1920

Source : num�ros 16 et 17 du Bulletin communiste (permi�re ann�e), 1er et 8 juillet 1920.


 La politique ext�rieure des deux internationales (1920)

Gueorgui Tchitcherine



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La politique ext�rieure de l'Internationale Jaune et celle de l'Internationale communiste se distinguent du tout au tout. Autant cette derni�re est claire et pr�cise, autant celle de l'Internationale de Berne-Lucerne est confuse et, au fond, d�pourvue de principes. Elle n'a pour but, en somme, que d'apporter des correctifs partiels � la politique ext�rieure des grandes puissances victorieuses. C'est une politique de petits rapi��ages des confections imp�rialistes de l'Entente. A Berne, � Lucerne, dans les d�marches des commissions �lues � ces congr�s, dans les d�clarations parlementaires des fractions participantes, nous avons devant nous tout un programme de petits rapi��ages. On fait passer sous la loupe toutes les diverses questions, grandes et petites, agit�es par la diplomatie officielle, celles du Sleswig, de Memel, du Tyrol, de la Syrie, de la G�orgie, celles qui concernent cette kyrielle de grandes et petites r�publiques nouvellement n�es ; mais dans toutes ces questions le r�le de l'Internationale Jaune se borne � appuyer les d�cisions des grandes puissances ou � y proposer certains correctifs de d�tail, capables de rendre un peu moins odieux leur syst�me politique et d'en estomper dans une certaine mesure le caract�re trop �vident de rapine. Pour la Ligue des Nations que l'Internationale Jaune glorifie, cette derni�re ne r�clame que des amendements partiels. Pour le Trait� de Versailles elle ne demande que certaines corrections, en laissant subsister la cession des mines de la Sarre � la France et la contribution impos�e � l'Allemagne. Elle exprime en m�me temps le v�u que l'Allemagne soit autoris�e a garder ses colonies. Sa pr�misse perp�tuelle est l'id�e, de la possibilit� d'aboutir � toutes les am�liorations d�sirables par voie d'accords avec les gouvernements. Les politiciens de l'Internationale Jaune, comme des laquais obs�quieux, courent apr�s la diplomatie officielle pour lui brosser ses habits et lui donner un air plus pr�sentable. Dans son essence la politique ext�rieure de l'Internationale Jaune consiste � se mettre au service du syst�me diplomatique des grandes puissances dont elle ne critique que des d�tails, en cr�ant l'illusion que les gouvernements actuels seraient capables de mener une politique ext�rieure r�pondant aux int�r�ts des masses. En fait cette politique de l'Internationale Jaune ne peut que favoriser la consolidation du syst�me politique actuel, augmenter son autorit� aux yeux des masses et retarder le moment de sa faillite historique.

Or, la politique ext�rieure de l'Internationale Jaune est dans son essence la continuation directe et imm�diate de celle de la seconde Internationale telle qu'elle a commenc� � se cristalliser avant la guerre. Lorsqu'en 1912, � B�le, au moment o� l'Europe �tait menac�e du danger de guerre, la seconde Internationale r�digea son programme de la solution de la question d'Orient, ce dernier fut consid�r� comme une tentative de r�alisation par l'Internationale d'un programme positif en mati�re de politique ext�rieure. La presse socialiste de divers pays indiquait triomphalement que les r�solutions de B�le �taient un nouveau d�but dans le domaine de l'action socialiste, le d�but de l'action positive de l'Internationale sur le terrain diplomatique. Il est � regretter que la question de l'activit� positive socialiste sur le terrain diplomatique ait �t� presque enti�rement n�glig�e. Quant � moi je ne me souviens que d'un article de Rosa Luxemburg consacr� sp�cialement � la politique ext�rieure de Jaur�s, qui ait trait� de cette question de principe. On consid�rait g�n�ralement la politique ext�rieure comme le prolongement de la politique int�rieure dont elle �tait ins�parable et l'on ne se demandait g�n�ralement pas s'il fallait les aborder diff�remment. D�s lors il �tait g�n�ralement consid�r� comme tr�s d�sirable d'�tablir les buts positifs des partis socialistes dans la politique ext�rieure. Dans diff�rents pays, des parlementaires du type de Jaur�s se consacr�rent avec ardeur � l'�tude de cette question. L'Internationale Jaune � Berne et � Lucerne ne fait que continuer cette tradition et ne se trouve nullement en contradiction avec ce qui �tait l'opinion courante avant la guerre, lorsqu'elle se donne beaucoup de peine pour la solution positive des questions de la G�orgie, de l'Arm�nie, de Fiume, etc... rendant ainsi un service inappr�ciable � la r�action mondiale.

