1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LA DEPORTATION

(Lettres écrites en cours de route)


Le 3 janvier 1907. – Voilà déjà deux ou trois heures que nous sommes enfermés dans la prison de déportation. Je l'avoue, c'est avec une certaine inquiétude nerveuse que j'ai quitté ma cellule de détention préventive. J'étais si bien habitué à cette petite cabine dans laquelle j'avais la possibilité de travailler. A la maison de déportation, nous savions qu'on nous mettrait dans une chambre commune, et que peut‑il y avoir de plus fatigant ? Ensuite, ce serait la boue, les allées et venues et tous les tracas du voyage par étapes. Qui sait combien de temps s'écoulera avant que nous arrivions à destination ? Et qui pourrait prédire à quelle époque nous en reviendrons ? Ne vaudrait‑il pas mieux rester enfermé comme avant dans la cellule n° 462, lire, écrire et attendre ?... Pour moi, vous le savez, c'est un effort surhumain de déménager. Et un déménagement d'une prison à une autre est cent fois plus pénible. Une nouvelle administration, de nouvelles difficultés, de nouveaux efforts dans le but de créer autour de soi avec les gens des relations qui ne soient pas trop odieuses. Je dois prévoir un changement continuel de chefs, à commencer par l'administration de la prison de Pétersbourg, en finissant par le gardien du bourg sibérien où nous serons déportés. J'ai déjà passé une fois par cette école et je vais suivre cette voie une seconde fois sans aucun enthousiasme.

On nous a transférés ici subitement, sans nous prévenir. Dans la salle d'écrou, on nous a obligés à revêtir le costume des détenus. Nous avons accompli cette formalité avec une curiosité d'écoliers. Il était amusant de se voir en pantalon gris, souquenille grise, bonnet gris. Cependant, nous ne portons pas sur le dos l'as de carreau, le morceau de drap, l'insigne classique. On nous a permis de garder notre linge et nos chaussures. Nous sommes entrés en bande fort animée, attifés de ces nouveaux vêtements, dans la chambre qui nous attendait...

Le traitement que nous fait l'administration, en dépit de la mauvaise réputation de cette maison, est fort convenable et nous remarquons même une certaine prévenance. Nous avons de bonnes raisons de penser que des instructions spéciales ont été données : nous surveiller rigoureusement, mais ne pas provoquer d'incidents.

On garde dans le plus grand secret, comme précédemment, la date du départ : on craint sans doute des manifestations et peut‑être des tentatives d'enlèvement en cours de route. On craint cela et on prend les mesures nécessaires ; mais, dans les circonstances actuelles, une tentative de ce genre serait vraiment absurde.

Le 10 janvier. – Je vous écris dans le train en marche... Excusez donc mon écriture peu lisible... Il est maintenant neuf heures du matin.

Nous avons été réveillés cette nuit, à trois heures et demie, par le surveillant en chef – la plupart d'entre nous venaient tout juste de se coucher, nous nous étions oubliés à jouer aux échecs ; le surveillant nous a déclaré qu'on nous mettait en route à six heures. Nous avions attendu si longtemps le départ que l'heure enfin fixée nous a surpris, tant elle était inattendue.

Tout s'est ensuite passé comme il est de règle. Nous avons fait nos paquets en hâte, et en embrouillant tout. Nous sommes descendus dans la salle d'écrou où nous attendaient les femmes et les enfants. Là, on nous a livrés à l'escorte qui a rapidement examiné nos bagages. Un aide‑surveillant ensommeillé a remis notre argent à l'officier. Ensuite, on nous a installés dans les voitures et, sous garde renforcée, on nous a conduits à la gare Nicolas. Nous ne savions pas encore de quel côté nous irions. Il est bon de remarquer que notre escorte a été appelée d'urgence de Moscou et n'est arrivée ici qu'aujourd'hui : évidemment, on n'avait pas confiance dans les soldats de Pétersbourg. L'officier s'est montré fort aimable au moment où on lui remettait ses prisonniers, mais à toutes les questions que nous lui posions il a invariablement répondu qu'il ne savait rien. Il a déclaré qu'un colonel de gendarmerie était responsable de nous et que tous les ordres venaient de là. Quant à lui, il était simplement chargé de nous conduire à la gare, et c'était tout. Il est possible, certes, que le gouvernement ait poussé la prudence jusqu'à ce point, mais, d'autre part, il est bien permis de supposer que l'officier parlait ainsi par diplomatie.

Voilà une heure que le train marche et nous ne savons pas encore si nous rouions vers Moscou ou vers Vologda. Les soldats disent n'en rien savoir lion plus ; il est certain qu'eux ne savent rien.

Nous avons un wagon à part, de troisième classe, un bon wagon ; chacun de nous dispose d'une couchette. Pour les bagages, nous avons aussi un wagon spécial dans lequel, d'après ce que disent les soldats de l'escorte, se trouvent dix gendarmes qui nous accompagnent, sous les ordres d'un colonel.

Nous avons pris place en gens à qui il est indifférent de se laisser conduire dans n'importe quelle direction : nous arriverons toujours...

Nous apprenons qu'on passe par Vologda – un des nôtres l'a deviné en lisant le nom d'une petite station. Nous serons donc à Tioumen dans quatre jours.

Notre public est très animé, le voyage nous distrait, nous ranime après treize mois de prison. Bien qu'il y ait des grilles aux fenêtres du wagon, nous apercevons de l'autre côté la liberté, la vie, le mouvement... Reviendrons‑nous bientôt sur ces rails?... Adieu, cher ami.

Le 11 janvier. – Si l'officier de l'escorte est prévenant et poli, que dire des soldats ? Presque tous ont lu le compte rendu de notre procès et ils nous donnent les marques de la plus vive sympathie. Détail intéressant : jusqu'à la dernière minute, les soldats ne savaient pas quelles gens ils devaient conduire, ni dans quelle direction. D'après les mesures de prudence dont leur départ subit a été entouré quand on les a amenés de Moscou à Pétersbourg, ils croyaient devoir nous escorter jusqu'à Schlüsselburg, pour exécution capitale. Dans la salle d'écrou de la prison de déportation, j'avais remarqué que les hommes de l'escorte étaient très émus et d'une obligeance étrange, comme s'ils se sentaient un peu coupables. C'est seulement en wagon que j'en ai su la raison... Comme ils parurent soulagés quand ils se surent en présence des “députés ouvriers”, qui n'étaient condamnés qu'à la déportation.

Les gendarmes, dont le rôle est, en quelque sorte, de convoyer l'escorte, ne se montrent pas du tout dans notre wagon. Ils assument seulement la garde extérieure : ils entourent le wagon dans les gares, montent la faction devant la porte et, sans doute, surveillent surtout les soldats de l'escorte. C'est, du moins, l'opinion de ceux‑ci.

L'eau, l'eau bouillante, le dîner nous sont préparés sur des ordres qu'on envoie par télégraphe. Sous ce rapport, nous voyageons avec toutes les commodités. Ce n'est pas en vain qu'un buvetier, dans une petite gare, a pris de nous une telle opinion qu'il nous a offert, par l'intermédiaire de l'escorte, trois dizaines d'huîtres [1]. Cela nous égaya assez. Cependant, nous les refusâmes.

Le 12 janvier. – De plus en plus, nous nous éloignons de vous.

Dès le premier jour, notre monde s'est divisé en petites familles et, comme on est à l'étroit dans le wagon, les groupes sont obligés de vivre à part. Seul, le docteur [2] ne fait partie d'aucun groupement : les manches retroussées, actif, infatigable, il nous dirige tous.

