué en mars – les rois et les prophètes eut lieu au moment où cette forme venait de sauter sous la pression des masses. Les socialistes essayèrent de fermer les yeux là-dessus. Milioukov raconte que, le gouvernement ayant posé la question dune coalition, Tsérételli déclara ceci : " Quel avantage tirerez-vous de notre entrée dans votre cabinet ? Car enfin... dans le cas vous ne seriez pas conciliants, nous serions forcés de sortir avec fracas du ministère. " Tsérételli essayait de faire peur aux libéraux en leur promettant du " fracas ".
Comme toujours, pour motiver leur politique, les mencheviks faisaient appel aux intérêts de la bourgeoisie elle-même. Mais l'eau leur montait déjà jusqu'à la gorge. Kérensky s'efforçait d'intimider le Comité exécutif : " Le gouvernement se trouve aujourd'hui dans une situation intenable ; les bruits de démission qui courent ne correspondent à aucune manuvre politique. " En même temps, une pression était exercée du côté des sphères bourgeoises. La douma municipale de Moscou vota une résolution en faveur de la coalition. Le 26 avril, lorsque le terrain fut suffisamment préparé, le gouvernement provisoire, dans un manifeste spécial, proclama la nécessité d'adjoindre aux travaux de l'État " les forces créatrices actives du pays qui n'y participaient pas encore. " La question était carrément posée.
Néanmoins, l'opinion résistait avec assez de force à la coalition. A la fin d'avril se prononcèrent contre l'entrée des socialistes dans le gouvernement les soviets de Moscou, de Tiflis, d'Odessa, d'Ekatérinbourg, de Nijni-Novgorod, de Tver, et d'autres. Leurs motifs furent très nettement exprimés par un des leaders mencheviks à Moscou : si les socialistes entrent dans le gouvernement, il n'y aura personne pour guider le mouvement des masses " vers un cours déterminé ". Mais il était difficile de faire admettre cette considération aux ouvriers et aux soldats contre lesquels elle était dirigée. Les masses, dans la mesure où elles ne suivaient pas encore les bolcheviks, tenaient toutes pour l'entrée des socialistes dans le gouvernement. S'il est bon qu'un Kérensky soit ministre, six Kérensky vaudront encore mieux. Les masses ne savaient pas que cela s'appelle une coalition avec la bourgeoisie, et que celle-ci voulait se dissimuler derrière les socialistes pour agir contre le peuple. A la caserne, l'on entrevoyait la coalition autrement qu'au palais Marie. Les masses voulaient, au moyen des socialistes, évincer la bourgeoisie du gouvernement. C'est ainsi que deux pressions allant en sens contraires se combinèrent un moment en une seule.
A Pétrograd, un certain nombre de contingents militaires, dont la division des autos blindées qui sympathisait avec les bolcheviks, se prononcèrent pour le gouvernement de coalition. Dans le même sens vota, à une écrasante majorité, la province. Les idées de coalition prédominaient chez les socialistes ; ils craignaient seulement d'avoir à entrer dans le gouvernement sans les mencheviks. Pour la coalition se déclarait enfin l'armée. Un de ses délégués n'exprima pas mal, plus tard, en juin, au Congrès des soviets, l'attitude du front à l'égard du pouvoir : " Nous pensions que la plainte qui échappa à l'armée, quand elle apprit que les socialistes ne voulaient pas entrer dans le ministère, travailler en commun avec des hommes en qui ils n'avaient pas confiance, tandis que toute l'armée était forcée de continuer à mourir avec des hommes en qui elle ne croyait pas – nous pensions que cette plainte avait été entendue à Pétrograd. "
Dans cette question comme dans toutes les autres, la guerre avait une importance décisive. Les socialistes se disposaient d'abord à surseoir devant la guerre, comme devant le pouvoir, à gagner du temps. Mais la guerre n'attendait pas. Les Alliés non plus. Le front ne voulait plus attendre. Juste au moment de la crise gouvernementale arrivaient au Comité exécutif des délégués du front qui posaient à leurs leaders cette question : faisons-nous la guerre ou ne la faisons-nous pas ? Ce qui signifiait : prenez-vous la responsabilité de la guerre, oui ou non ? Il était impossible de s'en tirer par le silence. La même question était posée par l'Entente dans un langage à demi menaçant.
