1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Les exigences toujours renouvelées de l'Etat maintenaient le développement des forces productrices à un niveau très bas. Ainsi l'accumulation du superflu n'était pas possible, ni par voie de conséquence une extension plus large de la division du travail, ni même l'accroissement des villes. Il n'y avait pas de coupure entre l'agriculture et l'artisanat, que d'ailleurs on ne trouvait pas dans les villes parce qu'il était attaché à la population rurale, dispersé comme elle, entre les mains des villageois, dans toute l'étendue du pays. A cause même de la dispersion des industries, les artisans étaient obligés de travailler non pas sur commande, comme ceux des villes européennes, mais pour la vente en gros. L'intermédiaire entre les producteurs isolés et les consommateurs non moins isolés, c'était le marchand (en russe : gost, l'hôte, le voyageur). De cette manière, l'éparpillement et le dénuement de la population et, par conséquent, le peu d'importance des villes rendaient extrêmement important le rôle du capital commercial dans l'organisation économique de l'ancienne Moscovie. Mais ce capital demeurait morcelé et n'arrivait pas à créer de grands centres commerciaux.
Ce ne furent pas l'artisan villageois ni même le gros commerçant qui sentirent la nécessité de créer une forte et vaste industrie, ce fut l'Etat. Les Suédois obligèrent Pierre le Grand à construire une flotte et à reconstituer son armée suivant de nouvelles conceptions. Mais, en compliquant son organisation militaire, l'Etat de Pierre le Grand tombait sous la dépendance directe de l'industrie des villes hanséatiques, de la Hollande et de l'Angleterre. La création de manufactures nationales affectées au service de l'armée et de la flotte devint ainsi la tâche essentielle de l'Etat. Avant Pierre le Grand, il n'avait jamais été question de production industrielle. Après lui, on comptait déjà deux cent trente-trois entreprises publiques ou privées de grande envergure : mines et arsenaux, fabriques de drap, de toile, de toile à voile, etc. La base économique de ces structures nouvelles de l'industrie était constituée d'un côté par les ressources de l'Etat, de l'autre par le capital commercial. Enfin, souvent, de nouvelles branches d'industries furent importées en même temps que le capital européen, qui s'était assuré le privilège de l'exploitation pour un certain nombre d'années.
Le capital commercial joua un grand rôle dans la création de la grosse industrie en Europe occidentale. Mais, en Europe, l'établissement des manufactures s'était fait au détriment des petits métiers, en voie de disparition à partir du moment où l'artisan d'autrefois perdait son indépendance pour devenir le salarié du fabricant. Lorsque de semblables manufactures venues d'Occident s'implantèrent en Moscovie, elles ne trouvèrent pas d'artisans libres à employer et durent faire travailler des serfs.
C'est pourquoi l'industrie russe, au XVIIIe siècle, n'a pas rencontré de concurrence dans les villes. Mais l'artisan des campagnes ne rivalisait pas davantage avec elle : il travaillait pour le consommateur en gros, tandis que l'industrie, régie par un règlement du haut en bas, était principalement au service de l'Etat et, en partie, des hautes classes de la société.