Nous avons, dans le wagon, comme vous savez, quatre enfants. Mais ils se conduisent à merveille, c'est‑à‑dire qu'ils se font oublier. Avec les soldats de l’escorte, ils se sont liés de la plus étroite amitié. Les rustres qui nous gardent manifestent à leur égard la plus délicate tendresse...

... Mais “eux”, comme “ils” nous gardent ! A chaque station, le wagon est cerné par les gendarmes et, dans les grandes gares, la surveillance est renforcée par des hommes de la police mobile. Les gendarmes, outre leurs fusils, tiennent à la main le revolver et en menacent quiconque, par hasard ou par curiosité, s'approche du wagon. Il n'y a actuellement que deux catégories de gens qui soient ainsi gardés : ce sont les “criminels” d'Etat et les plus fameux ministres.

A notre égard, on observe une tactique bien déterminée. Nous l'avons compris dès la maison de déportation : d'une part, la plus rigoureuse surveillance, d'autre part des procédés de gentlemen dans les limites permises. A cela se reconnaît le génie constitutionnel de Stolypine. Mais il est impossible de douter que cette machine compliquée ne finisse par se détraquer. De quel côté ? Sous le rapport de la surveillance ou bien des bons procédés ? C'est la question.

Nous venons d'arriver à Viatka. Le train s'est arrêté. Quel accueil nous réservait la bureaucratie de l'endroit ! Je voudrais que vous ayez pu voir cela. Des deux côtés du wagon, il y a une demi‑compagnie de soldats, formant la haie. Une seconde rangée est formée par les gardes du zemstvo, le fusil en bandoulière. Des officiers, l’ispravnik [3], des commissaires, etc. Devant le wagon, comme toujours, des gendarmes. En un mot, une vraie démonstration de forces militaires. Evidemment, le prince Gortchakov, le Pompadour de l'endroit [4], a renchéri sur les instructions reçues de Pétersbourg, en imaginant pour nous cette cérémonie. Nous sommes pourtant vexés de ne pas voir d'artillerie. Il est difficile de se figurer tableau plus ridicule. Que de poltronnerie en tout cela ! Véritable caricature d'un “pouvoir qui sait être fort”. Nous avons le droit de nous enorgueillir : ils craignent évidemment le soviet, même mort.

La lâcheté et la sottise sont bien souvent l'envers de la sévérité et de l'urbanité ! Afin qu'on ignore notre itinéraire, qu'il est pourtant impossible de cacher – oui, dans ce but, car il est impossible d'en imaginer un autre –, on nous interdit d'écrire des lettres en cours de route. Tel est l'ordre de l'invisible colonel qui se conforme aux “instructions” de Pétersbourg. Mais, dès le premier jour du voyage, nous nous sommes mis à écrire des lettres dans l'espoir de réussir à les expédier. Et nous n'avons pas été déçus. Les instructions ne prévoyaient pas que le pouvoir ne saurait compter sur ses serviteurs : des amis inconnus nous entourent de toutes parts.

Le 16 janvier. – Voici dans quelles conditions je vous écris nous nous sommes arrêtés dans un village à vingt verstes de Tioumen. C'est la nuit. Une isba de paysan. Une chambre sale, basse de plafond. Le plancher est occupé tout entier par les corps couchés des représentants du soviet des députés ouvriers : pas un interstice de libre…

On ne dort pas encore, on cause, on rit... On a tiré au sort, entre trois prétendants, un large banc‑divan, et c'est moi que la fortune a favorisé. J'ai toujours de la chance dans la vie. A Tioumen, nous avons passé trois jours. Nous avons été accueillis – nous avons déjà l'habitude de ces réceptions – par une multitude de soldats, à pied et à cheval. Les cavaliers (des “volontaires”) faisaient de la voltige, chassant les gamins. De la gare jusqu'à la prison, nous avons fait la route à pied.

On nous comble toujours de prévenances, parfois même excessives, mais en même temps les mesures de prudence deviennent de plus en plus rigoureuses, et cela jusqu'à la superstition. C'est ainsi par exemple que, sur demande adressée par téléphone, on nous a fait parvenir de tous les magasins ce que nous demandions ; en revanche, on nous a refusé l'autorisation d'une promenade dans la cour de la prison. Dans le premier cas, on fait preuve d'amabilité, dans le deuxième, on viole injustement le règlement. De Tioumen, nous sommes partis en voiture ; pour quatorze déportés, on nous a donné cinquante‑deux (cinquante-deux !) soldats d'escorte, sans compter le capitaine, un commissaire et un brigadier de police rurale. C'est vraiment extraordinaire. Tout le monde en est stupéfait, sans excepter les soldats, le capitaine, le commissaire et le brigadier de police. Mais telles sont les “instructions”. Nous allons maintenant à Toboisk, nous avançons fort lentement. Aujourd'hui, par exemple, nous n'avons fait dans la journée que vingt verstes. Nous sommes arrivés à l'étape à une heure de l'après‑midi. Pourquoi ne pas continuer la route ? Impossible ! Pourquoi impossible ? Les “instructions” ! Pour empêcher toute évasion, on refuse de nous transporter le soir, ce qui est, jusqu'à un certain point, compréhensible. Mais, à Pétersbourg, on a si peu de confiance dans l'initiative des autorités locales qu'on a rédigé un itinéraire verste par verste. Quelle activité de la part du département de la police ! Nous ne faisons donc que trois ou quatre heures de voyage par jour, et nous restons en place pendant vingt heures. Dans ces conditions, la route jusqu'à Tobolsk étant de deux cent cinquante verstes, il nous faudra dix jours, et nous n'arriverons à Tobolsk que le 25 ou le 26 janvier. Combien de temps resterons‑nous là‑bas ? Quand partirons‑nous ? Où irons‑nous ? Tout cela est du domaine de l'inconnu, c'est‑à‑dire qu'on ne nous en dit rien.

Nous occupons quarante traîneaux. Les véhicules qui sont en tête du convoi transportent nos bagages. Nous venons ensuite, nous autres “députés”, deux par voiture, et gardés par deux soldats. Chaque traîneau est attelé d'un seul cheval. Dans les voitures d'arrière, on ne voit que des soldats. L'officier et le commissaire sont en tête de file dans une kocheva [5]. Les chevaux avancent au pas. Sur un parcours de quelques verstes, en sortant de Tioumen, nous avons même été accompagnés par vingt ou trente cavaliers. En un mot, si l'on considère que ces mesures inouïes ont été prises par ordre de Pétersbourg, il faut en conclure que l'on veut coûte que coûte nous mener dans une retraite des plus cachées. Il est impossible de penser que ce voyage avec une suite royale soit une simple fantaisie des bureaux. Cela pourrait susciter plus tard de sérieuses difficultés...

Tous dorment déjà. Dans la cuisine d'à côté, dont la porte est ouverte, des soldats veillent. Des sentinelles vont et viennent sous la fenêtre. La nuit est magnifique, c'est une nuit de lune, toute bleue, toute de neige. Quel étrange tableau : ces corps étendus sur le plancher dans un lourd sommeil, ces soldats à la porte et devant les fenêtres... Mais comme c'est la seconde fois que je fais un voyage de ce genre, mes impressions n'ont plus la même fraîcheur... Déjà la prison des Croix ne m'avait paru qu'une répétition de celle d'Odessa, construite sur le même modèle. Ce voyage me semble également continuer celui que je fis autrefois par étapes, quand on me dirigea vers le gouvernement d'Irkoutsk...