L'offensive d'avril sur le front Ouest de l'Europe coûta très cher aux Alliés et ne donna pas de résultats. Dans l'armée française, quelque chose était ébranlé sous l'influence de la Révolution russe et de l'échec de l'offensive même sur laquelle on avait échafaudé tant d'espérances. L'armée, d'après le maréchal Pétain, " pliait sous la main ". Pour enrayer ce processus menaçant, le gouvernement français avait besoin d'une offensive russe et, en attendant, du moins, d'une ferme promesse d'offensive. A part le soulagement matériel qui devait en résulter, il fallait, le plus tôt possible, arracher l'auréole de la paix à la Révolution russe, extirper tout espoir dans les curs des soldats français. Compromettre la révolution en la rendant complice des crimes de l'Entente, piétiner le drapeau insurrectionnel des ouvriers et soldats russes dans le sang et la boue du carnage impérialiste.
Pour atteindre ce but élevé, tous les leviers furent utilisés. Entre tous, les social-patriotes de l'Entente ne furent pas au dernier rang. Les plus expérimentés d'entre eux furent envoyés en mission dans la Russie révolutionnaire. Ils arrivèrent tout parés, la conscience souple et la langue déliée, " Les social-patriotes de l'étranger – écrit Soukhanov furent reçus à bras ouverts au palais Marie... Branting, Cachin, O'Grady, de Brouckère et autres, se sentaient là comme chez eux et constituaient avec nos ministres un front unique contre le Soviet. " Il faut reconnaître que même le Soviet conciliateur n'était pas toujours bien à son aise avec ces messieurs.
Les socialistes alliés parcouraient les fronts. " Le général Alexéîev – écrivait Vandervelde faisait tout pour que nos efforts vinssent se joindre à ceux qu'un peu plus tôt avaient faits des délégations de marins de la mer Noire, Kérensky, Albert Thomas, dans le but de compléter ce qu'il appelait la préparation morale de l'offensive. " Le président de la IIe Internationale et l'ancien chef d'état-major de Nicolas II trouvèrent ainsi un langage commun dans la lutte pour les clairs idéaux de la démocratie. Renaudel, un des leaders du socialisme français, put s'écrier avec soulagement : " Maintenant, nous pouvons parler sans rougir de la guerre du droit. " Avec un retard de trois ans, l'humanité apprit que ces gens avaient quelque motif de rougir. Le premier mai, le Comité exécutif, ayant passé par toutes les phases d'hésitations imaginables, par une majorité de quarante et une voix contre dix-huit, et trois abstentions, décida, enfin, de participer au gouvernement de coalition. Votèrent contre seulement les bolcheviks et un petit groupe de mencheviks internationalistes. Il n'est pas dépourvu d'intérêt de noter que, comme victime d'un plus étroit rapprochement entre la démocratie et la bourgeoisie, tomba le leader avoué de cette dernière, Milioukov. " Ce n'est pas moi qui suis sorti, on m'a sorti ", disait-il dans la suite. Goutchkov s'était éliminé de lui-même dés le 30 avril, en refusant de signer la " Déclaration des droits du soldat ". A quel point, dès ces journées-là, les libéraux avaient des idées noires, on le voit par ce fait que le Comité central du parti cadet, pour sauver la coalition, décida de ne pas insister sur le maintien de Milioukov dans l'ancien gouvernement. " Le parti a trahi son leader ", écrit le cadet de droite Izgoïev. D'ailleurs, ce parti n'avait pas trop le choix. Le même Izgoïev déclare avec pleine raison : " A la fin d'avril, le parti cadet était battu à plates coutures. Moralement, il avait reçu un coup dont il ne put jamais se relever. " Mais même dans la question de Milioukov, le dernier mot appartenait à l'Entente. L'Angleterre était tout à fait d'accord pour accepter le remplacement des patriotes des Dardanelles par un " démocrate" plus pondéré. Henderson, qui était arrivé à Pétrograd avec tous pouvoirs pour se substituer, en cas de besoin, à Buchanan comme ambassadeur, après avoir pris connaissance de la situation, reconnut que cette mesure serait superflue. En effet, Buchanan était à sa juste place, car il se montra l'adversaire résolu des annexions, dans la mesure où celles-ci ne répondaient pas aux appétits de la Grande-Bretagne : " Du moment que la Russie n'a pas besoin de Constantinople – chuchotait-il tendrement à l'oreille de Téréchtchenko – plus vite elle le dira, mieux cela vaudra. " La France avait commencé par soutenir Milioukov. Mais ici joua son rôle Thomas qui, après Buchanan et les leaders soviétiques, se prononça contre Milioukov. C'est ainsi que le politicien odieux aux masses fut abandonné par les Alliés, par les démocrates et, finalement, par son propre parti.
