1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Le prolétariat était seul dans cette lutte. Personne ne voulait ni ne pouvait le soutenir. Cette fois, il ne s'agissait plus de la liberté de la presse, ni de combattre l'arbitraire des galonnés, ni même du suffrage universel. L'ouvrier demandait des garanties pour ses muscles, pour ses nerfs, pour son cerveau. Il avait décidé de reconquérir une partie de sa propre existence. Il ne pouvait attendre davantage et ne le voulait pas. Dans les événements de la révolution, il avait pris conscience de sa force, il avait découvert une vie nouvelle, une vie supérieure. Il venait en quelque sorte de renaître pour la vie de l'esprit. Tous ses sentiments étaient tendus comme les cordes d'un instrument. De nouveaux mondes immenses et radieux s'étaient ouverts devant lui... Faudra‑t‑il attendre longtemps encore le grand poète qui reproduira le tableau de la résurrection des masses ouvrières par la révolution ?
Après la grève d'octobre qui avait fait des usines enfumées les temples de la parole révolutionnaire, après une victoire qui avait rempli de fierté les cœurs les plus las, l'ouvrier retomba dans l'engrenage maudit de la machine. Encore en proie au demi‑sommeil de l'aube ténébreuse, il devait se jeter dans la gueule infernale des usines ; tard dans la soirée, lorsque la machine enfin gavée donnait le signal de sa sirène, l'ouvrier, en proie encore et toujours à un demi‑sommeil, traînant son corps épuisé, rentrait chez lui dans la nuit morose et lugubre. Cependant, tout à l'entour, brûlaient des flammes claires, proches et inaccessibles, les flammes que lui‑même avait allumées. La presse socialiste, les réunions politiques, la lutte des partis, banquet immense et merveilleux d'intérêts et de passions. Où donc était l'issue ? Dans la journée de huit heures. Ce fut le programme entre tous les programmes, le vœu entre tous les vœux. Seule, la journée de huit heures pouvait libérer immédiatement la force du prolétariat pour la politique révolutionnaire du jour. Aux armes, prolétaires de Pétersbourg ! Un nouveau chapitre s'ouvre dans le livre austère de la lutte.
Déjà, pendant la grande grève, les délégués avaient déclaré plus d'une fois qu'à la reprise du travail les masses ne consentiraient pour rien au monde à peiner dans les anciennes conditions. Le 26 octobre, les délégués d'un des quartiers de Pétersbourg décident, indépendamment du soviet, de réaliser dans leurs usines la journée de huit heures par la voie révolutionnaire. Le 27, la proposition des délégués est adoptée à l'unanimité au cours de plusieurs réunions ouvrières. A l'usine mécanique Alexandrovsky, la question est décidée au scrutin secret, pour éviter toute pression. Résultats : 1 668 voix pour, 14 contre. Les grosses usines métallurgiques ne travaillent plus que huit heures dès le 28. Un mouvement analogue se dessine en même temps à l'autre bout de Pétersbourg. Le 29 octobre, l'organisateur de la campagne rapporte au soviet que la journée de huit heures a été établie “ de force ” dans trois grandes usines. Tonnerre d'applaudissements. Il n'y a pas de place pour le doute. N'est‑ce pas la violence qui nous a donné la liberté de réunion et celle de la presse ? N'est‑ce pas par l'attaque révolutionnaire que nous avons arraché le manifeste de la Constitution ? Les privilèges du capital sont‑ils pour nous plus sacrés que ceux de la monarchie ? Les voix timides des sceptiques sont noyées dans les flots de l'enthousiasme général. Le soviet émet une décision de la plus haute importance : il invite toutes les entreprises et usines à établir de leur propre chef la journée de huit heures. Ce décret est adopté presque sans débats, comme si la décision s'imposait d'elle‑même. Il donne aux ouvriers de Pétersbourg vingt‑quatre heures pour prendre leurs dispositions à cet effet. Et cela suffit aux ouvriers. “La proposition du soviet a été accueillie par nos ouvriers avec des transports d'enthousiasme, écrit mon ami Nemtsov, délégué d'une usine métallurgique. En octobre, nous avons lutté au