Dans la prison de Tioumen, il y avait une multitude de détenus politiques, en particulier des déportés par mesure administrative [6]. Ces détenus, pendant leur promenade, s'étaient rassemblés sous notre fenêtre et nous saluèrent par des hymnes ils brandirent même un drapeau rouge sur lequel on lisait :“Vive la révolution ! ” Ils chantaient, et ce chœur n'était pas mauvais : il y a longtemps sans doute qu'ils vivent ensemble ici et ils ont eu loisir d'accorder leurs voix... Cette scène était assez imposante et, si vous voulez, touchante en son genre. Par le vasistas, nous leur avons adressé quelques paroles de sympathie. Dans la même prison, les criminels de droit commun nous ont remis une très longue supplique, nous priant, en vers et en prose, flous, “hauts révolutionnaires de Pétersbourg”, de leur tendre une main secourable. Nous aurions voulu laisser un peu d'argent aux détenus politiques qui en ont le plus besoin, car plusieurs d'entre eux manquent même de linge et de vêtements chauds ; mais l'administration pénitentiaire nous l'a catégoriquement interdit. Les “instructions” défendent que les “députés” entrent en rapports avec d'autres “politiques”. Même au moyen de l'impersonnel papier‑monnaie ? Parfaitement. Tout a été prévu!

De Tioumen on ne nous a pas permis d'envoyer des télégrammes, afin de mieux cacher le lieu et le temps de notre arrivée à destination. Quelle absurdité ! Comme si les démonstrations militaires que l'on multiplie en cours de route ne signalaient pas notre itinéraire à tous les badauds.

Le 18 janvier (Pokrovskoïé). – Je vous écris de la troisième étape. Nous sommes exténués par ce lent voyage. Nous ne faisons pas plus de six verstes à l'heure, et pas plus de quatre à cinq heures par jour. Fort heureusement, le froid n'est pas cruel : 20, 25, 30 degrés Réaumur au‑dessous de zéro. Il y a trois semaines, il gelait ici jusqu'à 52 degrés Réaumur. Comme nous aurions souffert de cette température, surtout avec de petits enfants!

Il nous reste encore huit jours de voyage jusqu'à Tobolsk. Pas de journaux, pas de lettres, pas de nouvelles. Les lettres que nous écrivons, nous ne sommes pas sûrs qu'on les reçoive : il nous est toujours interdit d'écrire en route et nous sommes forcés de recourir à des moyens de fortune, pas toujours sûrs. Mais, en somme, tout cela n'est rien. Chaudement vêtus, tous nous respirons cet air glacial avec délices, cela nous change de la puante atmosphère de la cellule. Vous penserez ce que vous voudrez, mais à l'époque où l'organisme humain se formait, il n'a sans doute pas eu l'occasion de s'adapter au régime cellulaire.

Heine écrivait en 1843, dans ses Lettres de Paris : “Dans ce pays sociable, l'emprisonnement cellulaire, la méthode de Pennsylvanie, serait d'une cruauté inouïe et le peuple français est trop généreux pour consentir à acheter la tranquillité sociale à ce prix. C'est pourquoi, j'en suis certain, même après le consentement exprimé par les Chambres, le système de la réclusion, système épouvantable, inhumain et même anti‑naturel, ne sera pas appliqué et les nombreux millions que l'on dépense pour construire des bâtiments affectés à ce genre de détention seront, Dieu merci, de l'argent perdu. Le peuple détruira ces forteresses de la nouvelle noblesse bourgeoise avec une indignation égale à celle qu'il ressentit quand il détruisit la première Bastille. Si effrayant et sombre qu'ait été l'aspect de cette dernière, elle était pourtant un kiosque lumineux, un gai pavillon, à côté de ces petites cavernes de silence, à l'américaine, qui ne pouvaient être inventées que par un piétiste au cerveau obtus et adoptées que par des marchands sans cœur qui tremblent pour la propriété. ”

Tout cela est fort bien dit. Mais, moi, je préfère la cellule.

Tout est resté, en Sibérie, comme il y a cinq ou six ans, et cependant tout a changé : non seulement les soldats sibériens ont évolué – et comment ! – mais les paysans ne sont plus les mêmes ; ils aiment à causer politique, ils demandent si “ça” va bientôt finir. Le gamin qui nous sert de cocher et qui n'a que treize ans – il prétend en avoir quinze – vocifère tout le long du chemin : “Lève‑toi, peuple ouvrier ! Lève‑toi pour la lutte, peuple affamé ! ” Les soldats, dont la sympathie pour le chanteur se manifeste avec évidence, menacent de le dénoncer à l'officier. Mais le gamin comprend parfaitement que tout le monde est de son côté et, sans crainte, exhorte au combat le peuple ouvrier...

La première étape, d'où je vous ai envoyé une lettre, était une mauvaise isba de moujik. Les deux autres, des bâtiments de l'Etat, spécialement affectés à cet usage, non moins sales, mais plus commodes. Il y a un quartier pour les femmes et un autre pour les hommes ; il y a une cuisine. Nous dormons sur des planches. Nous devons nous satisfaire d'une propreté toute relative. C'est, je crois, le côté le plus pénible du voyage.

Des babas et des moujiks nous apportent ici du lait, du fromage blanc, des porcelets, des galettes et autre mangeaille. On les laisse passer ce qui est en somme contre la règle. Les “instructions” interdisent tous rapports entre nous et les gens du dehors. Mais, autrement, l'escorte aurait bien de la peine à nous ravitailler.

L'ordre parmi nous est maintenu par notre chef souverain F... , que tous, y compris l'officier, les soldats, la police et les marchandes, appellent simplement “le docteur”. Il déploie une énergie inépuisable : il empaquette, achète, fait cuire les aliments, les distribue, enseigne le chant, donne des ordres, etc. Il est secondé par d'autres détenus qui prennent leur service à tour de rôle et ont ceci de commun qu'ils ne font à peu près rien... En ce moment, on prépare notre souper, on cuisine avec une bruyante animation. “Le docteur demande un couteau... – Le docteur réclame le beurre... –Vous, monsieur, qui êtes de service, veuillez donc emporter les ordures... ” Voix du docteur : “Ah ! vous ne mangez pas de poisson ? Je peux vous faire griller une côtelette : ça m'est parfaitement égal... ” Après le souper, le thé est servi sur les planches. Ce sont les dames qui se chargent de ce service : ainsi en a décidé le docteur.

Le 23 janvier. – Je vous écris de l'avant‑dernière étape, avant Tobolsk. La maison d'étape est ici un beau bâtiment, tout neuf, spacieux et propre. Après la saleté des dernières étapes, nous nous reposons ici, et d'âme et de corps. Il ne reste que soixante verstes jusqu'à la ville. Si vous saviez comme nous rêvons, depuis ces derniers jours, d'une “vraie” prison dans laquelle on pourrait se laver et se reposer a son aise ! Il n'y a ici qu'un seul déporté politique, autrefois tenancier d'un magasin d'eau-de‑vie à Odessa, condamné pour propagande parmi les soldats. Il nous a apporté des vivres et nous a parlé des conditions d'existence dans le gouvernement de Tobolsk. La plupart des déportés habitent les environs de la ville, c'est‑à‑dire à cent ou cent cinquante verstes du centre, dans les villages. Il y a cependant quelques déportés dans le district de Berezov. La vie, par là, est incomparablement plus pénible, la misère plus grande. Les évasions sont très fréquentes. Il n'y a presque aucune surveillance ; il serait impossible de l'organiser. On rattrape les “fugitifs” surtout à Tioumen [7], et en général sur la voie ferrée. Mais la proportion de ceux que l'on peut reprendre, par rapport a ceux qui s'évadent, est insignifiante.