Milioukov n'avait pas mérité, en somme, un si cruel châtiment, du moins venant de pareilles mains. Mais la coalition réclamait une victime expiatoire. Milioukov fut représenté aux masses comme un Esprit malin qui enténébrait la grande marche triomphale vers la paix démocratique. Détachant d'elle Milioukov, la coalition, du même coup, se lavait des péchés de l'impérialisme. La composition du gouvernement de coalition et son programme furent approuvés par le Soviet de Pétrograd, le 5 mai. Les bolcheviks ne réunirent contre la coalition que cent voix. " L'assemblée saluait chaleureusement les orateurs-ministres, – note ironiquement Milioukov, racontant cette séance. Une même tempête d'applaudissements accueillit cependant Trotsky, arrivé la veille d'Amérique, " vieux leader de la première révolution ", qui blâmait nettement l'entrée des socialistes dans le ministère, affirmant que, dès lors, le " double pouvoir " ne serait pas supprimé, mais " seulement transféré dans le ministère lui-même ", et que le véritable pouvoir unique qui " sauverait " la Russie apparaîtrait seulement lorsque serait fait " le pas suivant – la transmission du pouvoir aux mains des députés ouvriers et soldats ". Alors s'ouvrirait " une nouvelle époque – une époque de sang et de fer, non plus dans une lutte de nations contre nations, mais dans la lutte de la classe souffrante, opprimée, contre les classes dirigeantes ". C'est ainsi que Milioukov représente les choses. En conclusion de son discours, Trotsky formulait trois règles de politique des masses – " trois commandements révolutionnaires : ne pas faire confiance à la bourgeoisie ; contrôler les dirigeants ; compter uniquement sur ses propres forces ".
Au sujet de ce discours, Soukhanov note ceci : " De toute évidence, il ne pouvait pas compter sur une approbation. "Et effectivement : la conduite faite à l'orateur fut beaucoup plus froide que l'accueil. Soukhanov, extrêmement sensible aux bruits de couloirs entre intellectuels, ajoute ceci : " De lui qui n'avait pas encore adhéré au parti bolchevik, la rumeur courait déjà qu'il était " pire que Lénine ".