La question se pose autrement pour la politique int�rieure. Aucun courant du mouvement socialiste ne pouvait mettre en doute l'existence pour lui d'un programme net et pr�cis en politique int�rieure dans les limites de l'ordre social existant. Pendant la derni�re p�riode de l'histoire de la seconde Internationale, l'action parlementaire ne fut pour aucune fraction du mouvement socialiste purement d�clarative et tout socialiste au parlement, quelle que f�t sa conception du d�veloppement g�n�ral et du r�le des r�alisations imm�diates dans le processus de la lutte prol�tarienne, s'effor�ait d'obtenir entre autres ces r�alisations imm�diates, de m�me que, en dehors de l'enceinte parlementaire, le mouvement ouvrier s'effor�ait d'obtenir des r�alisations imm�diates par la lutte �conomique. Si diff�rente que fut leur conception du r�le du programme minimum, aucun courant de la pens�e socialiste ne r�pudiait la r�alisation imm�diate de telle ou telle partie de ce programme. La lutte journali�re politique et �conomique consistait � arracher pas � pas, l'une apr�s l'autre, les positions aux classes poss�dantes. Elle consistait donc dans la r�alisation d'un programme positif dans les limites de l'ordre social existant.

Tout autre est la substance de la politique ext�rieure. La politique int�rieure est l'ar�ne o� le capital et le travail, le peuple et le gouvernement, la classe ouvri�re et les classes dominantes se trouvent face � face. Ici les classes dominantes �taient contraintes par la lutte �conomique et politique � marcher de concession en concession : ici un programme positif dans les limites de l'ordre existant �tait r�alis� par les socialistes. Quant � la politique ext�rieure, elle signifie l'attitude d'un �tat envers les autres �tats, c'est-�-dire envers ses partenaires ou ses rivaux en brigandage international, ensuite son attitude envers les �tats faibles et enfin envers les colonies, objet direct de ce brigandage. Dans la politique ext�rieure deux �l�ments peuvent �tre distingu�s : 1� le syst�me des groupements politiques, des alliances et des antagonismes, c'est-�-dire les combinaisons diplomatiques au moyen desquelles les buts de la politique ext�rieure sont poursuivis ; 2� ces buts eux-m�mes, lesquels se ram�nent � deux groupes fondamentaux : les buts d�fensifs et offensifs. Un des buts essentiels poursuivis par tous les gouvernements a toujours �t� la d�fense de ses possessions. A tout moment donn�, gr�ce � des groupements internationaux, il fallait �tre assez fort pour que l'adversaire avide, d�sireux de s'emparer de quelque territoire ou de quelque possession ne p�t y parvenir facilement par la sup�riorit� de forces de sa coalition diplomatique. La diplomatie a toujours �t� une des formes de la d�fense de l'�tat, le suppl�ment et le compl�ment des troupes mass�es aux fronti�res, des escadres naviguant sur ses c�tes et des forteresses et fortifications prot�geant les points menac�s. Le second groupe de buts de la politique ext�rieure ce sont les conqu�tes qui forment l'objet des rivalit�s des gouvernements capitalistes entre eux ou l'occasion de l'aide qu'ils s'accordent les uns aux autres.

L'attitude de la seconde internationale envers la d�fense nationale n'a jamais, comme on le sait, �t� �lucid�e enti�rement. En cette question ses id�es n'ont pas �t� d�finitivement coordonn�es. Les r�solutions de Stuttgart et de Copenhague contiennent en elles-m�mes les contradictions profondes qui se sont manifest�es plus tard si dramatiquement pendant la guerre. Toutefois l'attitude n�gative de l'aile r�volutionnaire de la seconde. Internationale envers la � D�fense Nationale ï¿½ �tait d�j� jusqu'� un certain point pr�cis�e et l'interdiction de voter les cr�dits de guerre �tait pour elle un axiome. De m�me que dans le domaine de la d�fense militaire de l'�tat capitaliste les socialistes, en la soutenant, auraient par cela m�me soutenu tout le syst�me de domination de l'ennemi de classe, de m�me en se solidarisant avec la politique ext�rieure de leur gouvernement, m�me en tant que d�fensive, ils aboutiraient au m�me r�sultat. D�fendre la patrie par la voie diplomatique ou par la voie militaire, c'est en principe une seule et m�me question. Les social-tra�tres fran�ais durant la guerre montaient la garde �galement autour de l'�tat de si�ge en France et de l'�tat de si�ge en Russie. La campagne d'innocentement du tsarisme en Angleterre n'�tait qu'un d�tail partiel d'activit� des social-tra�tres en vue de la d�fense de la patrie, de m�me que d'autres d�tails partiels de cette m�me activit� �taient leurs interventions dans les r�unions publiques en faveur du gouvernement de coalition, leurs machinations contre les gr�ves, le renoncement aux droits des trade-unions et ainsi de suite.

