1994 |
Interview par Vadim Rogovine en avril 1994, de Ogan Iakovlevitch Dogard (1907-1995),
ouvrier-imprimeur et opposant de gauche pendant ses années d'appartenance aux Komsomols (Jeunesses communistes).
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OGAN DOGARD : J'ai vu pour la première fois Trotsky, dans mon pays, dans la ville de Borissov (Biélorussie) en 1920, lors de la préparation de l'offensive contre les Polonais. Mais en réalité, notre véritable première rencontre s'était déroulée un peu plus tôt, en 1918. Lorsqu'au début de novembre 1918, les Allemands ont quitté Borissov, un escadron de la cavalerie rouge, venu de l'Est, entra dans la ville par la rue de Moscou. Le premier cavalier portait un drapeau rouge, sur les deux côtés duquel figuraient deux portraits, ceux de Lénine et de Trotsky. En 1921, lors du Xe Congrès du Parti communiste russe, nous avons appris l'existence de discussions dans le parti. A cette époque, je vivais déjà à Moscou et, en janvier 1921, j'adhérai aux Komsomols. Notre foyer d'ouvriers-imprimeurs, qui se trouvait rue Vorovski, deviendra plus tard aussi connu sur la Loubianka que la fameuse Maison sur le Quai [1]. En 1922, la femme de Jacob Blumkine [2],Tatiana Isaakovna, était intendante de notre foyer. Après son licenciement, elle fut remplacée par une autre intendante et nous remarquâmes que, dans son bureau, se réunissaient souvent des intellectuels, dont l'aspect extérieur différait de l'aspect des ouvriers. Et un jour, nous avons appris son arrestation. Elle était membre du comité central des mencheviks et organisait dans son bureau des réunions illégales de mencheviks. Nous avons fait connaissance de 1'Opposition de gauche en 1923, lorsqu'est apparue la Lettre des 46 [3], qui fut largement discutée dans les réunions de militants du parti et des Komsomols dans notre internat. Puis, en 1924, se déchaîna la discussion à propos des Leçons d'Octobre et nous avons eu à ce propos une information de première main. En tant qu'ouvriers typographes, nous étions assez instruits et nos instructeurs avaient pas mal lu, surtout les komsomols de 20-22 ans, plus vieux que nous, qui avaient en règle générale participé à la guerre civile. Je me rappelle leur nom aujourd'hui encore : Voronine, Polechtchouk, Maltsev ... En mai 1924, nous avons imprimé la lettre de Lénine au congrès du parti [4].
Vadim Rogovine : Mais cette lettre a
seulement été lue au XIIIe Congrès, qui
s'est tenu en mai 1924 !
O. D. : Exact, et c'est juste après que
nous avons imprimé le Testament, du
moins la partie qui concernait Trotsky,
Staline, Zinoviev et les autres, en tout
six personnes.
V. R. : Mais comment l'aviez-vous
obtenue ? De façon illégale ?
O. D.: Bien sûr.
V. R. : Vous vous rappelez précisément que c'était en 1924 ?
O. D. : Je l'ai imprimée moi-même, parce que je travaillais alors sur une "américaine", une petite machine, et j'en ai moi-même imprimé 2 000 exemplaires. Après, d'autres en ont imprimé.
V. R. : Et qui vous avait transmis le
texte ?
O. D. : Nous avions un instructeur du parti, Melnikov. Il nous a donné des exemplaires de la lettre au congrès et nous les avons imprimés. Après, ils étaient collectés et partaient sans doute pour diffusion.
V. R. : Mais vous compreniez que
c'était une commande non officielle,
mais à demi légale ?
O. D. : Eh oui, et c'est pour cela que
nous l'imprimions le dimanche, quand il
n'y avait personne à l'atelier. Nous
étions trois à faire cela, deux komsomols
et un militant du parti dont je me rappelle le nom, Kourganov. Ensuite en 1925-
1926, après le xrve Congrès, quand
s'est formée la Nouvelle Opposition de
Leningrad, dans notre foyer on discutait
aussi activement des discours de Zinoviev.