Les socialistes prirent pour eux six portefeuilles sur quinze. Ils voulaient être en minorité. Même après s'être décidés à participer ouvertement au pouvoir, ils continuaient à jouer à qui perd gagne. Le prince Lvov restait premier ministre. Kérensky devenait ministre de la Guerre et de la Marine. Tchernov ministre de l'Agriculture. Milioukov, au poste de ministre des Affaires étrangères, fut remplacé par un fin connaisseur des ballets d'opéra, Téréchtchenko, qui devint en même temps l'homme de confiance de Kérensky et de Buchanan. Tous trois étaient d'accord sur ce point que la Russie pouvait parfaitement se passer de Constantinople. A la tête de la Justice fut placé l'insignifiant avocat Péréversev, qui obtint dans la suite une éphémère célébrité, en juillet, à l'occasion du procès des bolcheviks. Tsérételli se contenta du portefeuille des Postes et Télégraphes, afin de garder son temps pour le Comité exécutif. Skobélev, devenu ministre du Travail, promit, dans un moment de chaleur, de réduire les bénéfices des capitalistes à cent pour cent intégralement – et cette phrase vola bientôt de bouche en bouche. Pour faire symétrie, on nomma comme ministre du Commerce et de l'Industrie un très gros entrepreneur moscovite, Konovalov. Il amena avec lui quelques personnages de la Bourse de Moscou, à qui furent confiés des postes très importants dans l'État. D'ailleurs, dans les quinze jours, Konovalov donnait déjà sa démission, protestant par ce moyen contre " l'anarchie " dans l'économie générale, tandis que Skobélev, même avant lui, avait renoncé à attenter aux bénéfices et s'occupait de lutter contre l'anarchie : il étouffait les grèves, invitant les ouvriers à se restreindre eux-mêmes.
La déclaration du gouvernement consistait, comme il se doit, venant d'une coalition, en lieux communs, Elle mentionnait une active politique extérieure en faveur de la paix, une recherche de solution de l'approvisionnement, et l'examen préparatoire de la question agraire. Ce n'étaient là que des phrases redondantes. Le seul point sérieux, du moins dans les intentions, précisait que l'armée serait préparée " aux opérations de défensive et d'offensive pour prévenir une défaite possible de la Russie et des nations alliées ". En cette tâche se résumait, en somme, l'intérêt capital de la coalition qui se constituait comme le dernier enjeu de l'Entente et de la Russie. " Un gouvernement de coalition écrivait Buchanan – représente pour nous le dernier et presque seul espoir de salut, pour la situation militaire sur ce front. "
Cest ainsi que, derrière les plates-formes, les discours, les conciliations et les votes des leaders libéraux et démocrates de la Révolution de Février, se tenait le régisseur impérialiste, en la personne de l'Entente. Se trouvant forcés d'entrer si hâtivement dans la composition du gouvernement, au nom des intérêts du front de l'Entente hostile à la révolution, les socialistes prirent sur eux environ un tiers du pouvoir et la totalité de la guerre.
Le nouveau ministre des Affaires étrangères dut, pendant quinze jours, différer la publication des réponses des gouvernements alliés à la déclaration du 27 mars pour obtenir d'eux certaines modifications de style qui dissimuleraient la polémique engagée contre la déclaration du cabinet de coalition. " L'active politique extérieure en faveur de la paix " consistait désormais en ceci que Téréchtchenko corrigeait avec application les télégrammes diplomatiques que rédigeaient pour lui les vieux services de la chancellerie et que, biffant " revendications " , il écrivait " justes exigences " , ou bien qu'au lieu de " la garantie des intérêts " , il écrivait en surcharge " le bien des peuples ". Milioukov, tout en grinçant un peu des dents, dit de son successeur " Les diplomates alliés savaient que la terminologie " démocratique " de ses dépêches était une concession involontaire aux exigences du moment, et la considéraient avec indulgence. "
Thomas et Vandervelde récemment arrivés, ne restaient pas les bras croisés : ils s'appliquaient avec zèle à interpréter " le bien des peuples " dans un sens conforme aux besoins de l'Entente et travaillaient non sans succès les naïfs du Comité exécutif. " Skobélev et Tchernov – communiquait Vandervelde – protestent énergiquement contre toute idée de paix prématurée. " Il n'est pas étonnant que Ribot, s'appuyant sur de tels collaborateurs, ait pu déclarer, dès le 9 mai, au parlement français, qu'il se disposait à donner une réponse satisfaisante à Téréchtchenko, " sans renoncer à quoi que ce fût. "
Oui, les véritables maîtres de la situation n'avaient pas du tout l'intention de laisser se perdre ce qui était à ramasser. Justement, en ces jours-là, l'Italie proclamait l'indépendance de l'Albanie et, du même coup, plaçait celle-ci sous son protectorat. Ce n'était pas une mauvaise leçon de choses. Le gouvernement provisoire se disposait à protester, non point tellement au nom de la démocratie qu'à cause de la rupture d'" équilibre " dans les Balkans, mais son impuissance le réduisit tout de suite à se mordre la langue.