Quant aux buts offensifs de la politique ext�rieure des gouvernements capitalistes, ils ne sont d'un bout � l'autre qu'un programme de rapine. M�me des actes qui, � premi�re vue, sembleraient contredire cette d�finition, telle que l'intervention des puissances en faveur des Arm�niens durant les massacres, ou celle de Guillaume II en faveur des Boers ou bien encore la politique balkanique du tsarisme durant sa p�riode dite lib�ratrice, n'ont �t� en r�alit� que des man�uvres sur le m�me �chiquier de rapines ou des tentatives habilement masqu�es pour progresser dans le m�me domaine de la politique conqu�rante. Tout le syst�me politique de rapines exigeait de la part de partis socialistes dignes de ce nom la m�me attitude totalement n�gative qui fut formul�e par le congr�s de Stuttgart � regard de toute politique coloniale sans exception. Celte derni�re n'est en effet que la manifestation la plus claire et la plus frappante de la politique ext�rieure capitaliste en g�n�ral.

L'aile r�volutionnaire de l'Internationale ne pouvait donc avoir aucun programme d'action positive en mati�re de politique ext�rieure inter-gouvernementale et son programme dans ce domaine devait �tre purement n�gatif, c'est-�-dire avoir pour but de faire obstacle � la politique ext�rieure des gouvernements existants aussi bien dans son syst�me g�n�ral que dans ses buts particuliers. La lutte contre la politique coloniale, contre les armements, contre les guerres, contre toute conqu�te, d�guis�e ou non, voil� quels devaient �tre les buts de l'aile r�volutionnaire de l'Internationale en politique ext�rieure. Ces buts �taient exclusivement n�gatifs. Au fond c'�tait bien un programme �galement n�gatif que celui �labor� au congr�s de B�le pour la solution de la question d'Orient. Cette solution consistait � opposer le programme de F�d�ration des Peuples Balkaniques � toutes les combinaisons des gouvernements existants dans cette question. Cette f�d�ration balkanique ne pouvait �tre cr��e qu'en luttant aussi bien contre les grandes puissances que contre les gouvernements balkaniques de cette �poque. C'�tait plut�t un article d'un programme r�volutionnaire des peuples balkaniques eux-m�mes qu'un programme de politique ext�rieure. Cette derni�re d�nomination lui fut donn�e par m�garde et ce fut �galement un malentendu que l'opinion courante de ce temps, d'apr�s laquelle les partis socialistes, en adoptant les r�solutions de R�le, seraient entr�s dans la voie d'un travail positif en politique ext�rieure. Les r�solutions de B�le n'avaient rien de commun avec un travail positif ; elles �taient des mots d'ordre r�volutionnaires pour les peuples balkaniques, pour leur lutte contre leurs propres gouvernements. Quant aux instructions donn�es � B�le aux partis socialistes des autres pays, leur caract�re �tait purement n�gatif, se r�sumant � la lutte contre la politique ext�rieure de leurs propres gouvernements. Les r�solutions de B�le ne sont qu'une confirmation de plus de la v�rit� qu'en mati�re de politique ext�rieure intergouvernementale, l'aile r�volutionnaire de l'Internationale ne pouvait avoir de programme positif et que son programme en cette mati�re ne devait �tre que n�gatif, c'est-�-dire s'opposer � la politique des gouvernements capitalistes.