nom des exigences du pays tout entier, maintenant nous mettons en avant des revendications exclusivement prolétariennes qui montreront nettement à nos patrons bourgeois que nous n'oublions pas un instant les besoins de notre classe. Après les débats, le comité de l'usine (réunion des représentants des ateliers ; les délégués du soviet jouaient un rôle dirigeant dans ces comités) a décidé à l'unanimité d'établir la journée de huit heures à partir du 1er novembre. Le même jour, les délégués ont transmis la décision du comité d'usine dans tous les ateliers... Ils ont invité les ouvriers à apporter leur repas à l'usine, afin de ne pas faire la suspension habituelle de midi. Le 1er novembre, les ouvriers sont allés au travail à six heures quarante‑cinq du matin, comme toujours. A midi, un coup de sifflet les appelait au repas ; ce fut l'occasion de nombreuses plaisanteries parmi les compagnons, qui ne s'accordaient qu'une demi‑heure de répit au lieu d'une heure trois quarts. A trois heures et demie, toute l'usine cessait le travail, qui avait duré exactement huit heures. ”
Le lundi 31 octobre, lisons‑nous dans le numéro 5 des Izvestia, tous les ouvriers des usines de notre quartier, conformément à la décision du soviet, après avoir travaillé huit heures, ont quitté les ateliers et sont partis en cortège par les rues avec des drapeaux rouges, au chant de la Marseillaise. En cours de route, les manifestants “enlevaient” les ouvriers qui prolongeaient le travail dans les petits établissements. ”
La décision du soviet fut appliquée dans les autres quartiers avec la même énergie révolutionnaire. Le 1er novembre, le mouvement s'étend à presque toutes les usines métallurgiques et aux plus importantes des entreprises textiles. Les ouvriers des fabriques de Schlüsselburg demandent au soviet par télégraphe : “Combien d'heures de travail devons‑nous fournir à dater d'aujourd'hui ? ” La campagne se développait avec une force invincible, avec une grandiose unanimité. Mais la grève de cinq jours, en novembre, coupa cette campagne à son début. La situation devenait de plus en plus difficile. Le gouvernement réagissait et faisait des efforts désespérés, non sans succès, pour reprendre pied. Les capitalistes s'unissaient énergiquement pour la résistance, sous la protection de Witte. La démocratie bourgeoise était “lasse” des grèves. Elle avait soif de tranquillité et de repos.
Avant la grève d'octobre, les capitalistes avaient envisagé diversement la réduction du travail par les ouvriers : les uns menaçaient de fermer immédiatement les usines, les autres se bornaient à opérer des retenues sur les salaires. Dans un grand nombre d'usines et d'entreprises, l'administration entrait dans la voie des concessions, consentait à ramener la journée à neuf heures et demie et même à neuf heures. C'est ce que décida, par exemple, le syndicat des imprimeurs. Mais, en général, l'incertitude régnait parmi les entrepreneurs. Vers la fin de la grève de novembre, le capital, groupant ses forces, réussit à dominer la situation et se montra intraitable : la journée de huit heures ne serait pas accordée ; dans le cas où les ouvriers s'entêteraient, on procéderait à un lock‑out en masse. Frayant la route aux entrepreneurs, le gouvernement prit l'initiative de fermer les usines de l'Etat. Les réunions ouvrières étaient de plus en plus souvent dispersées par la police et l'on espérait évidemment abattre ainsi les esprits. La situation s'aggravait de jour en jour. Après les usines de l'Etat, des établissements privés furent fermés. Plusieurs dizaines de milliers d'ouvriers furent jetés sur le pavé. Le prolétariat se heurtait à une muraille abrupte. Il fallait battre en retraite. Mais la masse ouvrière savait ce qu'elle voulait. Elle n'acceptait pas même d'entendre parler d'un retour au travail dans les anciennes conditions. Le 6 novembre, le soviet recourt à un compromis : il déclare que la revendication cesse d'être obligatoire pour tous et invite les travailleurs à ne continuer la lutte que dans les entreprises où il y a quelque