1936 |
"Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ?" Source : « 16 fusillés à Moscou », Éditions Spartacus, Paris, 1972. |
Bruxelles, mai 1936.
Cher André Gide,
Vous avez présidé naguère à Paris un congrès international d'écrivains réunis pour la défense de la culture, où la question du droit de penser en U.R.S.S. ne se posa qu'à mon propos et, semble‑t‑il, contre la volonté de la majorité des congressistes. J'apprends que vous avez tenté à cette époque certaines démarches pour sauver mes manuscrits retenus à la censure de Moscou. Ils y sont encore avec tous mes papiers personnels, tous mes souvenirs, tous mes travaux ébauchés, tout ce qu'on amasse de papiers précieux en une vie… Du peu que vous avez fait pour moi, comme de l'impartialité dont vous avez fait preuve à l'égard des amis qui me défendaient et auxquels on refusait la parole, je vous remercie. Si mon cas personnel vous intéresse, vous trouverez quelques renseignements à ce sujet dans une lettre à Magdeleine Paz, dont je vous joint copie. Je me tiens d'ailleurs à votre disposition.
Il s'agit peu de vous et moi en réalité dans le grand drame auquel nous participons. Vous êtes venu prendre place parmi les révolutionnaires, André Gide, permettez qu'un communiste vous parle en toute franchise de ce qui nous domine du plus haut. Je me souviens des pages de votre Journal, dans lesquelles vous notiez en 1932 votre adhésion au communisme parce qu'il assure le libre développement de la personnalité. (Je reconstitue de mémoire votre pensée, plus un livre ne me reste et le loisir me fait défaut pour rechercher votre texte.) Je lus ces pages à Moscou avec un sentiment bien contradictoire. Je fus d'abord heureux de vous voir venir au socialisme, vous dont j'avais suivi – d'assez loin – la pensée depuis mes enthousiasmes de jeunesse. Puis, je fus navré du contraste entre vos affirmations et la réalité dans laquelle j'étais plongé. Vos pages de journal me tombaient sous les yeux à une époque où personne autour de moi ne se fût risqué à tenir un journal, dans la conviction que la police politique fût infailliblement venue le chercher quelque nuit… Je dus éprouver à vous lire un sentiment assez analogue à celui des combattants qui, dans la tranchée, recevaient les gazettes de l'arrière et y trouvaient des proses lyriques sur la dernière guerre du droit et cætera… Se pouvait‑il, me demandai‑je, que vous ne sachiez rien de nos luttes, rien de la tragédie d'une révolution ravagée à l'intérieur par la réaction ? Dès lors pas un travailleur ne pouvait émettre une opinion, quelle qu'elle fût et fût‑ce à voix basse, sans être aussitôt chassé du parti, du syndicat, de l'atelier, emprisonné, déporté… Trois années se sont passées depuis, quelles années ! Marquées par les hécatombes qui ont suivi la fin de Kirov, par la déportation en masse d'une partie de la population de Leningrad, par l'emprisonnement de plusieurs milliers de communistes de la première heure, par le surpeuplement des camps de concentration qui sont à coup sûr les plus vastes du monde…
Si je vous comprends vraiment, cher André Gide, votre courage a toujours été de vivre les yeux ouverts. Vous ne pouvez pas les fermer aujourd'hui sur cette réalité – ou vous n'auriez plus le droit moral de dire un mot aux ouvriers pour lesquels le socialisme est bien plus qu'un concept : l'œuvre de leur chair et de leur esprit, le sens même de leur vie.
Condition de la pensée ? Une sèche doctrine, vidée de tout son contenu, durement imposée dans tous les domaines ; et réduite dans tout ce qui s'imprime, sans exception, à la répétition mot à mot ou au plus plat commentaire des propos d'un seul. L'histoire remaniée à fond chaque année, les encyclopédies refondues, les bibliothèques épurées pour rayer partout le nom d'un Trotski, supprimer ou salir d'autres compagnons de Lénine, mettre la science au service de l'agitation du moment, lui faire dénoncer hier la Société des Nations comme un bas instrument de l'impérialisme anglo‑français, lui faire révérer aujourd'hui en la S.D.N. un instrument de paix et de progrès humain… Condition de l'écrivain, c'est‑à‑dire en définitive de l'homme qui fait profession de parler pour beaucoup d'autres qui sont sans voix ? Nous avons vu Gorki remanier ses souvenirs sur Lénine pour faire dire à Lénine, dans la dernière édition, le contraire exactement de ce qu'il disait dans certaine page de la première… Une littérature dirigée dans ses moindres manifestations, un mandarinat littéraire admirablement organisé, grassement rétribué, bien‑pensant comme il sied. Quant aux autres… Qu'est devenu le frère en esprit de notre grand Alexandre Blok, l'auteur d'une Histoire de la pensée russe contemporaine, Ivanov‑Razoumnik ? Il était en prison quand j'y étais, en 33. Est‑il vrai, comme on l'affirme, que le vieux poète symboliste Vladimir Piast ait fini par se suicider en déportation ? Son crime était grand : il versait dans le mysticisme. Mais voici des matérialistes de nuances diverses : qu'est devenu Herman Sandormirski, auteur d'ouvrages réputés sur le fascisme italien, condamné à mort sous l'ancien régime ? Dans quel