Hier, par hasard, nous avons lu dans un vieux journal de Tioumen que deux télégrammes adressés à moi et à S... , à la maison des déportés de la ville, ne nous avaient pas été remis. Les télégrammes sont arrivés juste au moment où nous nous trouvions à Tioumen. L'administration ne les avait pas acceptés, toujours pour les mêmes raisons de prudence qui lui restent incompréhensibles, ainsi qu'à nous. On nous garde en chemin de la façon la plus rigoureuse. Le capitaine a surmené ses soldats en les obligeant à monter la garde, la nuit, non seulement devant les bâtiments où nous étions, mais dans les villages. Et cepen­dant, déjà, nous notons qu'au fur et à mesure de notre progres­sion vers le nord, le régime s'affaiblit : déjà l'on nous permet d'aller sous escorte aux boutiques ; nous nous promenons par groupes dans les villages et nous visitons parfois des déportés. Les soldats nous favorisent tant qu'ils peuvent : ce qui les rap­proche de nous, c'est l'opposition que nous formons avec eux vis‑à‑vis du capitaine. La situation est particulièrement embarrassante pour le sous‑officier qui se trouve pris entre le capitaine et les soldats.

“ Non, messieurs, nous dit‑il un jour, en présence de ses hommes, un sous‑officier maintenant, ce n'est plus comme jadis... y en a bien quelques‑uns encore qui voudraient que ce soit comme autrefois, dit une voix parmi les soldats. Seulement, ceux‑là, on les dresse, et ils apprennent à filer doux...

Tous les hommes éclatent de rire, le sous‑officier rit aussi mais il rit jaune.

Le 26 janvier (prison de Tobolsk). – Deux étapes avant Tobolsk, un officier de la police de la ville est venu à notre rencontre pour renforcer la garde, mais aussi pour nous faire de nouvelles amabilités. Les patrouilles ont été doublées. Nos promenades aux boutiques ont pris fin. Cependant ceux d'entre nous qui voyagent avec leur famille ont été installés dans des kibitkas [10]. Etroite surveillance et parfaite politesse ! A dix verstes de la ville, deux déportés étaient venus à notre rencontre en voiture. Dès que l'officier les aperçut, il prit des mesures galopant le long de notre convoi il ordonna aux soldats qui se trouvaient en traîneau de mettre pied à terre. C'est ainsi que nous avons parcouru le reste du chemin. Les soldats, tout en grognant contre l'officier, durent marcher à pied des deux côtés de la route, le fusil sur l'épaule.

Mais, ici, je suis obligé d'interrompre ma narration. Le docteur, que l'on avait convoqué au bureau de la prison, nous apprend ce qui suit : on nous envoie tous au bourg d'Obdorsk, nous ferons de quarante à cinquante verstes par jour sous escorte. Il y a, d'ici à Obdorsk, plus de douze cents verstes par la “route d'hiver”. C'est‑à‑dire qu'en supposant les circonstances les plus favorables, en admettant que nous trouvions toujours des chevaux, que nous ne soyons pas arrêtés par des maladies, etc. , notre voyage durera plus d'un mois. Une fois installés au lieu de déportation, nous recevrons une indemnité de un rouble quatre‑vingts kopecks par mois. A cette époque de l'année, un voyage d'un mois doit être fort pénible, surtout avec de jeunes enfants. On nous dit que, de Berezov jusqu'à Obdorsk, nos traîneaux auront des attelages de rennes. Cette nouvelle a surtout été désagréable pour ceux qui emmènent leur famille. L'administration locale affirme que cet itinéraire absurde (comprenant quarante verstes au lieu de cent par jour) a été fixé par Pétersbourg, ainsi que les moindres détails de l'expédition. Les sages qui travaillent là‑bas, dans les bureaux, ont tout prévu pour prévenir une évasion. Mais rendons‑leur cette justice que, de dix mesures par eux indiquées, neuf sont entièrement dénuées de sens commun. Les femmes qui suivent de bon gré leur mari ont demandé la permission de sortir de la prison pendant les trois jours que nous passerions à Tobolsk. Le gouverneur a refusé net, refus contraire non seulement à la raison, mais au règlement. Notre petit monde s'en est quelque peu ému et l'on rédige une protestation. Mais à quoi cela servira‑t‑il, puisque la réponse est toujours identique : “Ce sont les instructions de Pétersbourg. ”

Ainsi, les bruits si défavorables qui avaient couru dans la presse étaient fondés : on nous déporte à l'extrême‑nord de cette province. Il est curieux de noter que l' “esprit d'égalité” que l'on a appliqué dans la sentence se manifeste également dans la désignation du lieu où l'on nous envoie : le même pour tous.

Ce que l'on sait d'Obdorsk à Tobolsk est aussi vague que ce que vous en pouvez savoir à Pétersbourg. Une seule chose est sûre : cette localité se trouve quelque part au‑delà du cercle polaire. Une question se pose : n'enverra‑t‑on pas à Obdorsk un détachement spécial pour nous garder?... Cela marquerait du moins de l'esprit de suite. Y aura‑t‑il possibilité d'organiser une évasion ou serons‑nous forcés d'attendre entre le pôle Nord et le cercle polaire le développement ultérieur de la révolution et un changement de régime ? Nous avons lieu de craindre que notre retour, au lieu de dépendre de notre habileté, ne dépende plus que de la politique. Eh bien, nous attendrons à Obdorsk. Et nous travaillerons. Envoyez‑nous seulement des livres et des journaux, des journaux et des livres. Qui sait ce que donneront les événements ? Qui sait à quelle date nos calculs seront justifiés ? Peut‑être l'année que nous serons forcés de passer à Obdorsk sera‑t‑elle un dernier moment d'arrêt dans le mouvement révolutionnaire, un répit que l'histoire nous accorde pour nous permettre de compléter nos connaissances et d'aiguiser nos armes. Ne croyez‑vous pas que de telles idées sont un peu trop fatalistes ? Cher ami, quand on voyage sous escorte dans la direction d'Obdorsk, ce n'est pas un malheur que de devenir un peu fataliste.