Il n'y eut de nouveau dans la politique extérieure de la coalition que son rapprochement hâtif avec l'Amérique. Cette toute fraîche amitié offrait trois commodités non sans importance : les Etats-Unis n'étaient pas aussi compromis par les ignominies de la guerre que la France et l'Angleterre ; la république transocéanienne ouvrait à la Russie de larges perspectives en matière d'emprunts et de fournitures de guerre ; enfin, la diplomatie de Wilson – combinaison de papelardise démocratique avec de la tricherie – correspondait le mieux du monde aux besoins stylistiques du gouvernement provisoire. Ayant envoyé en Russie la mission du sénateur Root, Wilson adressa au gouvernement provisoire un de ses mandements de pasteur dans lequel il disait : " Aucun peuple ne doit être soumis par la force à une souveraineté sous laquelle il ne veut pas vivre. " Le but de la guerre était défini par le président américain d'une façon non très nette, mais séduisante : " Assurer la paix future du monde et, dans l'avenir, le bien-être et le bonheur des peuples. " Que pouvait-il y avoir de mieux ? Téréchtchenko et Tsérételli n'attendaient que cela ; de nouveaux crédits et les lieux communs du pacifisme. Avec l'aide des premiers et sous la couverture des seconds, on pouvait procéder aux préparatifs de l'offensive qu'exigeait le Shylock des bords de la Seine en secouant furieusement en l'air toutes ses traites.
Dès le 11 mai, Kérensky partait pour le front, ouvrant une campagne d'agitation pour l'offensive. " La vague d'enthousiasme dans l'armée grandit et s'élargit " , écrivait au gouvernement provisoire le nouveau ministre de la Guerre tout haletant dans l'enivrement de ses propres discours. Le 14 mai, Kérensky édicte un ordre aux armées : " Vous irez là où vous conduiront vos chefs " , et pour embellir cette perspective bien connue et peu séduisante pour les soldats, il ajoutait : " Vous porterez la paix à la pointe de vos baïonnettes. " Le 22 mai fut destitué le prudent général Alexéïev qui était d'ailleurs assez dépourvu de talent, et il fut remplacé, comme généralissime, par un homme plus souple et plus entreprenant, Broussilov. Le démocrate préparait à toutes forces l'offensive, c'est-à-dire la grande catastrophe de la Révolution de Février.
Le Soviet était l'organe des ouvriers et des soldats, c'est-à-dire des paysans. Le gouvernement provisoire était l'organe de la bourgeoisie. La Commission de contact était l'organe de la conciliation, La coalition simplifia le mécanisme en transformant le gouvernement provisoire lui-même en une commission de contact. Mais la dualité de pouvoirs n'était nullement éliminée ainsi. Que Tsérételli fût membre de la Commission de contact ou ministre des Postes, ce n'était pas une solution. Dans le pays existaient deux organisations d'État incompatibles : une hiérarchie d'anciens et de nouveaux fonctionnaires, nommés d'en haut, ayant à leur tête le gouvernement provisoire, et un système de soviets élus dont les ramifications descendaient jusqu'à la plus lointaine des compagnies sur le front.
Ces deux systèmes gouvernementaux s'appuyaient sur des classes différentes qui n'en étaient encore qu'à préparer le règlement de leurs comptes historiques. En allant à la coalition, les conciliateurs escomptaient une pacifique et graduelle abolition du système soviétique. Il leur semblait que la force des soviets, concentrée en leurs personnes, se transmettait dès lors au gouvernement officiel. Kérensky affirmait catégoriquement à Buchanan que " les soviets mourraient de leur mort naturelle ". Cet espoir devint bientôt la doctrine officielle des chefs conciliateurs. Dans leur pensée, le centre de gravité de la vie sur tous les points du pays devait passer des soviets à de nouveaux organes démocratiques d'administration autonome. La place du Comité exécutif central devait être occupée par l'Assemblée constituante. Le gouvernement de coalition se disposait ainsi à faire le pont vers un régime de république bourgeoise parlementaire.
