Source : numéro 1 du Bulletin communiste (troisième année), 5 janvier 1922. Deux semaines plus tôt le Bulletin communiste avait publié un autre article de Victor Serge sur la Confession de Bakounine, datant de 1919. |
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La parution à Moscou du texte intégral de la Confession de Bakounine (publiée par la Librairie de l'Etat) ne manquera pas de poser, dans l'esprit d'un grand nombre de camarades plusieurs questions qu'il me semble opportun d'examiner ici.
Et d'abord fallait-il publier ce document ? Les militants russes les plus qualifiés considéraient en 1919 qu'il valait mieux en différer la publication. En cette époque de luttes révolutionnaires où le ralliement de toutes les forces d'avant-garde sur un programme d'action immédiate accroîtrait dans une proportion impossible à prévoir les chances de la révolution, il était sage, il eût été sage de ne point publier un document, d'une signification purement historique par lui-même, mais susceptible d'être déplorablement utilisé dans les polémiques par les uns et totalement incompris des autres. Car, des hommes qui croient pouvoir se revendiquer de l'idéal de Bakounine mais sont loin de posséder la liberté et la largeur d'esprit nécessaires à la recherche impartiale de la vérité, devaient dans la seule publication de la Confession de Bakounine, découvrir une intention hostile. Connaissant leur étroitesse d'esprit, leur susceptibilité sectaire, il était raisonnable de remettre à des temps plus calmes — que l'on n'entrevoit pas encore — la publication dans ces nouveaux matériaux concernant la biographie d'un grand révolutionnaire.
Mais il va de soi que cette publication ne pouvait pas être remise indéfiniment. Tel quel, Bakounine appartient tout entier à l'histoire du prolétariat révolutionnaire. Cette histoire ne peut pas être conçue de façon littéraire ou conventionnelle : elle doit être scientifique, vraie. A cette condition elle sera un élément de conscience révolutionnaire — et de force. Nous avons besoin de connaître les grands pionniers qui nous ont fait ce que nous sommes ; nous avons besoin de les connaître tels qu'ils furent en réalité. Ici comme ailleurs, nous avons droit à la vérité scientifique, fût-elle douloureuse et décevante. La taire, qu'il s'agisse de l'histoire d'un événement ou de l'histoire d'un homme, ce serait tromper les élites révolutionnaires et en les trompant, leur ménager de graves mécomptes. Quel que soit son caractère et le jugement qu'on portera sur elle, la Confession de Bakounine devait être publiée.
On sait déjà qu'elle nous montre un Bakounine momentanément vaincu. N'en discutons pas le fond. Admettons-la un instant, pour la commodité du débat, tout à fait fâcheuse. Pourrait-on dans ce cas en tirer parti dans les polémiques contre l'anarchisme ? Ce serait manifestement absurde. Les faiblesses, les torts, les fautes, les crimes mêmes d'un homme aussi grand soit-il, ne peuvent en aucun cas servir d'argument contre les idées dont cet homme se revendique. Les idées relèvent de la critique rationnelle, de la critique de leurs applications pratiques et des résultats qu'elles donnent, de l'étude des conditions objectives de leur naissance et de leur développement. Mais les actions ou les attitudes individuelles de ceux qui les ont professées peuvent tout au plus fournir des éléments d'appréciation, d'ailleurs secondaires, dans cette dernière étude. En général, les hommes ne se haussent presque jamais à la hauteur de l'idéal qu'ils professent. S'il suffisait de citer leurs turpitudes coutumières pour réfuter un enseignement social, politique ou moral, rien ne subsisterait depuis bon nombre de siècles de tous les trésors de la pensée humaine... Le vieil anarchisme traditionnel, avec ses vastes envolées d'idéalisme, son utopisme souvent admirable, son simplisme quelquefois désespérant et sa totale incapacité pratique est susceptible du point de vue de l'action révolutionnaire efficace comme au point de vue doctrinal d'une discussion dans laquelle on n'a nul besoin, pour relever ses erreurs et ses anachronismes, d'injurier les gens ou d'exploiter bassement ce qui nous reste de la souffrance d'un grand mort... Et si les fautes ou les faiblesses personnelles de ceux qui s'en réclament pouvaient quelque chose contre lui, il y a beau temps que les remueurs de boue l'auraient tué. Il est donc même superflu de rappeler que la Confession se rapporte à une période de la vie de Bakounine passablement antérieure à son activité d'anarchiste. Quel que soit le caractère de cette Confession elle ne peut pas servir d'argument dans les polémiques ou dans les discussions d'idées.