Le 29 janvier. – Voilà deux jours que nous avons quitté Tobolsk... Trente soldats nous escortent, sous le commandement d'un sous‑officier. Nous sommes partis lundi matin avec des attelages de trois chevaux (qui ont été réduits à deux à partir du second relais), dans d'énormes traîneaux couverts. La matinée était splendide : un ciel clair, pur, un temps de gel. Autour de nous, des bois immobiles et tout blancs de givre sur le fond lumineux du firmament. Paysage fantastique. Les chevaux menaient un train d'enfer – c'est l'allure habituelle en Sibérie. A la sortie de la ville – la prison donne presque sur la campagne –, nous étions attendus par les déportés de l'endroit, environ quarante ou cinquante personnes ; on nous saluait, on nous complimentait de loin, on cherchait à lier connaissance... Mais nous fûmes rapidement emportés. Parmi la population, des légendes se sont déjà répandues sur notre compte les uns disent qu'on a exilé cinq généraux et deux gouverneurs d'autres parlent d'un comte accompagné de sa famille ; d'autres disent encore que ce sont les membres de la Douma d'Etat. Enfin, la maîtresse du logis où nous avons fait halte aujourd'hui a demandé au docteur : “Vous êtes des “politiques” ? – Des “politiques”, oui. – C'est vous qui commanderez sans doute tous les “politiques” du pays ? ”

Nous nous trouvons en ce moment dans une grande chambre bien propre : les murs sont recouverts de beau papier, une toile cirée recouvre la table, le plancher est frotté à l'encaustique, il y a de grandes fenêtres et deux lampes. Tout cela est fort agréable à l'œil après les bâtiments sales qui nous ont servi d'étapes. Cependant, nous sommes obligés de coucher à même le plancher, car nous sommes neuf dans la chambre. Notre escorte a été relevée à Tobolsk ; si les soldats de Tioumen se montraient prévenants et affables, ceux de Tobolsk sont poltrons et grossiers. Cela s'explique par ce fait qu'ils n'ont pas d'officier : ils répondent donc eux‑mêmes de tout. Au reste, après deux jours de route, la nouvelle escorte s'est “dégelée” et nous avons maintenant d'excellents rapports avec la plupart des soldats ; ce détail a son importance dans un si long voyage.

Après Tobolsk, on aperçoit dans presque tous les villages des “politiques” ; ce sont le plus souvent des paysans déportés à la suite de troubles agraires, des soldats, des ouvriers ; il y a fort peu d'intellectuels. Les uns ont été expédiés ici par mesure administrative, d'autres par jugement. Dans deux villages que nous avons traversés, les “politiques” ont organisé des artels [8] qui leur assurent des ressources. En général, jusqu'à présent, nous n'avons pas rencontré de véritables miséreux. C'est que la vie, de ce côté‑ci, revient à très bon marché : les “politiques” s’installent chez des paysans, ils ont la pension complète pour six roubles par mois. C'est un tarif normal établi par l'organisa­tion des déportés. Pour dix roubles, l'existence devient “tout à fait acceptable”. Plus on monte vers le nord, plus la vie revient cher et plus il est difficile de trouver du travail.

Nous avons rencontré des camarades qui avaient vécu à Obdorsk. Ils nous donnent tous des renseignements très favorables sur l'endroit. C'est un grand bourg de plus de mille habitants. On y trouve douze boutiques. Les maisons sont dans le genre de celles des villes. Il y a beaucoup de bons logements. C'est un beau site montagneux. Climat très sain. Les ouvriers trouveront du travail. On peut donner des leçons. La vie coûte un peu cher, mais le gain est en proportion. Cette localité sans pareille ne présente qu'un seul désavantage : elle est complètement retranchée du monde. Il y a quinze cents verstes jusqu'au chemin de fer, huit cents jusqu'à la première station télégraphique. La poste arrive deux fois par mois. Mais, pendant la fonte des neiges et les pluies, au printemps et en automne, on ne reçoit plus aucune nouvelle pendant six semaines ou deux mois. Qu'un gouvernement provisoire se forme à Pétersbourg, le chef de police gouvernera longtemps encore Obdorsk ! Mais, précisément parce que le bourg est fort distant de la route de Tobolsk, il est relativement animé : il constitue en effet le centre indépendant d'une région immense.

Les déportés ne demeurent pas longtemps au même endroit. Ils vivent en nomades à travers la province. Les vapeurs de l'Ob transportent gratuitement les “politiques”. Les voyageurs payants se logent comme ils peuvent dans les coins du bateau et les “politiques” migrateurs s'emparent des meilleures places. Cela vous étonnera, cher ami, mais c'est une tradition solidement établie. Tout le monde y est tellement habitué que les paysans qui nous conduisent nous disent de notre expédition à Obdorsk : “Oh ! ce n'est pas pour longtemps... Au printemps, vous nous reviendrez par le vapeur... ” Mais qui sait dans quelles conditions nous vivrons, nous, gens du soviet, et dans quel but on nous envoie là‑bas?

Pour le moment, on a donné l'ordre de mettre à notre disposition les meilleurs traîneaux et les meilleurs logements.

Obdorsk ! Un point minuscule sur le globe terrestre!... Peut-être devrons‑nous pour de longues années nous adapter à l'existence de là‑bas. Mon humeur fataliste n'arrive pas à m'inspirer une entière tranquillité. Les dents serrées, je regrette les lampes électriques de nos rues, le vacarme du tramway et ce qu'il y a de meilleur au monde : l'odeur d'un journal fraîchement imprimé.

Le 1er février (Iourovskoïé). – Mêmes impressions aujourd'hui qu'hier. Nous avons fait plus de cinquante verstes. A côté de moi, dans le traîneau, était assis un soldat qui me distrayait en me racontant des épisodes de la guerre de Mandchourie. Nous sommes escortés par des hommes du régiment de Sibérie dont l'effectif a été presque entièrement renouvelé après la guerre. C'est, de tous les régiments, celui qui a le plus souffert. Une partie du contingent se trouve en garnison à Tioumen, le reste à Tobolsk. Les soldats de Tioumen, comme je vous l'ai écrit, nous montraient beaucoup de sympathie ; ceux de Tobolsk sont plus grossiers. Il y a parmi eux un groupe considérable de réactionnaires conscients, de Cent‑Noirs. Le régiment se compose de Polonais, d'Ukrainiens et de Sibériens. Ces derniers forment l'élément le plus arriéré. Pourtant, certains d'entre eux sont d'excellents garçons... Au bout de deux jours, nos nouveaux gardes s'étaient adoucis. Et c'est un point qui a son importance : nos conducteurs sont nos maîtres pour le moment ; ils ont sur nous droit de vie et de mort.

Mon soldat éprouve une vive admiration pour les Chinoises. “Il y a là‑bas de belles babas. Le Chinois est petit de taille, ce n'est pas un être à comparer avec un homme vrai ; mais la Chinoise est belle : blanche, pleine... ”

“ Eh bien, demande notre cocher, ancien soldat, les nôtres alors allaient danser avec les Chinoises?

– Non. On ne nous permettait pas de les voir... On commençait par faire sortir les Chinoises, et seulement alors on laissait entrer les soldats. Pourtant ils avaient attrapé une Chinoise dans le gao‑lian et en avaient pris pour leur goût. Un soldat y avait même laissé son bonnet. Les Chinois apportent le bonnet au colonel. Le colonel fait ranger le régiment et demande “A qui le bonnet ? ” Personne ne répond : on se fiche pas mal de son bonnet dans un cas pareil. L'affaire en est restée là. Mais... elles sont jolies, les Chinoises... ”

En partant de Tobolsk, nos attelages étaient de trois chevaux, mais ils ne sont plus que de deux depuis le deuxième relais : la voie se rétrécit de plus en plus.