Dans la première moitié du XIXe siècle, l'industrie textile remit en question le mécanisme des règlements d'Etat et du travail " servile ". L'industrie, fondée sur le travail des salariés libres, était, bien entendu, radicalement hostile aux normes sociales de la Russie sous Nicolas 1er. Les nobles possesseurs de serfs étaient tous partisans de la liberté de l'industrie. Nicolas 1er penchait pour cette solution. Cependant, les besoins de l'Etat, les intérêts du fisc en particulier, le contraignirent à une politique de tarifs prohibitifs et de subventions financières aux fabricants. Lorsque l'exportation des machines d'Angleterre fut enfin autorisée, l'industrie textile russe s'édifia tout entière sur le modèle anglais. L'Allemand Knopp, de 1840 à 1850 environ, transporta d'Angleterre en Russie, jusqu'au dernier boulon, le matériel de cent vingt deux filatures. Dans les diverses régions de l'industrie textile circulait ce dicton : " A l'église, c'est le pope ; à la fabrique, c'est Knopp. " Et comme l'industrie textile travaillait pour le marché intérieur, malgré l'insuffisance constante du nombre d'ouvriers libres et exercés, elle réussit à mettre la Russie, avant l'abolition du servage, au cinquième rang pour le nombre des métiers. Mais les autres branches industrielles, la métallurgie surtout, ne s'étaient presque pas développées depuis Pierre le Grand. La cause principale de ce marasme, c'était le servage, qui enlevait toute possibilité d'appliquer de nouvelles techniques. Si la fabrication des indiennes répondait à un besoin chez les serfs des campagnes, le fer supposait une industrie développée, l'existence de grandes villes, de chemins de fer, de bateaux à vapeur. Il était impossible de créer tout cela sur la base du servage. Celui-ci freinait en même temps le développement de l'économie rurale, qui travaillait de plus en plus pour les marchés étrangers. L'abolition du servage s'imposait donc sans délai, C'était la condition même du développement économique. Mais qui pouvait l'accomplir ? La noblesse ne voulait pas en entendre parler. La classe capitaliste était encore trop insignifiante pour faire pression et obtenir une réforme de cet ordre. Les troubles qui se produisaient fréquemment parmi les paysans ne peuvent en aucune manière être comparés à la guerre de paysans qui eut lieu en Allemagne ou à la jacquerie française ; c'étaient des explosions partielles qui ne trouvèrent pas de direction politique dans les villes et qui furent trop faibles pour détruire la puissance des propriétaires. C'était donc à l'Etat de dire le dernier mot. Il fallu que le tsarisme essuie les désastres militaires de Crimée pour qu'il se décide, dans son propre intérêt, à frayer devant le capital la route du progrès par la demi-réforme, par le demi affranchissement de 1861.
Dès ce moment s'ouvre une nouvelle période du développement économique du pays ; ce qui la caractérise, c'est la formation rapide d'une réserve de travail " libre ", c'est le fiévreux accroissement du réseau des chemins de fer, c'est la création de ports, c'est l'afflux incessant des capitaux européens, l'européanisation de la technique industrielle, l'augmentation des facilités et le bon marché du crédit, c'est un nombre croissant de sociétés par actions, c'est l'apparition de l'or sur le marché, c'est un furieux protectionnisme et l'inflation de la dette publique. Le règne d'Alexandre III (1881-1894), époque où une idéologie de nationalisme spécifique et absolu dominait toutes les pensées, s'imposait à tous les esprits, aussi bien chez le conspirateur révolutionnaire (le " populiste ") qu'à la chancellerie impériale (le populisme officiel), fut aussi l'époque d'une révolution impitoyable dans tous les rapports qui régissaient la production ; en permettant l'implantation de la grosse industrie et la prolétarisation du moujik, le capital européen sapait les bases les plus profondes de l'autonomie moscovite et asiatique.
Le chemin de fer fut le puissant instrument de l'industrialisation du pays. L'initiative de sa création revint bien entendu à l'Etat. La première voie ferrée - entre Moscou et Pétersbourg - fut ouverte en 1851. Après les désastres de Crimée, le gouvernement cède la place aux entreprises privées, mais seulement pour la construction. Lui même, ange gardien infatigable, reste aux côtés des entrepreneurs ; il concourt à la formation de capitaux avec actions et obligations, il se charge de garantir les revenus du capital ; il jonche le chemin des actionnaires de toutes sortes de privilèges et d'avantages. Pendant la décennie qui suit l'abolition du servage, on construit chez nous 7 000 verstes [1] de voies ferrées, pendant la suivante 12 000 verstes, pendant la troisième 6 000 verstes et enfin, pendant la quatrième, plus de 20 000 verstes e environ 30 000 dans tout l'Empire.
De 1880 jusqu'à la fin du siècle, époque où Witte se fait le héraut de l'idée d'un capitalisme autocrate et policier, l'Etat reprend en mains toutes les entreprises de chemin de fer. Le développement du crédit, pour Witte, était le moyen, mis entre les mains du ministre des finances, de " diriger l'industrie nationale dans tel ou tel sens " ; le chemin de fer de l'Etat se présentait de même à son esprit de bureaucrate comme " un puissant instrument qui permettrait de régir le développement économique du pays ". Homme de Bourse et politicien ignorant, il ne voyait pas que c'était là aussi favoriser un rassemblement de forces et forger des armes à la révolution. Vers 1894, la longueur des voies ferrées atteignait 31.800 verstes, dont 17.000 appartenaient à l'Etat. En 1905, année de la première révolution, le personnel des chemins de fer, qui joua un rôle politique si considérable, atteignait 667 000 personnes.