V. R. : Les komsomols et les militants du parti ? Mais sur quelle base les
komsomols participaient-ils à cette discussion ? Ils n'avaient pas le droit de voter.
O. D. : C'est exact, mais ils participaient aux réunions et prenaient la parole
pour exprimer le point de vue des opposants. L'essentiel s'est passé, bien sûr, en
1927, à partir du plénum de juillet du comité central, avec le discours de Trotsky
et ce que l'on a appelé les "thèses Clemenceau" [5]. Avec cela, il était clair
qu'il s'agissait d'une lutte très difficile.
En août 1927, à Moscou, boulevard
Tchistoproudny, Trotsky a pris la parole
devant un groupe d'ouvriers imprimeurs,
dans lequel je me trouvais. Il répondit
aux questions, expliqua comment diffuser plus largement la plate-forme de
l'Opposition. Cette plate-forme a fait
son apparition dans notre foyer en août
1927. Et nous avons à nouveau imprimé
le Testament de Lénine, mais cette fois
avec une préface de Zinoviev et Kamenev [6], qui n'existait pas dans l'édition
de 1924.
Dans cette introduction de 1927, ils
écrivaient : "Nous avons commis une erreur en 1917, quand nous avons communiqué notre déclaration au journal Novaia Jizn. Mais alors, sous Lénine, le
conflit a été réglé. Mais l'erreur la plus
énorme que nous ayons commise, c'est
d'avoir laissé Staline au poste de secrétaire général. " Après, il y avait le texte
de la lettre au congrès.
V. R. : Et en quoi consistait alors
votre activité d'opposant ?
O. D. : J'allais aux réunions où prenaient la parole Trotsky, Racovski et
d'autres. Puis je diffusais et j'imprimais
les tracts.
V. R. : Vous les diffusiez comment ?
O. D. : On les accrochait ou on les collait aux murs. Dans l'arrondissement de Kranaia Presnia, un arrondissement à 100 % prolétarien, on les distribuait dans les usines. Je travaillais alors à l'imprimerie des Izvestia. On y avait notre groupe, et même, dans la rédaction, nous avions beaucoup de partisans, avec à leur tête Viatcheslav Polanski. Il avait été, surtout en 1923, un militant actif de l'Opposition de gauche. Dans l'imprimerie des Izvestia, nous étions en tout 12 ouvriers typographes opposants. Nous étions informés immédiatement de toutes les réunions d'opposants à Moscou, car nous avions des camarades liés directement aux dirigeants de l'Opposition. La réunion la plus agitée s'est tenue en octobre 1927, à l'Institut technique supérieur Bauman. Nous sommes arrivés en avance, car nous savions que Trotsky y prendrait la parole. Mais la salle était déjà pleine. J'avais amené des camarades d'autres imprimeries, tous des membres du parti. Vers 6 heures, arrivèrent Trotsky et Kamenev. Après une courte introduction, Kamenev passa la parole à Trotsky. Nous étions environ 2 000 là, à 1'écouter, assis serrés les uns contre les autres, au coude à coude ... Trotsky avait parlé un peu moins d'une heure lorsqu'un coup fut frappé à la porte. On transmit à Kamenev une note informant que Ouglanov, Iaroslavski [7] et Trifrinovitch (le secrétaire du comité d'arrondissement du parti de Bauman) étaient là et désiraient participer à la réunion. On a soumis la question au vote, car nous savions que s'ils entraient, d'autres staliniens se précipiteraient avec eux et saboteraient la réunion. On a décidé de ne pas les laisser entrer. Un quart d'heure plus tard, l'électricité s'éteignit. Ils avaient dû couper les fils. Et alors j'ai vu mes voisins sortir des bougies. Ils avaient pensé à tout ! Beaucoup d'entre eux avaient derrière eux l'expérience du travail clandestin ... Et c'est à la lumière de ces bougies que Trotsky acheva son discours. Feu et flamme ! Les murs tremblaient sous les hourrah et les applaudissements. Je l'avais déjà entendu plusieurs fois parler, et en 1923, et en 1924, et en 1927, à la maison des pionniers sur la Polianka, où il était intervenu devant les komsomols des arrondissements de Khamovnitcheski et de Krasnaia Presnia. Ses auditoires accueillaient toujours Trotsky avec enthousiasme. Mais ce qui s'est passé ce soir-là à l'Institut Bauman dépassait tout ce que j'avais vu auparavant. En 1927, lorsque Ioffé s'est suicidé, dès le deuxième jour après sa mort, nous lisions déjà sa dernière déclaration. Et puis, quand on l'a enterré au cimetière de Novodievitchie, nous sommes arrivés avant Léon Davidovitch et les autres. Et nous avons vu s'avancer une colonne : Trotsky, Tchitchérine [8] et les autres. Trotsky a pris la parole en troisième, il était déjà exclu du parti. Son discours a comme toujours été remarquable, enthousiaste, je dirai d'un enthousiasme tragique ...