Dans les bourgs où nous changeons d'attelages, des traîneaux nous attendent, toujours prêts. Le transbordement s'effectue hors du bourg, en plein champ. Ordinairement, toute la population vient nous voir. La scène est parfois très animée. Tandis que les femmes tiennent nos bêtes par la bride, les moujiks, sous la direction du “docteur”, s'occupent de notre bagage, et les enfants courent gaiement, bruyamment, autour de nous. Hier, des “ politiques ” voulaient nous photographier au moment où nous monterions en traîneau et nous attendaient avec un appareil devant la maison d'administration ; mais nous passâmes au galop, ils n'eurent pas le temps de nous prendre. Aujourd'hui, comme nous entrions dans le bourg où nous passons la nuit, des “politiques” sont venus nous recevoir avec un drapeau rouge. Ils étaient quatorze, dont dix Géorgiens. A la vue de l'étendard révolutionnaire, nos soldats devinrent nerveux et menacèrent les manifestants de leurs baïonnettes, criant qu'ils allaient tirer. Finalement, le drapeau fut pris et les manifestants repoussés. Dans notre escorte, il y a quelques soldats très attachés au caporal, qui est un Vieux‑Croyant. C'est un homme exceptionnellement brutal et cruel. Il ne connaît pas de plaisir plus vif que de rudoyer un cheval avec la crosse de son fusil. Visage de brique, bouche entrouverte, gencives exsangues, les yeux absolument fixes, il a l'air idiot. Ce caporal n'arrête pas de s'opposer au sergent qui commande le détachement. Le sergent, d'après lui, ne nous traite pas assez durement. Quand il s'agit d'arracher un drapeau rouge ou de heurter en pleine poitrine un “politique” qui vient trop près de nos traîneaux, le caporal est toujours des premiers à la tête de son groupe. Nous sommes obligés de nous dominer pour éviter un grave conflit, car, dans ce cas, nous ne pourrions plus compter sur la protection du sergent qui a peur de son subalterne.

Le 2 février au soir (Demianskoïé). – Bien qu'à notre entrée dans lourovskoïé, hier, le drapeau rouge ait été enlevé, nous en avons vu un autre aujourd'hui, attaché à une haute perche plantée dans un monticule de neige à la sortie du village. Cette fois, personne n'y a touché : les soldats qui venaient de monter en traîneau n'avaient aucune envie de se déranger. Nous avons donc défilé devant ce drapeau. Plus loin, à quelques centaines de pas du village, comme nous descendions vers la rivière, nous avons aperçu sur une pente de neige cette inscription, tracée en lettres énormes : “Vive la révolution ! ” ? Le cocher de mon traîneau, un garçon de dix‑huit ans, a éclaté de rire quand j'ai lu à haute voix la devise.

“Savez‑vous ce que signifie “Vive la révolution” ? lui ai‑je demandé.

– Non, je ne sais pas, m'a‑t‑il répondu après réflexion. Je sais seulement qu'on crie : “Vive la révolution”

Cependant sa mine montrait bien qu'il en savait plus qu'il ne voulait dire. En général, les paysans, de ce côté‑ci, surtout les jeunes, paraissent très bienveillants pour les “politiques”.

A Demianskolié, grand bourg où nous nous trouvons en ce moment, nous sommes arrivés à une heure. Nous avons été accueillis par une foule de déportés ; il y en a ici plus de soixante. Grande émotion parmi nos soldats. Le caporal a aussitôt rassemblé ses fidèles, prêt à agir en cas de besoin. Par bonheur, tout s'est passé convenablement. On nous attendait ici, cela se voit, depuis longtemps, et avec nervosité. On avait élu une commission spéciale pour organiser la réception. Un magnifique dîner nous était préparé, ainsi qu'un confortable logement à la “maison commune”. Mais on ne nous a pas permis d'y loger. Nous avons dû nous installer dans une isba. C'est là qu'on nous a apporté le dîner. L'entrevue avec les “politiques” a été très difficile : ils ont réussi à pénétrer, par deux ou trois, jusqu'à nous, et cela pour quelques minutes seulement, en nous apportant des plats. En outre, à tour de rôle, nous avons pu nous rendre à la boutique sous escorte, et en chemin nous échangions quelques mots avec ces camarades qui ont fait le guet dehors toute la journée. Une des femmes déportées s'était déguisée en paysanne pour nous rendre visite, soi‑disant pour nous vendre du lait, et elle a très bien joué son rôle. Mais le maître du logis l'a probablement dénoncée aux soldats, qui l'ont expulsée aussitôt. Par malheur, notre méchant caporal était alors de garde. Je me suis rappelé comment notre colonie d'Oust‑Koutsk, sur la Lena, se préparait à recevoir les déportés qui passaient : nous préparions une soupe aux choux, des boulettes farcies, en un mot tout ce que les exilés de Demianskoïé ont fait pour nous. Le passage d'un nombreux détachement est un événement de la plus haute importance pour chaque colonie en résidence sur la route, car on attend toujours avec impatience des nouvelles de la patrie lointaine.

Le 4 février, 8 heures du soir (les lourtas de Tsingaline). – Le commissaire de l'endroit, sur nos instances, a demandé à l'administration de Tobolsk s'il ne serait pas possible d'accélérer notre voyage. Tobolsk a dû demander à son tour des instructions à Pétersbourg, en suite de quoi on a télégraphié au commissaire qu'il pouvait agir comme il l'entendrait. Si l'on compte que, désormais, nous ferons en moyenne soixante‑dix verstes par jour, nous arriverons à Obdorsk entre le 18 et le 20 février. Bien entendu, ce n'est qu'un calcul approximatif.

Nous nous trouvons dans un hameau qui s'appelle les Iourtas de Tsingaline. Ce ne sont pas, à vrai dire, des iourtas [9]), mais des isbas. Cependant la population se compose principalement d'Ostiaks, peuplade aborigène d'un type très particulier. Leur façon de vivre et la langue employée ici sont celles du paysan russe. Ils s'adonnent beaucoup plus à l'ivrognerie que nos Sibériens. On boit tous les jours, dès l'aube ; vers midi, tous sont ivres.

Un déporté d'ici, le maître d'école N... , nous a raconté des choses curieuses : apprenant que l'on attendait des inconnus que l'on disait reçus partout avec de grandes cérémonies, les ostiaks, effrayés, ont cessé de boire et même caché l'eau‑de‑vie qu'ils avaient en réserve. C'est la raison pour laquelle nous avons trouvé les gens du hameau en possession de leur bon sens. Dans la soirée, néanmoins, j'ai observé que l'Ostiak dans la maison duquel nous logions rentrait ivre.

Par ici commencent déjà les pêcheries : il est plus difficile de trouver de la viande que du poisson. Le maître d'école dont je viens de parler a organisé un artel de pêcheurs, composé d'autochtones et de déportés. Il a fait acheter des filets, dirige lui‑même la pêche en qualité de chef et veille au transport du poisson jusqu'à Tobolsk. L'été dernier, l'artel a réalisé un bénéfice excédant cent roubles par travailleur. On s'arrange, on vit... Il est vrai qu'à pêcher N... a contracté une hernie.

Le 6 février (Samarovo). – Nous avons fait hier soixante-cinq verstes et aujourd'hui soixante‑treize ; demain, nous en ferons à peu près autant. Nous avons laissé derrière nous la zone de l'agriculture. Les gens d'ici, Russes ou Ostiaks, s'occupent exclusivement de la pêche.

Il est surprenant de voir à quel point le gouvernement de Tobolsk est peuplé de “politiques”... Pas de hameau perdu dans lequel nous n'en rencontrions quelques‑uns. Le patron de l'isba où nous logeons nous a raconté qu'autrefois il n'y avait ici aucun déporté, mais qu'il en est arrivé beaucoup de tous côtés, peu de temps après le manifeste du 17 octobre. “Depuis lors, ça continue. ” Voilà comment s'est signalée “en cette région l'ère constitutionnelle ! Les “politiques”, en beaucoup d'endroits, partagent les occupations des indigènes : ils ramassent et nettoient des pommes de cèdre, ils pêchent, vont à la cueillette des fruits sauvages et chassent. Les plus entreprenants ont fondé des ateliers et des boutiques de coopérateurs, des artels de pêcheurs. Les paysans les traitent très bien. Ici, par exemple, à Samarovo, qui est un immense bourg marchand, les paysans ont affecté au logement gratuit des “politiques” une maison entière, et ils ont donné aux premiers arrivants l'étrenne d'un veau et de deux sacs de farine. Les boutiques, conformément à un usage établi, cèdent aux “politiques” les denrées à meilleur marché qu'aux autres habitants. Une partie des déportés, ici, vivent en commun dans une maison à eux sur laquelle flotte toujours le drapeau rouge. Essayez donc, je vous prie, de planter ce drapeau à Paris, à Berlin ou à Genève !