La politique dite int�rieure est le domaine o� le travail et le capital se trouvent en pr�sence l'un de l'autre. L'existence d'un programme positif des partis socialistes dans ce domaine signifiait que la classe ouvri�re par sa lutte politique et �conomique force les classes dominantes � lui c�der position sur position. La politique ext�rieure est le domaine o� les gouvernements capitalistes se trouvent en pr�sence les uns des autres ou en pr�sence des pays opprim�s. Dans ce domaine il n'�tait donc admissible pour l'aile r�volutionnaire du mouvement socialiste que d'avoir un programme exclusivement n�gatif de lutte contre les combinaisons et la politique de rapine des gouvernements capitalistes. Mais un pays opprim� ou colonial peut aussi bien lutter et se soulever contre les gouvernements capitalistes oppresseurs que la classe ouvri�re luttant dans son propre pays. La t�che du mouvement socialiste du pays en question consistait en ce cas � emp�cher son gouvernement d'�craser la contr�e opprim�e en r�volte, t�che encore une fois purement n�gative. Mais une autre t�che encore lui incombait, celle d'accorder � la contr�e en r�volte un secours non seulement n�gatif mais directement positif. Ainsi la classe ouvri�re, parall�lement � la politique ext�rieure du gouvernement de son pays dans laquelle elle intervenait dans un sens n�gatif, poss�dait sa propre politique ext�rieure prol�tarienne, qui consistait, dans le cas indiqu�, � secourir directement les victimes du gouvernement capitaliste. Mais une activit� semblable de la classe ouvri�re d'un pays s'�tendait non seulement il l'exemple donn� plus haut d'une r�volte, mais � toutes les luttes en g�n�ral de groupes opprim�s dans le m�me pays ou dans d'autres pays contre les gouvernements capitalistes, � toute lutte entre opprim�s et oppresseurs. En ce sens on peut dire que toute l'activit� de l'Internationale �tait une politique ext�rieure prol�tarienne : le contact qui s'�tablissait entre les organisations ouvri�res, l'aide mutuelle qu'elles s'accordaient � toute occasion, en un mot tout ce qui formait la substance de l'activit� de l'Internationale comme telle, c'�tait l� une politique ext�rieure prol�tarienne distincte de celle des gouvernements et lui faisant opposition. En r�sum�, la t�che de la classe ouvri�re en politique ext�rieure, dans la mesure o� elle poss�dait une mentalit� r�volutionnaire, consistait � opposer � la politique ext�rieure des gouvernements une politique ext�rieure prol�tarienne, c'est-�-dire � mener la lute de classes sur une �chelle internationale.

En politique int�rieure le programme positif de la classe ouvri�re consistait � arracher aux gouvernements une � une de nouvelles conqu�tes. Mais la classe ouvri�re ne pouvait-elle pas agir �galement en politique ext�rieure, c'est-�-dire dans chaque cas isol� non seulement forcer le gouvernement de son pays � renoncer � telle ou telle action, c'est-�-dire r�aliser � son �gard un but n�gatif, mais aussi le forcer � remplir d'une fa�on positive les exigences du prol�tariat, r�alisant ainsi en politique ext�rieure �galement un programme positif dans les limites de l'ordre existant ? Si la classe ouvri�re accordait directement son aide � une contr�e en r�volte, ne pouvait-elle pas forcer le gouvernement de son pays � aider cette contr�e ? Voil� justement la pente s�ductrice sur laquelle les r�formistes � mentalit� bourgeoise du mouvement ouvrier �taient enclins � se laisser glisser. Les gouvernements en beaucoup de cas non seulement ex�cutaient volontiers de tels d�sirs des r�formistes, mais prenaient eux-m�mes l'initiative de pareilles d�marches. Toute la politique des grandes puissances en Turquie consistait soi-disant � aider les opprim�s contre les oppresseurs. Il suffit de citer cet exemple pour ne plus douter que le prol�tariat � mentalit� r�volutionnaire ne devait en aucun cas aider un groupement opprim� autrement qu'en le soutenant directement. Toute intervention des gouvernements capitalistes de rapine dans une lutte de groupements opprim�s contre les oppresseurs, en quelque endroit que ce f�t, ne signifiait qu'une chose, � savoir qu'un nouvel objet �tait entra�n� dans la sph�re de leurs combinaisons conqu�rantes. Quand un peuple en r�volte aboutissait par ses propres forces � des r�sultats positifs, ces r�sultats �taient pour lui une r�alisation incontestable, mais si des r�sultats semblables devaient lui �tre acquis � titre de bienfait d'un gouvernement capitaliste conqu�rant, m�me sous la pression d'un parti socialiste, ce gouvernement, prenant sur lui celte t�che soi-disant lib�ratrice, avait toute possibilit� d'ex�cuter cette t�che conform�ment aux exigences de sa politique de rapine. Toutes les relations mondiales formaient d�j� un r�seau si �troitement entrelac� et les int�r�ts conqu�rants de chaque puissance capitaliste �taient � un tel point interd�pendants par rapport aux relations politiques du monde entier, qu'aucun probl�me s�par� et local ne pouvait manquer de tomber sous le coup des combinaisons du gouvernement en question, reli�es � sa politique mondiale dans son ensemble. Les tentatives des socialistes de pr�ter secours � nn groupement opprim� par l'entremise de ces gouvernements capitalistes ne faisaient que rendre possible � ces derniers de se cr�er de nouvelles combinaisons favorables � leur �uvre de rapine mondiale, en trompant en m�me temps les masses populaires de leurs pays et en acqu�rant par cela m�me le soutien de ces masses.