La politique douanière du gouvernement russe, qui combinait étroitement des droits élevés avec un protectionnisme aveugle, fermait presque complètement la route aux marchandises européennes. Le capital occidental, qui ne pouvait pas jeter ses produits sur notre marché, franchit les frontières sous la forme la moins vulnérable et la plus séduisante : l'argent. L'animation du marché financier russe dépendait toujours des nouveaux emprunts qu'on pourrait conclure à l'étranger. Parallèlement, les entrepreneurs européens effectuaient une mainmise directe sur les branches les plus importantes de l'industrie russe. Le capital financier de l'Europe, en se taillant la part du lion dans le budget de l'Etat, revenait en partie sur le territoire de la Russie sous forme de capital industriel. Cela lui donnait la possibilité non seulement d'épuiser, par l'intermédiaire du fisc gouvernemental, les forces productrices du moujik mais aussi d'exploiter directement l'énergie ouvrière de nos prolétaires.
Pendant la seule dernière décennie du XIXe siècle, surtout après le lancement de la monnaie or (1897), on n'introduisit pas moins de 1,5 milliard de roubles de capital industriel en Russie. Alors que, pendant les quarante années qui avaient précédé 1892, les fonds des entreprises par actions, en capital entièrement versé, ne s'élevaient qu'à 919 millions, ils montèrent brusquement, dans les dix années qui suivirent, à 2,1 milliards de roubles. L'importance que prit ce torrent d'or qui de l'Occident se déversait sur l'industrie russe est visible dans le fait que la production totale de nos industries et usines, qui s'élevait à 1,5 milliard de roubles en 1890, atteignit en 1.900 de 2,5 à 3 milliards. Parallèlement, le nombre des ouvriers montait de 1,4 million à 2,4.
Si l'économie russe, de même que la politique, se développait toujours sous l'influence immédiate ou, plutôt, sous la pression de l'économie européenne, la forme et la profondeur de cette influence, nous l'avons vu changeaient sans cesse. A l'époque de la production artisanale et des manufactures en Occident, la Russie avait emprunté à l'Europe des techniciens, des architectes, des contremaîtres et en général des artisans expérimentés. Lorsque la manufacture fut remplacée par la fabrique, la Russie s'occupa surtout d'emprunter et d'importer des machines. Et enfin, lorsque, sous l'influence immédiate des besoins de l'Etat, le servage fut aboli, cédant la place au travail " libre ", la Russie s'ouvrit à l'action directe du capital industriel, auquel les emprunts extérieurs de l'Etat frayèrent la route.
Les chroniques racontent qu'au IXe siècle nous appelâmes d'outre mer les Varègues pour établir avec leur concours notre Etat national. Vinrent ensuite les Suédois, qui nous enseignèrent l'art de la guerre suivant les méthodes européennes. Thomas et Knopp nous apportèrent l'industrie textile. L'Anglais Hughes implanta dans le Midi la métallurgie. Nobel et Rothschild transformèrent la Trauscaucasie en une fontaine de revenus (gisements pétrolifères). Et, en même temps, le " Grand Viking " l'international Mendelssohn, faisait de la Russie le domaine de la Bourse.
Tant que notre lien économique avec l'Europe se limita à l'introduction de maîtres ouvriers et à l'importation de machines, ou même à des emprunts destinés à la production, il ne s'agissait en somme, pour l'économie nationale de la Russie, que d'assimiler tels ou tels éléments de la production européenne. Mais lorsque les capitaux libres de l'étranger, cherchant à atteindre des bénéfices de plus en plus élevés, se jetèrent sur le territoire russe qu'entourait la grande muraille de Chine des droits douaniers, l'histoire voulut aussitôt que les intérêts de toute l'économie russe se confondissent avec ceux du capital industriel européen. C'est là le programme dont l'exécution occupe les récentes décennies de notre histoire économique.
Jusqu'en 1861, il n'existait encore que 15 % du nombre total des entreprises industrielles russes actuelles ; de 1861 à 1880, cette proportion est de 23,5 % et, de 1881 à 1900 elle dépasse 61 % ; et c'est dans les dix dernières années du XIXe siècle que 40 % de toutes les entreprises existantes ont fait leur apparition.