espoir de succès. Cette solution ne saurait évidemment satisfaire : elle n'est pas un appel formel et elle menace de diviser le mouvement en une série d'escarmouches. Cependant, la situation s'aggrave encore. Tandis que les usines de l'Etat se rouvraient, sur les instances des délégués, pour reprendre le travail dans les anciennes conditions, les entrepreneurs privés fermaient les portes de treize autres usines. C'était encore dix‑neuf mille chômeurs. Le souci d'obtenir la réouverture des usines, même dans les anciennes conditions, passait au premier plan, effaçant la lutte pour l'instauration par la force de la journée de huit heures. Il fallait prendre une décision, et, le 12 novembre, le soviet ordonna de battre en retraite. Ce fut la plus dramatique de toutes les séances du parlement ouvrier. Les voix se partagèrent. Deux usines métallurgiques des plus engagées dans la lutte insistent pour que l'on continue à se battre. Elles sont soutenues par les représentants de quelques fabriques textiles, de certaines entreprises du tabac et du verre. L'usine Poutilov se déclare énergiquement contre cette attitude. Une femme se lève : c'est une tisserande de la fabrique Maxwell, une femme d'un certain âge. Un beau visage ouvert. Une robe d'indienne fanée, bien qu'on approche de l'hiver. Sa main tremble d'émotion et se porte nerveusement à son col. Une voix pénétrante, pénétrée, vibrante, inoubliable : “Vous avez, crie‑t‑elle aux délégués de Poutilov, vous avez habitué vos femmes à bien manger et à bien dormir, et voilà pourquoi vous craignez de perdre votre gagne‑pain. Mais nous, cela ne nous fait pas peur. Nous sommes prêtes à mourir pour obtenir la journée de huit heures. Nous lutterons jusqu'au bout. La victoire ou la mort. Vive la journée de huit heures ! ”
Trente mois après le jour où j'entendis ce cri, cette voix d'espérance, de désespoir et de passion retentit encore à mes oreilles comme un reproche véhément, comme un appel irrésistible. Où es‑tu maintenant, camarade héroïque, humblement vêtue d'une robe d'indienne fanée ? Oh ! certes, personne ne t'avait appris à bien dormir, à bien manger, à vivre à ton aise...
La voix vibrante se brise... Un instant de silence douloureux. Et c'est ensuite une tempête d'applaudissements passionnés. Ces délégués qui s'étaient assemblés sous la pénible impression de la violence capitaliste et d'une immuable fatalité s'élevèrent à ce moment bien au‑dessus de la vie quotidienne. Ils applaudissaient à la victoire qu'ils devaient remporter un jour sur le Destin sanguinaire.
Après des débats qui durèrent quatre heures, le soviet adopta à une écrasante majorité la résolution de céder. La résolution signalait que la coalition du capital avec le gouvernement avait transformé la question des huit heures, applicable à Pétersbourg, en une question d'intérêt général pour tout le pays ; elle montrait que les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient par conséquent remporter cet avantage sans le concours du prolétariat de la nation entière ; et elle disait : “Pour ces raisons, le soviet des députés ouvriers estime nécessaire de suspendre provisoirement les mesures directes qui avaient été indiquées à toutes les entreprises pour réaliser la journée de huit heures. ” On dut faire de grands efforts pour que la retraite s'effectuât en bon ordre. Nombre d'ouvriers préféraient entrer dans la voie indiquée par la tisserande de Maxwell. “Camarades, ouvriers des autres entreprises et usines, écrivaient au soviet les travailleurs d'une grande fabrique qui avaient résolu de continuer la lutte pour la journée de neuf heures et demie, excusez-nous d'agir ainsi, mais nous ne pouvons plus accepter ce surmenage qui progressivement épuise nos forces physiques et morales. Nous lutterons jusqu'à la dernière goutte de sang... ”