La th�se que tout d�placement de fronti�res politiques ouvrait � tous les imp�rialismes du monde une large possibilit� de r�aliser leurs combinaisons de rapine �tait tellement indiscutable que, comme on le sait, l'aile r�volutionnaire du mouvement socialiste consid�rait avec raison comme son but la lutte dans les limites des fronti�res politiques existantes et non le d�placement de ces derni�res, et abordait a ce point de vue les questions de la Pologne, de l'Alsace-Lorraine, et de tous les irr�dentismes en g�n�ral. Dans ce cas l'aile r�volutionnaire comprenait avec une clart� suffisante qu'il lui �tait inadmissible d'avoir un programme positif en mati�re de politique ext�rieure dans l'ordre existant. Malheureusement son attitude envers la politique ext�rieure dans son ensemble ne fut jamais formul�e d'une fa�on syst�matique et exhaustive. Le manque de nettet� dans la position de la question concernant la politique ext�rieure permettait � une fraction consid�rable du mouvement socialiste de s'agiter avec ardeur autour de la politique ext�rieure, et cela dans un sens absolument d�favorable pour le prol�tariat r�volutionnaire. A une �poque o� l'alliance franco-anglaise n'�tait point encore un fait accompli, Jaur�s s'agitait continuellement en faveur de sa r�alisation, voyant dans cette alliance, soi-disant d�mocratique, une pr�tendue acquisition de haute valeur et un contre-poids � l'alliance r�actionnaire avec le tsarisme. Lorsque � l'�poque o� toutes les puissances s'agitaient fi�vreusement autour de la question de Mac�doine, la France, l'Angleterre et l'Italie oppos�rent leur projet de r�formes en Mac�doine au programme austro-russe appuy� par l'Allemagne, les na�fs socialistes virent dans cette combinaison politique un grand succ�s quasi-d�mocratique et les d�bats de l'alliance des nations d�mocratiques contre les nations r�actionnaires. Les arguments des social-tra�tres durant la guerre mondiale ne se distinguent dans leur essence en rien des arguments des socialistes de la p�riode du programme occidental de la r�forme mac�donienne. Les social-tra�tres sont rest�s enti�rement fid�les � la tradition de la seconde Internationale. De m�me en Allemagne Bernstein s'�vertuait � pr�cher l'alliance avec l'Angleterre, maintenant ainsi la tradition des freisinnige1 Allemands. Jaur�s allait plus loin encore : dans toute une s�rie de brillants discours, au cours de toute sa carri�re parlementaire, continuellement, il s'effor�ait d'inciter le gouvernement fran�ais � inaugurer une �re nouvelle de politique ext�rieure, qui f�t bas�e sur la justice, la loyaut�, le progr�s et ainsi de suite. On peut dire que c'est justement dans le domaine de la politique ext�rieure que se d�voile toute l'utopie du r�formisme petit-bourgeois dans le mouvement socialiste et son r�le v�ritable de paravent docile pour la politique gouvernementale de duperie des masses et de r�alisation de buts de rapine sous des pr�textes plausibles. Depuis longtemps d�j� les gouvernements des pays capitalistes avanc�s �taient dispos�s � raffermir leur domination dans leurs propres pays par des concessions aux masses populaires de ces pays, afin de se d�lier les mains dans le domaine de leur pillage mondial qui �tait d�j� la source principale des b�n�fices de l'oligarchie. En cela ils pouvaient �tre le mieux du monde servis par les illusionnistes � courte vue du type de Jaur�s, qui, avec toute la puissance de son �loquence et de ses convictions sinc�res, aidait le gouvernement � acqu�rir l'appui des masses populaires en cr�ant l'id�e de la possibilit� d'une politique mondiale d�mocratique men�e par ces gouvernements. Ainsi se pr�parait l'union sacr�e de la grande guerre. Le malheur de la seconde Internationale fut de se borner � pr�ciser son r�le n�gatif par rapport � la politique coloniale, sans �tendre cette d�finition � toute la politique ext�rieure dans les limites de l'ordre existant. Cette ambigu�t� facilita dans une grande mesure aux gouvernements l'exploitation des organisations prol�tariennes dans les int�r�ts de leur politique de guerre. L'absence d'une compr�hension claire de l'inadmissibilit� pour le prol�tariat r�volutionnaire d'un programme positif dans le domaine de la politique ext�rieure existante avait pour r�sultat l'id�e, r�pandue largement dans les cercles socialistes, d'apr�s laquelle il leur �tait possible de pr�coniser des plans comme l'internationalisation des Dardanelles et autres combinaisons semblables et en g�n�ral toutes les formes possibles d'organisation internationale de la Soci�t� sous le r�gime social existant. Quand en automne 1914 Asquith dans son discours de Dublin mit en avant pour la premi�re fois au nom du gouvernement anglais le mot d'ordre de cr�ation de la Ligue des Nations, il empruntait cette id�e aux pacifistes et aux socialistes.