pénitencier, dans quelle déportation chemine‑t‑il et pour quoi ? Où est Novomiski, lui aussi forçat sous l'ancien régime, initiateur de la première encyclopédie soviétique, condamné récemment à dix ans de camp de concentration – pourquoi ? Ces deux là sont des vétérans anarchistes. Souffrez que je vous nomme aussi des communistes, combattants d'Octobre et intellectuels de grande classe (je souffre assez d'avoir à les nommer) : Anychev, à qui nous devons le seul Essai d'histoire de la guerre civile honnête et clair qu'il y ait en russe ; Gorbatchev, Lélévitch, Vardine, tous les trois critiques et historiens de la littérature. Ces quatre, suspects de sympathie pour la tendance Zinoviev. Camp de concentration. Les suivants sont des trotskistes, les plus durement traités parce qu'ils sont les plus fermes, emprisonnés ou déportés depuis huit ans : Fédor Dingelstedt, professeur d'agronomie à Leningrad, Grégori Yakovino, professeur de sociologie ; notre jeune et grand Solntsev est mort en janvier des suites d'une grève de la faim… Je me borne à nommer ici des écrivains, André Gide, ou il faudrait remplir des pages qui seraient émaillées de noms de héros. Il m'humilie un peu de faire cette concession à l'esprit de caste des gens de plume, pardonnez‑la moi. Qu'est devenu l'exemplaire Bazarov, pionnier du socialisme russe, disparu depuis cinq ans ? Qu'est devenu le fondateur de l'Institut Marx et Engels, Riazanov ? Mort ou vivant après ses longues luttes dans la prison de Verkhnéouralsk, l'historien Soukhanov qui nous a donné une monumentale histoire de la révolution de février 17 ? De quel prix paie‑t‑il le sacrifice de sa conscience qu'on exigea de lui et qu'il eut la faiblesse de consentir ?
La condition humaine ? Vous sentez bien qu'il faut s'arrêter. Aucun péril intérieur ne justifie cette répression insensée, sinon celui qui s'invente dans les ténèbres pour les besoins de la Sûreté Générale. Il est même frappant que le fonctionnement en quelque sorte gratuit d'un formidable appareil policier, faisant des multitudes de victimes, institue dans les pénitenciers soviétiques de véritables écoles de contre‑révolution où les citoyens d'hier se trempent en ennemis de demain. On n'y voit qu'une explication et c'est qu'apeurée devant les conséquences de sa propre politique et habituée à l'exercice d'un pouvoir absolu sur des masses sans droit, la bureaucratie dirigeante a perdu le contrôle d'elle‑même. Il faudrait toucher ici au problème des salaires réels tombés en général extrêmement bas ; à la législation ouvrière dans laquelle la contrainte intervient scandaleusement ; au système des passeports intérieurs qui prive la population du droit de se déplacer ; aux lois spéciales instituant la peine de mort contre les travailleurs et même contre les enfants ; au système des otages qui fait frapper impitoyablement toute une famille pour la faute d'un seul ; à la loi qui punit de mort le travailleur qui tente de franchir la frontière de l'U.R.S.S. sans passeport (retenez qu'il lui est impossible d'obtenir un passeport pour l'étranger) et ordonne la déportation de tous ses proches.
Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ? Le devoir n'est plus simple, vous le voyez, et il n'appartient plus à personne de le simplifier. Nul conformisme nouveau, nul mensonge sacré ne saurait empêcher le suintement de cette plaie. La ligne de défense de la révolution n'est plus uniquement sur la Vistule et à la frontière mandchoue. Le devoir de défendre la révolution à l'intérieur contre le régime réactionnaire qui s'est installé dans la cité prolétarienne, frustrant peu à peu la classe ouvrière de la plus grande partie de ses conquêtes, n'est pas le moins impérieux. En un sens seulement, l'U.R.S.S. demeure la plus grande espérance des hommes de notre temps : c'est que le prolétariat soviétique n'a pas dit son dernier mot.
Il se peut, cher André Gide, que cette lettre amère vous apprenne quelque chose. Je l'espère. Je vous conjure de ne point fermer les yeux. Voyez derrière les nouveaux maréchaux, les propagandes ingénieuses et coûteuses, les parades, les défilés, les congrès – vieux monde, vieux monde que tout cela ! – la réalité d'une révolution atteinte dans ses œuvres vives et qui nous appelle tous à son secours. Concédez‑moi qu'on ne la sert pas en taisant son mal ou en se voilant la face pour l'ignorer.
Nul mieux que vous ne représente cette grande intelligentsia d'Occident qui, si elle a beaucoup fait pour la civilisation, a beaucoup à se faire pardonner du prolétariat pour n'avoir pas compris ce qu'était la guerre de 1914, pour avoir méconnu la révolution russe à ses débuts, dans sa grandeur, pour n'avoir pas assez défendu les libertés ouvrières. Maintenant qu'elle se tourne enfin avec sympathie vers la révolution socialiste incarnée par l'U.R.S.S., il faut bien qu'elle choisisse en son for intérieur entre l'aveuglement et la lucidité. Laissez‑moi vous dire qu'on ne peut servir la classe ouvrière et l'U.R.S.S. qu'en toute lucidité. Laissez‑moi vous demander, au nom de ceux qui, là‑bas, ont tous les courages, d'avoir le courage de cette lucidité.
Victor Serge