V. R. : Et la manifestation du 7 novembre [9] ?
O. D. : J'étais ce jour-là près de l'hôtel National, en face, au coin de la rue
Mokhovaia et Tverskaia. Sur le balcon
se tenaient les chefs de 1'Opposition :
Smilga, Preobrajenski, Beloborodov. Je
les connaissais tous de vue. Près d'eux
se tenaient des militaires de l'Académie
de l'aviation militaire. A midi, une colonne de manifestants venus de Krasnaia
Presnia, avec Rioutine [10] à leur tête,
est arrivée à la hauteur du National. A ce moment-là, du balcon et du toit, les slogans de 1'Opposition ont retenti par mégaphone à l'adresse des manifestants.
Rioutine et ses adjoints se sont rués sur
le balcon et ont traîné tous les opposants
qui s'y tenaient à l'intérieur des pièces.
L'un des pogromistes, un grand gars en
manteau noir et en bottes, ne cessait de
hurler : "A bas les agents de l'impérialisme britannique ! "
V. R. : A votre avis, combien y avait-il à ce moment-là de partisans de l'Opposition de gauche à Moscou ?
O. D. : Staline a déclaré en juillet
1927, lors de la réunion des cadres du
parti de Moscou, que 4000 militants
seulement avaient voté (dans toute
l'URSS) pour l'Opposition. C'est un
mensonge grossier. La seule ville de
Moscou comptait plus de 12 000 opposants.
V. R. : C'est-à-dire 12000 qui ont publiquement voté pour l'Opposition ?
O. D. : Publiquement, non, moins : environ 9000 s'y sont résolus.
V. R. : Et d'où tirez-vous ce chiffre ?
O. D. : Nous faisions les comptes
après les plénums et les réunions. Par
exemple, dans la seule usine Aviapribor,
où Racovski, Preobrajenski et d'autres
ont pris la parole, 40 militants ont voté
pour l'Opposition. C'est l'un des adjoints du directeur de l'usine, interné
avec moi dans la prison de Boutyrka à la
fin de 1928, qui m'a donné l'information.
V. R. : Et cela sans compter les komsomols comme vous ? Il y en avait
quelques milliers ?
O. D. : Il y en avait plus que de militants du parti opposants. J'étudiais à cette époque à la faculté ouvrière de la Première Université de Moscou. Impossible de faire le compte de tous les opposants parmi les étudiants.