Quand Bernstein et consorts rompaient des lances en laveur d'une alliance avec le gouvernement pr�tendu d�mocratique, non seulement ils continuaient la tradition des freisinnige, mais ils s'appuyaient m�me sur l'autorit� de Karl Marx, qui en mati�re de politique ext�rieure avait pos� devant les socialistes des buts positifs nets et pr�cis pour r�aliser la coh�sion des gouvernements bourgeois lib�raux contre Nicolas Ier. Et vraiment, � cette �poque la situation historique �tait toute diff�rente. Au milieu du dix-neuvi�me si�cle la soci�t� bourgeoise n'�tait pas encore internationalement affranchie des cha�nes du vieux r�gime f�odal et absolutiste et la cr�ation des conditions internationales n�cessaires au d�veloppement des �tats bourgeois �tait une t�che � la r�alisation de laquelle la classe ouvri�re �tait int�ress�e. A cette �poque il y avait encore � l'ordre du jour les probl�mess internationaux positifs de cr�ation d'�tats nationaux, n�cessaires au d�veloppement du capitalisme. Marx assignait donc avec raison aux socialistes des buts positifs dans le domaine de la politique ext�rieure. La lutte contre la dictature internationale du gendarme absolutiste Nicolas Ier �tait un but positif de ce genre. Quant au probl�me de la cr�ation d'�tats nationaux, si dans ce cas le prol�tariat r�volutionnaire ne pouvait point agir en qualit� d'alli� des gouvernements r�actionnaires qui en assumaient la r�alisation, en lui-m�me, objectivement, ce probl�me �tait n�anmoins un �l�ment de progr�s. Tout autre devint la situation dans la p�riode historique suivante, quand la bourgeoisie fut devenue ma�tresse absolue de la soci�t� et quand tout ce qui survivait du r�gime ant�rieur se fut transform� en ex�cuteur des volont�s du capitalisme triomphant. Lorsque en politique ext�rieure, de m�me qu'en politique int�rieure, les survivances d'apparence d�mocratique devinrent de leur c�t� un paravent pour la domination illimit�e de l'oligarchie capitaliste, aucun but positif susceptible de constituer un progr�s n'exista plus en politique ext�rieure inter-gouvernementale. � aucun but � la r�alisation duquel le prol�tariat f�t int�ress�. Dans la derni�re p�riode de l'histoire du monde la politique ext�rieure pr�sentait exclusivement des combinaisons-de gouvernements capitalistes de rapine. Le prol�tariat r�volutionnaire devait rester enti�rement en dehors de ces combinaisons, en dirigeant toutes ses forces vers l'appui � accorder aux victimes des b�tes de proie capitalistes, aux classes opprim�es, aux groupements opprim�s, loin de toute collaboration avec les combinaisons diplomatiques des gouvernements capitalistes.