Mais la révolution ne voulait et ne pouvait marcher dans cette voie. Le sort des nouvelles doumas municipales, était, en ce sens, un présage non équivoque. Les doumas avaient été élues sur la base du droit électoral le plus large. Les soldats avaient voté à égalité avec la population civile, les femmes à égalité avec les hommes. Quatre partis participaient à la lutte. Le Novoié Vremia, ancien organe officieux du gouvernement tsariste, un des journaux les plus malhonnêtes du monde – et ce n'est pas peu dire ! – exhortait les gens de droite, les nationalistes, les octobristes, à voter pour les cadets. Mais lorsque l'impuissance politique des classes possédantes se fut entièrement dévoilée, la plupart des journaux bourgeois lancèrent ce mot d'ordre : " Votez pour qui vous voudrez, sauf pour les bolcheviks ! " Dans toutes les doumas et les zemstvos, les cadets constituèrent l'aile droite, les bolcheviks étant une minorité de gauche qui se renforçait. La majorité, d'ordinaire écrasante, appartenait aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks.
Les nouvelles doumas, semblait-il, se distinguant des soviets par une représentation plus complète, auraient dû jouir d'une plus grande autorité. En outre, en tant qu'institutions sociales juridiquement établies, les doumas avaient l'énorme avantage d'être officiellement soutenues par l'État. La milice, le ravitaillement, les transports urbains, l'instruction publique ressortissaient officiellement aux doumas. Les soviets, en tant qu'institutions " privées ", n'avaient ni budget, ni droits. Et, néanmoins, le pouvoir restait entre les mains des soviets. Les doumas représentaient en somme des commissions municipales près les soviets. La compétition entre le système soviétique et la démocratie de pure forme était, par ses résultats, d'autant plus frappante qu'elle se manifestait sous la direction des mêmes partis, socialiste-révolutionnaire et menchevik, lesquels, dominant dans les doumas comme dans les soviets, étaient profondément persuadés que les soviets devaient céder la place aux doumas, et tâchaient eux-mêmes de faire en ce sens tout ce qu'ils pouvaient.
L'explication de ce phénomène remarquable, auquel on réfléchissait relativement peu dans le tourbillon des événements, est simple : les municipalités, de même qu'en général toutes autres institutions de la démocratie, ne peuvent agir que sur la base de rapports sociaux parfaitement stables, c'est-à-dire d'un système déterminé de propriété. Or, la révolution consiste essentiellement en ceci qu'elle met en question cette base des bases et que la réponse ne peut être donnée que par une ouverte vérification révolutionnaire des rapports entre les forces de classes. Les soviets, malgré la politique de leurs dirigeants, étaient l'organisation combative des classes opprimées qui, en partie à demi consciemment, se groupaient étroitement pour modifier les bases de la structure sociale.
Les municipalités donnaient par contre une représentation égale à toutes les classes de la population ramenées sous la dénomination abstraite de citoyens, et ressemblaient beaucoup, en ces circonstances révolutionnaires, à une conférence diplomatique qui s'explique en un langage conventionnel et hypocrite, au moment même où les camps hostiles qu'elle représente se préparent fiévreusement à la bataille. Dans la marche quotidienne de la révolution, les municipalités traînaient encore une existence à demi fictive. Mais dans les tournants décisifs, lorsque l'intervention des masses déterminait la direction ultérieure des événements, les municipalités sautaient, leurs éléments constitutifs se retrouvaient situés sur les côtés opposés de la barricade. Il suffisait de confronter les rôles parallèles des soviets et des municipalités dans le courant de mai à octobre pour prévoir longtemps à lavance le sort de l'Assemblée constituante.