V. R. : Mais pourtant, les exclusions du parti et du lieu de travail pour fait d'opposition avaient commencé dès 1926.
O. D. : Eh oui, c'est précisément en septembre 1926 que j 'ai été licencié pour mes interventions dans les réunions du komsomol, où j'exposai le contenu des tracts de l'Opposition. A la vérité, ce n'est pas alors que j'ai été exclu du komsomol. On m'a exclu plus tard, lorsque, le 6 novembre 1927, lors d'une réunion consacrée à l'anniversaire de la révolution d'Octobre, j 'ai pris la parole pour exposer la plate-forme de l'Opposition sur les questions de la démocratie dans le parti et dans les syndicats, sur la situation dans le Comintern et sur le chômage. Avant moi, un autre komsomol, manifestement un chômeur, avait pris la parole pour déclarer : "Il ne reste de la révolution d'Octobre que les yeux pour pleurer."
V. R. : Et vous êtes resté longtemps
au chômage ?
O. D. : Un an et deux mois, inscrit à la Bourse du travail.
V. R. : Et vous restiez dans votre cellule des komsomols ?
O. D. : Bien sûr, dans la cellule de
l'imprimerie n° 13, où je travaillais auparavant. Mais après mon intervention
du 6 novembre, ils sont venus me chercher chez moi, m'ont convoqué à une réunion de la cellule et ils m'ont exclu du
komsomol, mais ils m'ont réintégré en
janvier 1928. Puis, ils se sont resouvenu
de moi en décembre 1928 ; là, ils m'ont
exclu et ils m'ont arrêté.
V. R. : Vous avez eu une activité oppositionnelle en 1928 ?
O. D. : Dans notre foyer, nous recevions pratiquement toutes les lettres que Trotsky envoyait d'Alma-Ata, nous les retapions et nous les reproduisions. Près de 90 % des ouvriers typographes, chez nous, étaient des opposants. Ils travaillaient dans les imprimeries des /zvestia et dans d'autres imprimeries. Ils sont presque tous morts, maintenant. L'un de nos camarades, Lioubovitch, en juillet 1928, est allé illégalement voir Léon Davidovitch à Alma-Ata et est revenu de là-bas avec une photo de Trotsky, sa femme et son fils. A leurs pieds était allongé un berger allemand et Trotsky tenait un fusil de chasse. Nous avons reproduit cette photographie et chacun de ceux qui le pouvaient et le voulaient en achetait un exemplaire. Moi, j'en ai acheté une trois roubles. Et cette année-là, nous avons envoyé à Léon Davidovitch nos souhaits d'anniversaire et d'anniversaire de la révolution d'Octobre en même temps [11].
Pour le onzième aniversaire de la révolution d'Octobre, un meeting solennel
fut organisé au théâtre Stanislavski et
Nemirovitch-Dantchenko. Kalinine [12]
devait y prendre la parole. L'imprimerie
des Izvestia, considéré comme journal
du gouvernement, nous avait donné des
invitations. Avant le meeting, des opposants de l'académie Timiriazev sont venus me voir et m'ont donné environ 200
tracts à jeter pendant le meeting. Nous
l'avons fait. L'un d'entre nous est descendu éteindre la lumière et, au moment
où elle s'est éteinte, nous avons lancé
nos tracts du second balcon. J'ai alors,
dans l'obscurité, entendu quelqu'un chuchoter : "Ce sont sûrement les trotskystes ... Il faut en informer qui de droit. "
Une voix lui a répliqué : "Calme-toi,
reste assis, ce ne sont pas tes affaires ... "
Ils m'ont arrêté le 3 décembre 1928.
V. R. : Que vous a-t-on reproché ?
O. D. : Activité trotskyste. On m'a
demandé si je savais qui collait et qui
balançait les tracts. J'ai tout nié. Mais,
lorsque nous nous sommes retrouvés à la
Loubianka, nous avons appris la cause
de notre arrestation. A ce moment-là, venait d'être prise la décision d'exiler
Trotsky à l'étranger, et ils arrêtaient préventivement tous ses partisans, et moi
dans le lot. Je me suis retrouvé d'abord à
la Loubianka, puis à la Boutyrka, à
quatre dans la cellule. Je suis resté un
mois et demi dans la tour de Pougatchev,
puis dans la tour policière. J'ai été enfermé au cachot pour non-respect du règlement : nous ouvrions les vasistas et nous
hurlions à nos voisins pour savoir qui se
trouvait dans les cellules voisines.