La situation change radicalement avec l'apparition de gouvernements sovi�tiques, gouvernements r�volutionnaires d'ouvriers et de paysans. Pour la premi�re fois apr�s un long intervalle, des buts positifs se posent de nouveau devant le prol�tariat r�volutionnaire dans le domaine de la politique ext�rieure intergouvernementale. Pour la premi�re fois on voit appara�tre parmi les gouvernements existants des gouvernements dont l'appui par le prol�tariat r�volutionnaire pr�sente pour ce dernier un int�r�t international. Ces gouvernements se trouvent �tre plac�s au centre de toute la lutte mondiale entre les classes opprim�es et dominantes, entre les pays et les groupements opprim�s et oppresseurs. Devant les partis et les groupements prol�tariens r�volutionnaires de tous les pays se pose le probl�me de la lutte pour la d�fense et la consolidation de la position internationale des gouvernements r�volutionnaires sovi�tistes. Le nouveau programme de politique ext�rieure n'est accessible qu'aux partis et aux groupements qui se placent eux-m�mes sur le terrain sovi�tiste et r�volutionnaire. Ce n'est qu'aux groupements demeurant sur le terrain de la troisi�me Internationale qu'est ouverte le vote de la nouvelle politique positive internationale. A l'Internationale Jaune de Berne et de Lucerne, qui � l'�gard des gouvernements sovi�tistes est incapable de d�passer une vague non-intervention, il ne reste en g�n�ral rien d'autre que de continuer la tradition servile quasi-d�mocratique des r�formistes de la seconde Internationale, en jouant en apparence le r�le de critiques des gouvernements capitalistes r�actionnaires et en consolidant par cela m�me en r�alit�, objectivement, leur position et en les aidant ainsi � continuer � se maintenir et � tromper les masses.

La position des gouvernements sovi�tistes r�volutionnaires eux-m�mes n'est pas tout � fait la m�me que celle des partis r�volutionnaires. En leur qualit� de gouvernements existants de fait au milieu des autres gouvernement existants, ils sont forc�s d'entrer en certaines relations avec ces derniers et ces relations cr�ent pour eux des obligations dont il doit �tre tenu compte. Lorsque le commissaire pour les Affaires �trang�res �crit un article pour la troisi�me Internationale, il doit prendre en consid�ration qu'il est li� par la position du gouvernement qui est diff�rente de celle d'un parti r�volutionnaire �loign� du pouvoir. Cela n'emp�che qu'un gouvernement sovi�tiste r�volutionnaire se trouve, par son caract�re et les probl�mes qui se posent devant lui, au p�le oppos� des gouvernements capitalistes et ne peut en aucun cas participer � leurs combinaisons de rapine. Ce qu'il doit donc se proposer, c'est de vivre en paix ou de s'efforcer d'obtenir la paix avec tous les gouvernements et en m�me temps de se tenir soigneusement � l'�cart de toute participation � des coalitions ou combinaisons d'app�tits imp�rialistes quelles qu'elles soient. Tous les gouvernements sovi�tistes, se trouvant dans la m�me situation de divergence absolue par rapport aux gouvernements capitalistes, sont par la force des choses alli�s entre eux, alli�s cela va sans dire dans le sens d�fensif, car toute politique agressive leur est �galement �trang�re. Les exigences de la d�fense de l'�tat, ce premier facteur d�terminant de la politique ext�rieure des gouvernements capitalistes, est �galement le premier facteur de la politique ext�rieure sovi�tiste. Si le prol�tariat r�volutionnaire doit �tre absolument hostile � la � d�fense de la patrie ï¿½ des gouvernements capitalistes, au contraire, la d�fense de l'�tat sovi�tiste des ouvriers et paysans est le premier et le plus vital de ses int�r�ts. Mais de m�me que la d�fense des �tats capitalistes s'obtient non seulement par des soldats et des canons, mais tout autant par la diplomatie qui a pour but d'�carter la possibilit� de coalitions hostiles contre lesquelles les canons et les soldats seraient impuissants, de m�me dans la d�fense du gouvernement sovi�tiste un r�le immense appartient aux rapports politiques internationaux, destin�s � �carter le danger de coalitions ennemies. Or ces rapports internationaux tendant � �carter tout danger d'attaque imposent aussi des obligations d�termin�es. Au moment historique actuel, en pr�sence des difficult�s inou�es, des p�rils et des menaces mettant en danger l'existence m�me des gouvernements sovi�tistes, que des ennemis entourent de toutes parts et dont la position internationale est d�termin�e par cette situation, ces gouvernements doivent, dans la plus large mesure, prendre en consid�ration ces exigences de la politique ext�rieure. Pour �tre strictement d�fensif, le r�le de la diplomatie sovi�tiste n'en est pas moins lourd de responsabilis�s. Ainsi donc, quand nous parlons des buts positifs de la politique ext�rieure de la troisi�me Internationale, nous ne pouvons aucunement identifier les partis communistes et les gouvernements sovi�tistes, dans lesquels ces partis jouent un r�le dominant.