Dans quel esprit faut-il aborder l'étude (ou la simple lecture) d'un semblable document ? Il n'est en rien comparable à une publication actuelle dont l'auteur vit parmi nous, exerce une influence autour de nous, a un présent et un avenir qui sont les nôtres. Nous n'avons donc nulle peine à l'aborder avec tout le détachement intellectuel nécessaire à l'intelligence objective des choses. L'intérêt du document est au premier chef historique et psychologique : il faut donc l'aborder dans un esprit scientifique. Rechercher la vérité sur la vie d'un homme et sur sa pensée, la constater, l'analyser, tâcher de la comprendre et, peut-être, ensuite, tâcher d'en tirer quelques enseignements : c'est tout ce qu'on peut faire. Et c'est beaucoup quand il s'agit d'un des plus grands révolutionnaires du siècle dernier.
Cela exclut toute vénération aveugle. Mais cela n'exclut nullement le respect de la mémoire de ceux auxquels l'humanité devra tôt ou tard sa libération. Et la part faite à la vérité scientifique qui peut contrarier nos aspirations mais ne les contrarie pas nécessairement, il est un tribut de respect, d'affection et d'admiration que nous aimons à leur rendre, qu'il est sain de leur rendre, car leur exemple nous est précieux et aussi le magnifique patrimoine intellectuel et moral qu'ils nous ont légué.
Tous les révolutionnaires du passé, quelles qu'aient été leurs discordes, leurs doctrines, leurs errements, n'appartiennent-ils pas a l'histoire du communisme ? La révolution actuelle ne continue-t-elle pas leurs efforts à tous ? Dans leurs vies et dans leurs enseignements il y eut toujours une part d'erreur, une part de vérité transitoire ou relative et une part de vérité historique durable qui nous est encore commune avec eux. Ce qu'ils ont fait pour leur classe, pour leur secte ou pour eux-mêmes le temps l'a effacé. Ce qu'ils ont donné à l'humanité nous est transmis pour que nous continuions leur œuvre. Sans doute ne pensaient-ils pas comme nous : mais nous savons que la vérité n'est pas faite, qu'elle se fait toujours et se dégage sans cesse des gangues de l'erreur. Ceux qui viendront après nous corrigeront en bien des points les conceptions qui nous paraissent les plus sûres : et c'est aussi là une des formes de la dialectique de l'histoire. Ainsi, quelles que soient nos opinions sur les idées de Bakounine, par sa vie et par son œuvre de révolutionnaire il appartient à l'histoire de la révolution communiste dont il aura été un des précurseurs.
Tel est bien le sentiment des communistes russes. A l'étude désintéressée, scientifique du passé, le communisme, pensent-ils, ne peut que s'enrichir. Et c'est en s'inspirant de ce principe qu'ils invitent tous les hommes de bonne volonté et de savoir à faire, avec eux, l'histoire de la révolution. Le Musée de la Révolution de Pétrograd, dont le collège est présidé par G. Zinoviev, compte parmi ses collaborateurs des sans-parti, des mencheviks et des anarchistes auxquels on a souvent offert des conditions de travail réellement enviables. L'irréductible menchevik Léo Deutsch1 — qui est d'ailleurs un adversaire probe et loyal — travaille, ainsi que d'anciens socialistes révolutionnaires, à dépouiller les archives de la police du tsar — et la librairie de l'Etat publie ses travaux. Enfin, la commission d'histoire du Parti Communiste russe, l'Istpart, a décidé d'étendre ses recherches à l'histoire du mouvement révolutionnaire tout entier. L'idée maitresse des communistes russes en cette matière, c'est qu'ils se sentent les héritiers, les continuateurs légitimes de tous ceux qui ont combattu pour l'avenir et pour la libération des exploités.