A ce propos, je vous communiquerai deux ou trois observations sur l'ensemble des déportés de cette région.

La société “ politique ” des prisons et de la Sibérie se démocratise de plus en plus. Le fait a été signalé à maintes reprises depuis 1890. Les ouvriers constituent une proportion de plus en plus importante parmi les “ politiques ” et laissent bien loin derrière eux les intellectuels révolutionnaires. Ceux‑ci, en revanche, considèrent depuis longtemps la forteresse de Pierre‑et-Paul, la prison des Croix et celle de Kolymsk comme une sorte d'héritage privilégié : ces cachots, pour eux, sont des “majorats”. J'ai eu l'occasion de rencontrer, dans les premières années de ce siècle, des membres des partis de la Liberté du peuple (Narodovoltsy) et du Droit populaire (Narodopravsto, constitutionnels) qui haussaient dédaigneusement les épaules à la vue des bateaux affectés au transfert des détenus : ces vapeurs transportaient en effet de simples ramoneurs de Vilna, des ouvriers des usines de confection de Minsk. Mais l'ouvrier déporté de cette époque‑là était presque toujours membre d'une organisation révolutionnaire et avait un niveau politique et moral remarquable. Presque tous les déportés, sauf peut‑être les ouvriers qui provenaient de la zone dite des Juifs [11], passaient préalablement par le crible d'une enquête de gendarmerie, et, si grossier que fût ce crible, il mettait à part les ouvriers les plus avancés. C'est pourquoi les milieux de la déportation témoignaient d'une culture intellectuelle et morale vraiment digne d'attention.

Les déportés de notre “période constitutionnelle” ont un tout autre caractère. On ne voit plus ici l'organisation, mais bien le mouvement des masses, des forces élémentaires. La gendarmerie n'enquête plus. On arrête des gens dans la rue et on les envoie ici. On déporte, on fusille le premier qui se laisse prendre dans la foule. Après l'écrasement des révoltes populaires commence la période des “opérations de partisans”, des “expropriations”, effectuées dans un but révolutionnaire ou sous prétexte de révolution ; alors se produisent les aventures des maximalistes et aussi, plus simplement, des incursions de malandrins. Quand il est impossible de pendre les gens sur place, l'administration les expédie en Sibérie. On comprend que dans la multitude qui participait aux “désordres”, il y ait eu bon nombre d'hommes étrangers à toute idée révolutionnaire, arrêtés par hasard, n'ayant touché à la révolution que du bout du doigt, beaucoup de badauds et, enfin, pas mal de représentants de la canaille qui rôde, la nuit, dans les grandes villes. On voit à quel point cette situation a dû influer sur le monde des déportés.

Une autre circonstance agit fatalement dans le même sens ce sont les évasions. Ceux qui s'enfuient sont, bien entendu, les plus actifs, les plus conscients : un parti les attend, un certain travail les attire. On aura une idée du nombre des évasions quand on saura que, sur quatre cent cinquante déportés dans tel district du gouvernement de Tobolsk, il n'en reste qu'une centaine. Ceux qui demeurent sont des paresseux. La grande majorité des déportés est donc faite de gens obscurs, sans attaches politiques, de victimes du hasard. La vie n'en est que plus difficile pour ceux des éléments conscients qui, par suite de telle ou telle circonstance, n'ont pu regagner la Russie : tous les “politiques” sont, en effet, liés entre eux par une solidarité morale devant la population.

Le 8 février (les lourtas de Karymkrine). – Nous avons fait hier soixante‑quinze verstes et aujourd'hui quatre‑vingt‑dix. Nous arrivons à l'étape très fatigués, nous nous couchons de bonne heure.

Nous sommes dans un bourg d'Ostiaks, dans une petite isba malpropre. Dans la cuisine infecte se pressent, avec des Ostiaks ivres, les soldats de l'escorte qui grelottent. Dans une autre pièce bêle un agneau... Il y a un mariage dans le bourg, c'est en ce moment l'époque des mariages. Tous les Ostiaks boivent et les ivrognes tentent parfois de pénétrer dans notre isba.

Nous avons reçu la visite d'un petit vieillard de Saratov, déporté par mesure administrative ; il était ivre aussi. Il nous dit qu'il est venu ici de Berezov avec un camarade pour chercher de la viande : c'est leur “ petit commerce ”. Tous deux sont des “politiques”.

Il est difficile de se faire une idée des préparatifs qui ont eu lieu ici en prévision de notre passage. Notre convoi, comme je l'ai déjà écrit, se compose de vingt‑deux traîneaux couverts, ce qui demande environ cinquante chevaux. Il est rare qu'on en trouve une si grande quantité dans les villages et l'on est obligé d'en faire venir de loin. A certains relais, nous avons trouvé des chevaux qu'on avait amenés d'une distance de cent verstes. Et cependant, les intervalles entre les relais sont très courts par ici : presque toujours de dix à quinze verstes. C'est dire qu'un Ostiak fait faire à son cheval une centaine de verstes pour que deux membres du soviet des députés ouvriers puissent en parcourir une dizaine. Comme on ne sait jamais exactement le jour de notre arrivée, les cochers, venus de loin, nous ont attendu parfois durant des semaines entières. Pareil dérangement ne s'est présenté qu'une fois, pour autant qu'ils se souviennent lors du passage de “Monsieur le gouverneur en personne”...

J'ai déjà parlé de la sympathie que manifestent à notre égard en particulier, et à l'égard de tous les “politiques” en général, les paysans de ce pays. Un fait remarquable mérite d'être mentionné à ce propos : l'incident s'est passé à Belogorié, petit bourg dans le district de Berezov. Un groupe de paysans de cette localité avait organisé par cotisation une réception en notre honneur, avec thé et quelques plats froids ; ils voulaient en outre nous donner six roubles. Nous refusâmes, bien entendu, l'argent ; mais nous nous disposions à accepter le thé. Les soldats de l'escorte nous en empêchèrent et nous dûmes y renoncer. Le sergent nous y avait bien autorisés, mais le caporal tempêta, criant à se faire entendre de tout le village et menaçant le sergent de le dénoncer. Nous sortîmes donc de l'isba sans avoir contenté nos hôtes. Presque toute la population du village nous suivit. Ce fut une vraie manifestation.

