1936 |
« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. » |
L'axe du procès et en même temps de la base de l'accusation, c'est le soi-disant « Centre unifié ». C'est lui qui décida d'entrer dans la voie de la terreur, c'est lui qui organisa et dirigea les attentats. La question du « Centre » a, par conséquent, une importance décisive pour l'analyse du procès. Nous sommes contraints de l'examiner en détail.
Nous nous sommes déjà efforcés de montrer avec quel arbitraire Staline avait impliqué dans le procès quatre zinoviévistes, les désigant comme membres du Centre. Mais il fallait coûte que coûte arriver jusqu'à Trotsky, sans quoi tout le procès n'aurait servi de rien. L'échec de l'affaire du consul le força à chercher de nouvelles voies. Staline comprenait que les zinoviévistes, qui avaient rompu avec l'opposition de gauche dès janvier 1928, en capitulant devant l'appareil bureaucratique, n'avaient plus eu depuis lors aucune liaison avec l'opposition de gauche et ne pouvaient guère lui servir pour atteindre son but. Il lui fallait les « unifier », eux qui avaient déjà pris sur eux-mêmes, autrefois, la responsabilité politique de l'assassinat de Kirov, avec les trotskistes. C'est à cette « unification » que devait précisément servir le « Centre unifié ». Après des tentatives malheureuses de mettre en cause de véritables trotskistes, — le chantage de Staline ne pouvait que se heurter à un refus brutal de leur part — Staline s'arrêta à d'anciens oppositionnels de gauche, Smirnov, Mratchkovski et Ter-Vaganian. Ceux-ci avaient ouvertement rompu avec l'opposition de gauche depuis 1929, c'est-à-dire depuis sept ans ! Et en l'absence de tout trotskiste authentique (parmi les inculpés, rappelons-le encore, il n'y a pas un seul véritable trotskiste), Staline fut contraint de se contenter de pseudo-trotskistes, d'autant plus que l'un d'entre eux, I.N. Smirnov, avait rencontré par hasard à Berlin Sédov, ce qui lui donnait au moins le prétexte formel de parler de « liaison » avec l'étranger.
Ainsi naquit dans le cerveau policier de Staline l'idée de créer le « Centre unifié ». Le reste était affaire de technique policière.
L'acte d'accusation et le verdict donnent pour le Centre unifié la composition suivante : Zinoviev, Kamenev, Evdokimov, Bakaïev, pour les zinoviévistes, et Smirnov, Ter-Vaganian, Mratchkovski, pour les « trotskistes ».
Mais même dans la question de la composition du centre, les accusés se contredisent l'un l'autre. Il ne s'agit pourtant pas de quelque comité large, dont la composition serait flottante, où il serait difficile de se souvenir de tout le monde, mais d'une direction terroriste, strictement conspirative par sa nature même. La composition d'un tel centre conspiratif aurait dû être en tout cas exactement déterminée. C'est d'ailleurs ce que tente de faire l'acte d'accusation qui énumère les sept membres du Centre cités plus haut. L'inculpé Reingold, l'un des principaux témoins de l'accusation, donne une composition différente du centre. « J'étais, dit-il, en relations d'organisation et aussi personnelles avec une série de membres du centre trotskiste-zinoviéviste : Zinoviev, Kamenev, Sokolnikov et autres ».1 Et plus loin Reingold répète : « Je peux confirmer que dans le centre trotskiste-zinoviéviste entraient Zinoviev, Kamenev, Bakaïev, Evdokimov, Smirnov, Mratchkovski, Ter-Vaganian et Sokolnikov ».2
Le fait que Sokolnikov faisait partie du centre est aussi confirmé par Kamenev, qui précise, en réponse à une question du procureur, que Sokolnikov était même un « membre dont la participation était strictement secrète »3, afin qu'il pût, en cas de découverte, poursuivre l'activité terroriste. On se demande alors pourquoi le procureur n'a pas immédiatement cité Sokolnikov devant le tribunal. C'est très simple : citer Sokolnikov à ce moment même, c'eût été briser toute la construiction mensongère et par là fragile du procès. Il faut d'abord préparer Sokolnikov dans les cellules de la Guépéou et cela, même en cas de succès, demande du temps. Le fait que Reingold mentionnât Sokolnikov, sur l'ordre de Staline, était nécessaire pour permettre à Staline de le châtier sans même le juger.