D'après mes calculs, nous n'étions pas
moins de 2 000 internés et presque tous
des trotskystes. On nous a gardés trois
mois, puis, en mars, on nous a libérés
par groupes de cinq. Moi, je suis sorti le
3 mars avec un sapronovien, un membre
du groupe Centralisme démocratique
[13].
V. R. : Après votre libération, vous n'avez plus participé à l'Opposition ?
O. D. : Comment j'aurais pu ne pas y
participer, alors que je suis revenu à l'internat de la rue Vorovski ? En 1929, nous
y avons reçu une lettre de Prinkipo. Au
cours de 1'été, nous est parvenue la lettre
de Léon Davidovitch Aux ouvriers
russes, de grandes feuilles claires polycopiées. A la fin de 1929, nous avons appris par une lettre qu'il y avait eu un incendie à Prinkipo. En 1929 et 1930, nous
avons régulièrement reçu des lettres de
là-bas.
V. R. : Etait-ce très conspiratif ou estce qu'un relativement large groupe de gens en avait connaissance ?
O. D. : Dans notre internat, pratiquement tout le monde en avait connaissance.
V. R. :Et à cette époque, vous imprimiez quelque chose ?
O. D. : Moi, personnellement, non. Pourtant, je travaillais dans la troisième
imprimerie de Mospoligraphe. Mais un
jour, on a apporté des caractères d'imprimerie au foyer. On nous apportait très
souvent des tracts tout imprimés ...
V. R. : Donc, les documents de l'Opposition circulaient alors de façon assez
libre ...
O. D. : Ils circulaient...
V. R. : Et vous n'avez pas été à nouveau exclu du Komsomol ?
O. D. : Après mon séjour à Boutyrka,
je n'avais pas été réintégré et je n'avais
rien demandé. Mais une fois, ils m'ont
trouvé ... Au cours de l'été 1929, j'ai reçu
une convocation : me présenter au no 2
de la Loubianka, pièce N. Je fus reçu par
un enquêteur, assez jeune, avec de longs cheveux blonds. J'appris plus tard qu'il
s'agissait de Gueorgui Vratchev, le frère
cadet de 1'opposant bien connu Ivan
Vratchev. Les frères étaient à cette
époque des adversaires, mais après, à ce
que j'ai appris, leurs relations se sont
améliorées. La conversation fut assez
détendue:
"Assieds-toi. Comment ça va ?
- Pour le moment, je n'ai pas de travail ; pas moyen de trouver une embauche.
- Nous t'avons libéré, nous pouvons
te faire embaucher, mais ne peux-tu pas
nous aider ?
- Mais que puis-je savoir ? Je ne
suis plus rien et je ne m'intéresse à rien,
vous avez des gens bien mieux informés
que moi !
- Bon ... Réfléchis. Tiens voilà ton
laissez-passer pour la sortie. "
V. R. : C'était votre première rencontre ?
O. D. : Et la dernière. En 1931, j'ai
quitté Moscou et je me suis embauché à
l'usine Ouralmach. J'ai vécu d'abord à
Irbit, puis à Sverdlovsk.
V. R.: Et après 1931, vous n'avez été
au courant d'aucune activité oppositionnelle ?
O. D. : Je suis venu à Moscou en 1933 en congé et j'ai vécu la plupart du temps chez mon frère ...
V. R. : Vous avez rencontré vos vieux camarades ?
O. D.: Oui, il y a eu des rencontres ...
V. R. : Et des discussions ...
O. D. : De toutes sortes, oui.
V. R. : Et quelles sensations ces conversations suscitaient-elles en vous ? Y avait-il alors une activité oppositionnelle ?