Le 9 février (bourg de Kandinskoïé). – Encore cent verstes de faites. Jusqu'à Berezov, il nous reste deux jours de voyage. Nous y serons le 11. Aujourd'hui, je suis sérieusement fatigué : pendant neuf ou dix heures de marche ininterrompue, on n'a pas la possibilité de manger. Nous suivons le cours de l'Ob. La rive droite est montagneuse et boisée ; celle de gauche est basse et la rivière s'étale largement. Temps calme et doux. Des deux côtés de la route, des branches de sapin, plantées dans la neige, indiquent la voie. Nos cochers sont presque tous des Ostiaks. Les traîneaux sont attelés de deux ou trois chevaux en flèche, car le chemin se rétrécit de plus en plus. Les cochers se servent d'un long fouet de corde, au bout d'un long et gros manche. Le convoi se déroule sur une énorme distance. Le cocher pousse de temps en temps un cri perçant : les chevaux prennent alors le galop. Un épais tourbillon de neige s'élève. Cela vous coupe la respiration. Les traîneaux se précipitent les uns sur les autres ; on sent sur son épaule le museau et le souffle chaud du cheval qui vous suit. Qu'un des véhicules se renverse, qu'un harnais se détache ou se rompe, tout le convoi s'arrête. On est comme hypnotisé dans cette marche interminable. Un moment de silence. Les cochers s'interpellent avec des cris rauques, en ostiak. Puis les chevaux se secouent et repartent au galop. Ces arrêts fréquents nous retardent beaucoup et ne permettent pas aux conducteurs de montrer toute leur fougue et tout leur savoir‑faire. Nous parcourons quinze verstes à l'heure, alors qu'ici, dans des conditions normales, on couvre aisément dix-huit, vingt et même vingt‑cinq verstes dans le même temps ...

Une marche rapide en Sibérie est habituelle et, dans un sens, nécessaire, à cause des immenses distances. Mais un voyage comme celui que nous accomplissons, je n'ai jamais vu cela, même sur la Lena.

Nous arrivons au relais. En dehors du village nous attendent des traîneaux attelés et des chevaux libres : ceux‑ci pour les traîneaux des familles qu'on ne changera pas jusqu'à Berezov. Le transbordement s'opère très vite et nous continuons notre voyage. Les cochers ont une manière particulière de s'asseoir. Sur l'avant et sur le bord du traîneau, une planche est fixée en travers. C'est là que prend place le cocher, de côté, les jambes pendantes. Tandis que les chevaux galopent et que le traîneau penche, tantôt d'un flanc, tantôt de l'autre, le cocher, en s'inclinant lui aussi, redresse le véhicule et, parfois, prend appui du pied sur le sol...

Le 12 février (prison de Berezov). – Il y a cinq ou six jours – je ne vous l'ai pas écrit pour ne pas vous inquiéter inutilement – nous avons traversé une localité où sévit une épidémie de typhus exanthématique. Nous sommes à présent très loin de cet endroit. Dans les lourtas de Tsingaline dont je vous ai parlé, il y avait le typhus dans trente isbas sur soixante. Et de même dans les autres villages. La mortalité est terrible. Presque pas un cocher qui ne puisse citer un mort dans sa famille. L'accélération de notre voyage et la modification de l'itinéraire primitivement fixé ont été motivées par le typhus : c'est pour cela que le commissaire avait télégraphié à Tobolsk.

Tous ces jours derniers, nous avançons de quatre‑vingt‑dix à cent verstes par vingt‑quatre heures, c'est‑à‑dire de presque un degré vers le nord. Par suite de cette avance ininterrompue, les cultures – si l'on peut parler ici de cultures – et la végétation diminuent à vue d'œil. Chaque jour, nous descendons d'une marche dans le sauvage royaume du froid. C'est l'impression que doit ressentir un touriste qui gravit une haute montagne et passe d'une zone à l'autre... Au commencement, nous pouvions encore voir des paysans russes jouissant d'un certain bien‑être. Nous avons ensuite rencontré des Ostiaks russifiés qui, par des mariages avec des Russes, n'ont plus qu'à moitié le type mongol. Puis nous avons dépassé la zone de l'agriculture. Alors est apparu l'Ostiak pêcheur, l'Ostiak chasseur : c'est un être de petite taille, aux longs cheveux ébouriffés, qui s'exprime difficilement en russe. Le nombre de chevaux disponibles diminue, et les bêtes paraissent de plus en plus pitoyables : le trafic n'est pas bien grand et un chien de chasse est plus apprécié qu'un cheval en ces lieux. La route aussi s'est faite plus mauvaise : étroite, non nivelée... Et cependant, au dire du commissaire, les Ostiaks d'ici sont des gens vraiment civilisés en comparaison avec ceux qui vivent sur les affluents de l'Ob.

On nous considère avec une certaine indécision, avec un certain étonnement, peut‑être comme des chefs provisoirement déposés. Un Ostiak nous demandait aujourd'hui : “Où est donc votre général ? Montrez‑moi le général... Je voudrais bien le voir... Je n'ai jamais vu un général. ”

Comme un Ostiak attelait un mauvais cheval, un autre lui crie : “Amène une bête meilleure : ce n'est pas pour le commissaire que tu attelles. ” Le cas contraire s'est produit d'ailleurs, mais il fut unique : un Ostiak, en attelant, dit : “Ce n'est pas la peine de se gêner ; ce ne sont pas de grands personnages. ”

Hier soir, nous sommes arrivés à Berezov. Vous n'allez pas me demander, bien sûr, de décrire la “ville”. Elle ressemble à Verkholensk, à Kirensk et à une multitude d'autres villes dans lesquelles on trouve un millier d'habitants, un ispravnik et un receveur. Ici, d'ailleurs, on montre, sans en garantir l'authenticité, les tombes d'Ostermann et de Menchikov [12]. Des farceurs sans prétention indiquent aussi une vieille femme chez qui Menchikov aurait pris ses repas.

On nous a conduits directement à la prison. Toute la garnison, une cinquantaine d'hommes, faisait la haie devant l'entrée. Nous apprenons qu'on a nettoyé cette maison pour notre arrivée, qu'on l'a lavée pendant quinze jours, après en avoir fait sortir tous les détenus ! Dans une des salles, nous avons trouvé une grande table couverte d'une nappe, des chaises convenables, une table verte pour jouer aux cartes, deux chandeliers avec leurs bougies et une lampe de famille. C'est presque touchant.

Nous nous reposerons ici deux jours, avant de continuer notre voyage...

Oui, nous continuerons... Mais, pour moi, je n'ai pas encore décidé dans quelle direction...


Notes

[1] On compte, en Russie, par dizaines. (NdT)

[2] Le socialiste‑révolutionnaire Feit. (1909)

[3] Commissaire de police de district. (NdT)

[4] Le mot “ Pompadour ” est entré dans la langue russe comme synonyme d'administrateur de gouverneur de province, d'après un pamphlet célèbre de Saltykov‑Chtchedrine. (NdT)

[5] Traîneau couvert. (NdT)

[6] L’expression “ par mesure administrative ” signifie : sans jugement sur simple décision d'un gouverneur de province ou d'un commissaire de police ; mesure analogue à celles que prennent en France nos préfets à l'égard des “indésirables” (arrêtés d'expulsion). (NdT)

[7] Tioumen, alors tête de ligne du chemin de fer, se trouve actuellement sur la ligne du Transsibérien. Tobolsk est plus au nord. (NdT)

[8] Véhicules couverts. (NdT)

[9] Ateliers corporatifs. (NdT)

[10] Habitations sibériennes primitives, sortes de tentes formées de quelques perches disposées en cône et couvertes de peaux de renne ou de feutre. (NdT)

[11] C'est‑à‑dire des provinces assignées à la population juive (sauf exceptions rigoureusement déterminées) . sorte de ghettos dans l'Etat. (NdT)

[12] Menchikov, favori disgracié, mourut en exil à Berezov en 1729 son ennemi, Ostermann, autre favori également disgracié, y mourut en 1747. (NdT)


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