En confirmant les dépositions précédentes concernant Sokolnikov, Kamenev donne de son côté une nouvelle variante du centre (du « complot », comme il s'exprime), qui « était composé des personnes suivantes : de moi-même, Zinoviev, Evdokimov, Bakaïev et Koukline »4. Outre Sokolnikov, Koukline apparaît aussi comme un membre du centre. Tout comme pour Sokolnikov, le procureur ne juge pas nécessaire d'impliquer Koukline dans le procès. Cependant, Koukline, l'un des plus vieux bolchéviks ouvriers et zinoviéviste dirigeant, condamné en janvier 1935 à dix ans de prison, est mentionné à maintes reprises au cours du procès comme l'un des dirigeants de l'activité terroriste !
Selon les indications de Smirnov, le groupe de Lominadzé était aussi entré dans le bloc5 (Smirnov ne dit rien du Centre et plus tard, comme nous le verrons, il nie même son existence). Notons qu'aucun membre de ce groupe n'a été inculpé. Ter-Vaganian, quoiqu'il « confirme les déclarations de Smirnov », ne mentionne pas lors de son éunmération le groupe de Lominadzé. Mratchkovski, au contraire, non seulement mentionne le groupe de Lominadzé-Chatskine comme ayant fait partie du bloc, mais dit encore que Lominadzé personnellement faisait partie du Centre, Bakaïev nomme non seulement Koukline, mais encore Charov, vieux bolchévik zinoviéviste également, condamné lors du premier procès de 1935. On mentionne aussi à diverses reprises Karev comme ayant participé à une conférence terroriste de direction (le Centre?). Mais lui non plus n'est pas sur le banc des accusés, son affaire étant, on ne sait pourquoi, « réservée ».
Mieux encore, Kamenev déclare qu'en cas de découverte, outre Sokolnikov, étaient également désignés, comme suppléants, Sérébriakov et Radek, « qui, selon Kamenev, pouvaient très bien assumer ce rôle »6. Rappelons que Sérébriakov s'est séparé de l'opposition en 1928, que Radek s'en est séparé également en 1928, et de quelle manière ! Depuis 1929 Radek est intervenu à plusieurs reprises dans la presse, comme l'un des adversaires les plus haineux et les plus enragés du trotskisme. Mais cela ne lui a servi de rien !
Au cours du procès, on amène aussi de prison, pour servir de « témoin », Safonova, dont l'interrogatoire produit une impression particulièrement pénible et répugnante. Espérant gagner son salut (et en réalité, Staline dans le meilleur des cas la réserve pour un nouveau procès, pour ensuite la fusiller, comme il a fusillé tous les Berman-Iourine), Safonova accable avec une véritable frénésie I.N. Smirnov. Et cette Safonova, selon le compte-rendu du procès, « a été elle-même membre du centre trotskiste et a pris une part active au travail de ce centre »7. Pourquoi donc n'est-elle citée que comme témoin ?
Le Centre a aussi, paraît-il, mené des pourparlers pour une « activité commune » (c'est-à-dire terroriste) avec Chatskine, Sten (des « gauchistes »), Rykov, Boukharine, Tomski, (des « droitiers »), Chliapnikov et Médvédev (ex- « Opposition ouvrière »). Bien entendu, nul d'entre eux n'est cité devant le tribunal, même comme témoin.
Comme on le voit, avec chacun des accusés le « Centre » prend une composition différente.
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La falsification n'est pas chose si facile. On a beau noyer les contradictions, elles réapparaissent obstinément à la surface. Ces contradictions dans la composition du Centre s'expliquent sans aucun doute par le fait qu'au cours de l'instruction, la composition en a été changée plus d'une fois.
On n'est pas parvenu à briser certains « candidats » primitivement désignés ; il a donc fallu remanier la composition du Centre alors que l'affaire était déjà en marche, en y faisant entrer de nouvelles victimes, en faisant de nouveau concorder les dates et les dépositions.
De plus, toute l'affaire a été préparée avec une telle hâte que tous les inculpés n'ont pu apprendre leur rôle...