Le gouvernement de coalition ne se pressait pas de convoquer cette dernière. Les libéraux qui, dans le gouvernement, en dépit de l'arithmétique démocratique, étaient en majorité, n'avaient nullement hâte de se voir, dans une Assemblée constituante, l'impuissante aile droite qu'ils étaient dans les nouvelles doumas. La conférence spéciale instituée pour la convocation de l'Assemblée constituante ne se mit au travail qu'en fin mai, trois mois après l'insurrection. Les juristes libéraux coupaient chaque cheveu en seize, agitaient dans les éprouvettes tous les résidus démocratiques, chicanaient interminablement sur les droits électoraux de l'armée, se demandant s'il fallait ou non donner le droit de vote aux déserteurs qui se comptaient par millions et aux membres de l'ancienne famille régnante qui se comptaient par dizaines. Autant que possible, l'on ne disait mot de la date de la convocation. Soulever cette question à la Conférence était généralement considéré comme une faute de tact dont étaient seuls capables les bolcheviks.
Les semaines passaient, mais, malgré les espérances et les prédictions des conciliateurs, les soviets n'agonisaient point. De temps à autre, endormis et déconcertés par leurs chefs, ils tombaient, il est vrai, dans une demi-prostration, mais le premier signal de danger les remettait sur pied et manifestait incontestablement pour tous que les soviets étaient les maîtres de la situation. En essayant de les saboter, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se trouvaient forcés, dans tous les cas importants, de reconnaître leur priorité. Cela s'exprimait notamment en ce fait que les meilleures forces des deux partis étaient concentrées dans les soviets. Pour les municipalités et les zemstvos, l'on réservait des gens de deuxième ordre, des techniciens, des administrateurs. L'on observait aussi la même chose chez les bolcheviks. Seuls, les cadets qui n'avaient pas accès dans les soviets, concentraient leurs meilleures forces dans les organes municipaux. Mais l'impuissante minorité bourgeoise ne pouvait se faire d'eux un appui.
Ainsi, personne ne croyait avoir les municipalités comme des organes à soi. Les antagonismes constamment aggravés entre ouvriers et usiniers, entre soldats et officiers, entre paysans et propriétaires nobles, ne pouvaient être ouvertement débattus dans une municipalité ou un zemstvo, comme cela se discutait entre soi, au Soviet, d'une part, dans les réunions " particulières " de la Douma d'État et en général dans toutes les conférences des politiciens censitaires, d'autre part. On peut s'entendre avec l'adversaire sur des broutilles, mais on ne peut s'accorder avec lui sur des questions de vie ou de mort.
Si l'on adopte la formule de Marx disant que le gouvernement est le comité de la classe dominante, il faudra dire que les véritables " comités " des classes en lutte pour le pouvoir se trouvaient en dehors du gouvernement de coalition. A l'égard du Soviet, représenté au sein du gouvernement comme une minorité, c'était absolument évident. Mais ce n'était pas moins vrai à l'égard de la majorité bourgeoise. Les libéraux n'avaient aucune possibilité de s'entendre sérieusement et efficacement, en présence des socialistes, sur les questions qui touchaient le plus la bourgeoisie. L'éviction de Milioukov, leader bien connu et incontestable de la bourgeoisie, autour duquel se groupait l'état-major des propriétaires, avait un caractère symbolique, dévoilant complètement, dans tous les sens, la position excentrique du gouvernement. La vie évoluait autour de deux foyers dont l'un était dirigé vers la gauche et l'autre vers la droite du palais Marie.
Sans oser dire ce qu'ils pensaient au sein du gouvernement, les ministres vivaient dans une atmosphère de convention qu'ils créaient eux-mêmes. La dualité de pouvoirs, dissimulée par la coalition, devint une école d'équivoque, d'astuce, et, en général, de toute duplicité. Le gouvernement de coalition passa, dans les mois qui suivirent, par une série de crises, de réfections et de remaniements, mais il conserva ses traits essentiels d'impuissance et de fausseté jusqu'au jour même de sa mort.
Dernière mise à jour 2.7.00