A l'ouverture de la campagne pour la journée de huit heures, la presse capitaliste criait, bien entendu, que le soviet voulait ruiner l'industrie nationale. Le journalisme libéral‑démocratique, qui tremblait à cette époque devant les maîtres de la gauche, semblait avoir avalé sa langue. Mais lorsque la défaite de la révolution, en décembre, lui rendit sa liberté d'initiative, il entreprit de traduire en son jargon libéral toutes les accusations portées par les réactionnaires contre le soviet. La luttte que celui‑ci avait menée pour la journée de huit heures fut, après coup, l'objet du blâme le plus rigoureux de la part de ces messieurs. il faut pourtant noter que l'idée d'instaurer par la violence la journée de huit heures, c'est‑à‑dire en interrompant tout simplement le travail sans attendre l'assentiment des entrepreneurs, était née avant le mois d'octobre et ailleurs que parmi les membres du soviet. Pendant les grèves épiques de 1905, des tentatives de ce genre avaient eu lieu plus d'une fois. Et elles n'avaient pas été suivies que de défaites. Dans les usines de l'Etat, où les motifs politiques jouent un rôle plus important que les raisons économiques, les ouvriers avaient obtenu de cette manière la journée de neuf heures. Pourtant, l'idée d'établir par les seuls moyens révolutionnaires la journée normale dans le seul Pétersbourg et en vingt‑quatre heures peut sembler absolument fantastique. Un brave caissier, affilié à un syndicat de gens graves et posés, la jugerait sans doute absolument folle. Et elle l'était en effet du point de vue des gens raisonnables. Mais, dans la “ folie ” révolutionnaire, elle ne manquait pas de raison. Certes, la journée normale pour le seul Pétersbourg est une absurde prétention. Mais la tentative de la capitale, dans l'esprit du soviet, devait soulever le prolétariat du pays entier. Naturellement, la journée de huit heures ne peut être instaurée qu'avec le concours du pouvoir gouvernemental. Mais le prolétariat, à cette époque, luttait précisément pour la conquête du pouvoir. S'il avait remporté une victoire politique, l'établissement de la journée de huit heures n'aurait été que le développement naturel d'une “expérience fantastique”. Or, le prolétariat ne sortit pas vainqueur de ce premier combat, et c'est là, sans aucun doute, sa “faute” la plus grave.
Malgré tout, nous pensons que le soviet se conduisit comme il pouvait et devait se conduire. En réalité, il n'avait pas le choix. Si, pour des raisons de politique “réaliste”, il avait crié aux masses : “Reculez ! ”, elles ne l'auraient pas écouté. Le conflit aurait éclaté, mais personne n'aurait dirigé les combattants. Les grèves se seraient produites, mais la liaison entre elles aurait manqué. Dans ces conditions, la défaite aurait causé une démoralisation profonde. Le soviet comprit sa tâche autrement. Ses dirigeants ne comptaient pas du tout sur un succès pratique, immédiat, absolu ; mais, pour eux, les puissantes forces, élémentaires qui entraient en mouvement s'imposaient comme un fait essentiel, et ils résolurent de transformer ce mouvement en une manifestation grandiose, inouïe jusque‑là dans le monde socialiste, en faveur de la journée de huit heures. Les résultats pratiques de cette campagne, c'est‑à‑dire une réduction considérable des heures de travail dans une série d'entreprises, furent bientôt réduits à néant par les entrepreneurs. Mais les résultats politiques laissèrent une trace ineffaçable dans la conscience des masses. L'idée de la journée de huit heures fut désormais populaire même parmi les groupes ouvriers les moins engagés et elle eut plus d'influence que n'en avait obtenu une propagande pacifique menée pendant de longues années. En même temps, cette revendication était organiquement assimilée aux exigences essentielles de la démocratie politique. En se heurtant à la résistance organisée du capital derrière lequel se dressait le pouvoir de l'Etat, la masse ouvrière revint à l'idée du coup d'Etat révolutionnaire, de l'inéluctable insurrection, de l'armement indispensable.
Lorsqu'il défendait au soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du comité exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : “Si nous n'avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : “Les huit heures et un fusil ! ”