Celte idée, Zinoviev l'a précisée à, plusieurs reprises : en rendant hommage aux Narodovoltsi, révolutionnaires bourgeois et petits-bourgeois, du strict point de vue marxiste, qui ont entamé en Russie, vers 1870-80, la lutte contre l'autocratie ou encore en rendant hommage aux jacobins français2. Radek ne qualifiait-il pas récemment Robespierre de « démocrate bourgeois » ? Mais à ce « démocrate bourgeois »-là, et à un autre qui s'appelait Danton, les communistes russes ont dressé des statues... Et pour la même raison bien qu'en matière de doctrine Bakounine soit encore, souvent pour eux un adversaire actuel, ils ont gravé son nom — à côté de deux des socialistes-révolutionnaires Lavrov3 et Mikhailovsky — sur le monument des fondateurs du communisme. Cette façon de penser doit, me semble-t-il, être la nôtre.
Et sur Bakounine la vérité objective nous importe d'autant plus que sa mémoire nous apparaît plus grande.
Bakounine ! Ce seul nom reste un symbole, celui d'une indomptable énergie révolutionnaire, d'une soif inextinguible de justice et d'action, d'une puissante aspiration à la liberté, à l'idéal de liberté. Mort il y a moins d'un demi-siècle il a pourtant l'aspect, dans nos esprits, d'un héros légendaire. Sa vie accidentée, tempétueuse, d'insurgé, de dictateur, de condamné à mort, d'emmuré, de fondateur d'Internationale l'avait presque fait entrer vivant dans la légende — qui ne doit pas être comprise ici comme différente de la vérité mais plutôt comme un aspect supérieur, idéal, de la vérité. Le document humain maintenant publié à Moscou va-t-il nous obliger à réviser profondément l'image que nous nous faisions de Bakounine ?
J'ai lu ce document et je ne le pense pas. Ce sont des pages tristes et douloureuses qui feront souffrir ceux qui les liront, certes. Mais qu'en reste-t-il au fond ? Que l'insurgé de Dresde, emmuré vif pendant des années, dans une solitude effroyable, souffrit plus, bien plus qu'on ne s'en doutait, souffrit tant que la foi, l'espoir, semblèrent l'abandonner, et que sa volonté défaillit... D'autres, traversant les mêmes angoisses, ont mieux su se défendre contre eux-mêmes, mais qu'est-ce à dire ? Les forces intérieures de l'âme humaine ne sont pas définissable en « moyennes »...
Bakounine a défailli — et puis, redevenu un « vivant » parmi des peines, les risques et les espoirs, il s'est redressé, il est redevenu tel que nous l'imaginons : le Symbole. L'homme qui tombe et se relève et continue sa course jusqu'au bout a peut-être plus de mérite que le coureur heureux qui n'a pas trébuché. Mais savoir que Bakounine a trébuché, le savoir et le taire c'eût été également indigne de nous et indigne de sa mémoire.
VICTOR-SERGE. Koursk, 1er décembre 1921
Notes
1 Lev Grigorievich Deutsch, alias Leo Deutsch (1855-1941). Menchevik, puis participant à l'Edinstvo de Plekhanov.
2 Dans l'étude sur les Origines du Parti bolchevik, récemment publiée par le Bulletin Communiste.
3 Piotr Lavrovitch Lavrov (1823-1900).
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