Les gouvernements sovi�tistes ne se bornent pas � �viter toute participation � toute combinaison des gouvernements imp�rialistes, mais encore ils opposent � ces combinaisons, � l'�gard des pays ou groupements opprim�s et en particulier � l'�gard des peuples et �tats coloniaux, une politique diam�tralement oppos�e, celle de la reconnaissance des droits des opprim�s, sp�cialement de leurs droits de disposer d'eux-m�mes. Les limites m�mes des obligations impos�es aux gouvernements sovi�tistes par leur situation au milieu des autres gouvernements, varient selon les conjonctures politiques. Pendant les premiers mois de son existence, avant la paix de Brest, le gouvernement sovi�tiste russe appliquait une politique de d�clarations retentissantes inspir�es par l'esprit de la r�volution prol�tarienne mondiale. Il est impossible de mesurer l'impression gigantesque produite ainsi par le gouvernement sovi�tiste russe dans la premi�re p�riode de son existence, impression rest�e depuis lors ineffa�able dans le mouvement ouvrier international et qui une fois pour toutes d�termina l'attitude de ce dernier envers les gouvernements sovi�tistes.

Si li�s que soient actuellement dans leurs mouvements les gouvernements sovi�tistes, l'attitude � observer envers eux constitue toujours le centre de la politique internationale positive de l'aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. De m�me qu'� l'�poque de la seconde Internationale les partis socialistes avaient leur propre politique ext�rieure en dehors de la politique ext�rieure inter-gouvernementale, de m�me aussi la troisi�me Internationale poss�de sa politique ext�rieure de buts communs, d'actions communes dans tous les pays du monde. Dans la sph�re des relations ext�rieures inter-gouvernementales, son programme positif se concentre autour de la situation internationale des gouvernements sovi�tistes, de l'union politique de ces derniers entre eux et de l'appui � leur accorder de la part de tous les groupements plac�s sur le m�me terrain. L'existence m�me des gouvernements sovi�tistes, ainsi que l'apparition de nouveaux gouvernements sovi�tistes, dont nous avons d�j� eu plusieurs exemples et � laquelle nous nous attendons dans l'avenir � et, nous en sommes s�rs, dans un avenir tr�s rapproch� � modifie enti�rement la mani�re de voir de l'aile r�volutionnaire du mouvement ouvrier mondial � l'�gard de toutes les questions, grandes et petites, de la diplomatie officielle. Si dans la p�riode de la seconde Internationale l'aile r�volutionnaire du mouvement socialiste pouvait en politique ext�rieure se borner � se poser dans toutes les questions courantes, arm�nienne, syrienne et autres, des buts purement n�gatifs � l'�gard du brigandage imp�rialiste, actuellement la troisi�me Internationale oppose � ce dernier, partout o� il se manifeste, des buts pratiques d'�dification sovi�tiste et des perspectives de lib�ration imm�diate du joug imp�rialiste. En dehors m�me des buts r�volutionnaires d�j� pos�s directement par l'histoire � l'int�rieur des pays capitalistes avanc�s, � c�t� de ces buts et simultan�ment avec eux, le programme purement n�gatif de la r�solution de Stuttgart sur la politique coloniale peut d�j� faire place � une politique positive imm�diate, comportant la cr�ation d'�tats nationaux libres � la place des colonies opprim�es, des protectorats et des sph�res d'influence et ces nouveaux �tats libres, la troisi�me Internationale vise d�j� � les cr�er sous la forme de r�publiques sovi�tistes. Mais il va de soi que cette t�che est ins�parable de la tache r�volutionnaire primordiale de la troisi�me Internationale dans les �tats capitalistes avanc�s eux-m�mes. L'affranchissement des pays opprim�s est possible uniquement parce que dans les m�tropoles le pouvoir de l'oligarchie est assez �branl� pour que sa force de domination mondiale ait cess� d'�tre irr�sistible. D'autre part, l'�branlement de la domination coloniale universelle des oligarchies dominantes capitalistes acc�l�re leur chute dans leurs propres pays. La troisi�me Internationale poursuit le but de l'affranchissement des pays opprim�s, que l'�croulement des gouvernements capitalistes dans les pays dominants ait eu d�j� lieu ou non � mais il est impossible de pr�dire d�s maintenant lequel des deux �v�nements pr�c�dera l'autre. En tout cas, le programme international positif grandiose de la troisi�me Internationale n'est rendu possible que par son programme r�volutionnaire mondial fondamental et n'est en cons�quence accessible qu'� elle seule, se trouvant en contradiction flagrante avec le programme de politique ext�rieure servile et vague de l'Internationale Jaune de Berne-Lucerne.

Note

1 Litt�ralement � Libres-penseurs ï¿½. Le Parti Allemand des Libres-penseurs (Deutsche Freisinnige Partei) �tait un parti lib�ral bourgeois entre 1884 et 1893.


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