En 1767, la Russie produisait 10 millions de pouds [2] de fonte. En 1886, cent ans après, cette production n'avait monté que jusqu'à 19 millions à peine. En 1896, elle atteignait déjà 98 millions, et en 1904, 180 millions ; il faut noter que si, en 1890, le Midi ne fournissait encore qu'un cinquième de la production de la fonte, dix ans plus tard il en fournissait déjà la moitié. Le développement de l'industrie pétrolifère au Caucase s'opéra de la même façon. En 1860 et 1870, l'extraction ne donnait encore que moins de 1 million de pouds de pétrole brut ; en 1870, la production atteint 21,5 millions de pouds. Depuis 1885 environ, le capital étranger s'est mis à l'uvre, a envahi la Transcaucasie, de Bakou jusqu'à Batoum, et a travaillé pour le marché mondial. En 1890, la production de pétrole brut a atteint 242,9 millions de pouds et, en 1896, 429,9 millions.
Ainsi l'exploitation des voies ferrées, du charbon et du pétrole dans le Midi, qui devient le centre de gravité économique du pays, ne remonte pas à plus de vingt ou trente ans. Le développement de la production eut dès le début le même caractère que celui de l'industrie américaine et en quelques années les capitaux franco belges changèrent radicalement l'aspect de ces provinces méridionales, qui étaient jusqu'alors des steppes immenses, en couvrant leur sol d'entreprises si énormes qu'on n'en connaissait pratiquement pas de semblables en Europe. Il y fallut deux conditions : la technique européano américaine et les subventions de l'Etat russe. Toutes les usines métallurgiques du Midi - et beaucoup d'entre elles furent achetées, jusqu'au dernier boulon, en Amérique et transportées par bateau - recevaient, dès leur apparition, des commandes de l'Etat qui leur assuraient un programme de plusieurs années. L'Oural, que ses murs patriarcales rattachaient encore à moitié a l'époque du servage, et qui avait son capital " national ", se laissa distancer par le reste du pays et ce n'est que très récemment que le capitalisme anglais a commencé à lutter contre la barbarie et les vieilles coutumes de cette région.
Les conditions historiques du développement de l'industrie russe expliquent suffisamment pourquoi, bien qu'elle soit relativement récente ni la petite ni la moyenne production n'ont joué chez nous un rôle important. La grosse industrie des entreprises et des usines n'a pas grandi " normalement ", organiquement, en passant par les étapes du petit métier et de la manufacture, car l'artisanat lui même n'a pas eu le temps de se différencier du travail des campagnes et il a été condamné par la technique et le capital étrangers à périr économiquement avant d'avoir pu naître. Les fabriques de cotonnade n'ont pas eu à lutter contre la concurrence de l'artisan ; ce sont elles, au contraire, qui ont suscité l'apparition de petits fabricants de toile dans les villages. L'industrie métallurgique du Midi ou l'industrie pétrolière du Caucase de la même façon n'ont pas eu à absorber les petites entreprises ; il leur a fallu au contraire ou en créer, ou stimuler celles qui existaient déjà pour répondre au besoin du pays en branches secondaires et auxiliaires de l'économie.
Il est absolument impossible d'exprimer par des chiffres précis les rapports proportionnels de la petite et de la grosse production en Russie, à cause de l'état vraiment pitoyable où se trouve notre statistique industrielle. Le tableau suivant ne donne qu'une idée approximative de la situation réelle, car les renseignements qui concernent les deux premières catégories d'entreprises, celles qui occupent moins de 50 ouvriers, sont fondés sur des données fort incomplètes ou, pour mieux dire, toutes fortuites.
Nombre d'entreprises | Nombre d'ouvriers | |
---|---|---|
Moins de 10 ouvriers | 17.436 | 65.000 (2,5 %) |
De 10 à 49 | 10.586 | 236.500 (9.5 %) |
De 50 à 99 | 2.551 | 175.200 (6,8 %) |
De 100 à 499 | 2.779 | 608.000 (23,8 %) |
De 500 à 999 | 556 | 381.100 (14,9 %) |
1000 et plus | 453 | 1.097.000 (42,8 %) |
Total | 34.361 | 2.562.800 (100 %) |
Le rapport est encore plus net si l'on compare les bénéfices obtenus dans les diverses catégories d'entreprises commerciales et industrielles de Russie :
Nombre d'entreprises | Bénéfices | |
---|---|---|
Bénéfice de 1 000 à 2 000 roubles | 37.000 (44,5 %) | 56.000.000 (8,6 %) |
Bénéfice au-dessus de 2 000 roubles | 1.400.000 (1,7 %) | 291.000.000 (45 %) |
En d'autres termes, la moitié environ du nombre total des entreprises (44,5 %) réalisent moins d'un dixième du bénéfice total (8,6 %), tandis qu'un soixantième des entreprises (1,7 %) réalisent presque la moitié de ces mêmes bénéfices (45 %).
Et il est hors de doute que les bénéfices des grosses entreprises, tels que ces chiffres les représentent, sont de beaucoup au-dessous de la réalité. Pour montrer à quel point l'industrie russe est centralisée, nous citerons ici les données parallèles qui concernent l'Allemagne et la Belgique, à l'exclusion des entreprises minières (voir les tableaux ci-dessus).
Le premier tableau, bien que les données n'en soient pas complètes, permet d'affirmer que :
1º) dans les groupes de même espèce, une entreprise russe compte en moyenne beaucoup plus d'ouvriers qu'une entreprise allemande ;
2º) les groupes de grosses entreprises (51 à 1 000 ouvriers) et de très grosses entreprises (plus de 1 000 ouvriers) concentrent en Russie une plus grande proportion d'ouvriers qu'en Allemagne.
Dans le dernier groupe, ce surplus a un caractère non seulement relatif, mais absolu. Le second tableau montre que l'on peut formuler les mêmes conclusions et qu'elles s'imposent d'une façon encore plus évidente quand on compare la Russie avec la Belgique.
Nous verrons plus loin l'importance considérable que présenta cette concentration de l'industrie russe pour la marche de notre révolution comme, en général, pour le développement politique du pays.
En même temps, nous aurons à tenir compte d'une autre circonstance non moins capitale : cette industrie très moderne, du type capitaliste le plus évolué, n'emploie qu'une minorité de la population tandis que la majorité, composée de paysans, se débat dans le réseau d'oppression et de misère que lui impose la structure des classes. Cette circonstance, à son tour, fixe d'étroites limites au développement de l'industrie capitaliste.
Voici quelle est la répartition de la population industrielle par rapport aux travailleurs de l'agriculture ou d'autres professions, respectivement en Russie et aux Etats Unis.
Russie (recensement de 1897) |
Etats-Unis (recensement de 1900) |
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Agriculture, sylviculture et entreprises analogues |
18.653.000 (60,8 %) | 10.450.000 (35,9 %) |
Mines, industries de fabrication, commerce, transports professions libérales, domestiques |
12.040.000 (39,2 %) | 18.623.000 (64,1 %) |
Total | 30.693.000 (100 %) | 29.073.000 (100 %) |
Sur 128 millions d'habitants en Russie, on ne compte pas plus d'ouvriers (30,6 millions) dans l'Amérique du Nord (29 millions) où la population n'est que de 76 millions d'habitants. Cela vient de ce que la Russie est, du tout au tout, économiquement arriérée. Donc l'énorme majorité formée par la population agricole en face des autres professions (60,8 % contre 39,2 %) est un facteur qui domine toutes les branches de l'économie publique.
En 1900, les fabriques, les usines et les grosses manufactures des Etats Unis produisaient pour 25 milliards de roubles, tandis que la Russie n'obtenait que 2,5 milliards, c'est à dire dix fois moins, ce qui montre à quel point il y avait peu de rendement chez nous. Pour la même année, l'extraction du charbon atteignait : en Russie, 1 milliard de pouds ; en France, 1 milliard ; en Allemagne, 5 milliards ; en Angleterre, 13 milliards de pouds. La production du fer donnait une proportion de 1,4 poud par tête en Russie, 4,3 en France, 9 en Allemagne et 13,5 en Angleterre. " Et cependant, dit Mendéléev, nous serions capables de fournir au monde entier de la fonte, du fer et de l'acier, qui reviennent dans notre pays à très bon marché. Nos gisements pétrolifères, nos richesses en charbon et en autres produits de la terre sont à peine entamés. " Mais il est impossible d'obtenir un développement de l'industrie qui soit proportionnel à tant de richesses sans élargir le marché intérieur, sans élever la capacité d'achat de la population, en un mot sans assurer le relèvement économique des masses paysannes.
Voilà pourquoi la question agraire a une importance décisive pour les destinées capitalistes de la Russie.
Notes
[1] La verste équivaut à un peu plus d'un kilomètre. (NdT)
[2] Le poud équivaut à quarante livres russes, soit seize kilogrammes. (NdT)