O. D. : Elle était alors très développée ...
V. R.: Quelles preuves en avez-vous ?
O. D. : On nous donnait à lire des
tracts sur la tenue en été 1933, en France, d'une conférence de l'Opposition internationale [14] ... Je suis revenu définitivement à Moscou l'été 1935, je me suis
fait embaucher à l'usine Mosjerez - aujourd'hui, la fonderie de Lublin -, où je
travaillais comme tourneur sur des tours
à plateau horizontal. J'ai travaillé dans
cette spécialité jusqu'à mon départ à la
retraite, en 1983.
V. R. : Comment avez-vous pu
échapper aux répressions des années
1937-1938 ?
O. D. : Ils avaient dû me perdre de vue. Lorsque je suis revenu à Moscou en 1935 et que je suis allé voir le foyer de la rue Vorovski, presque tous les gars avaient été arrêtés et je n'ai plus jamais rencontré aucun d'entre eux après.
V. R. : Comment vous a-t-on retrouvé
en 1949 ?
O. D. : Je travaillais alors à l'usine de
construction mécanique Perovski. En
juillet 1949, j'ai été convoqué à la section du personnel et on m'a demandé de
remplir un questionnaire, pour la première fois depuis quinze ans. Ces questionnaires aboutissaient manifestement à
la Loubianka. Puis, lors de mon interrogatoire, on m'a présenté le texte de ma
conversation avec Vratchev en 1929, où
était joint un questionnaire que j'avais
rempli en 1926 à la 13e imprimerie de
Mospoligraphe. Sur le questionnaire, figurait 1'annotation : "Soupçonné de
trotskysme. " Sur le dossier, les initiales
"C.E." ("Conserver pour l'éternité").
Ce sont ces documents qui ont servi de
base à 1'accusation. Verdict : huit ans de
travaux correctifs.
V. R. : Tout cela pour votre activité
d'opposant dans les années 1920, et rien
de plus ? Vous avez avoué avoir été un
opposant.
O. D. : Oui, je l'ai avoué.
(Fin de l'entretien.)
Notes
1 | La Maison sur le Quai, située non loin du Kremlin, sur la Moskova, a accueilli des années durant de nombreux dignitaires du régime, dont un grand nombre furent au fil des ans arrêtés et fusillés, ou déportés. Le romancier soviétique Iouri Trifonov lui a consacré un roman très connu (les notes sont de la rédaction). |
2 | Jacob Blumkine (1899-1929), socialiste-révolutionnaire de gauche en 1917-1918, fut l'un des deux exécutants de l'attentat contre l'ambassadeur d'Allemagne Mirbach, en juillet 1918. Adhéra ensuite au Parti bolchevique, entra dans la Tcheka, devint sympathisant de l'Opposition de gauche, rendit visite à Trotsky en 1929 à Constantinople et fut fusillé à son retour sur ordre de Staline, après avoir été dénoncé, selon la version la plus courante, par Karl Radek. |
3 | Document rédigé en octobre 1923 critiquant 1'orientation et la pratique de la direction StalineZinoviev-Kamenev du parti dans les domaines économique, politique et social et signée par 46 vieux-bolcheviks. |
4 | Lettre rédigée par Lénine en décembre 1922, avec un post-scriptum du 5 janvier 1923, et qui, après un jugement sur la politique chauvine de Staline et des remarques sur son comportement, demande au congrès de choisir un autre secrétaire général. Cette lettre est l'une des composantes d'un ensemble de lettres de Lénine traditionnellement rassemblées sous le vocable de "Testament". |
5 | Déclaration faite par Trotsky en juin 1927, affirmant le droit à la critique même dans une situation difficile et établissant une comparaison avec Georges Clemenceau, qui, dans les années 1915-1916, critiqua sévèrement les hommes d'Etat français au pouvoir, coupables à ses yeux d'incurie, avant de les remplacer et d'être surnommé le "Père la Victoire". |
6 | Zinoviev et Kamenev, membres du comité central en 1917, avaient le 18 octobre communiqué au journal de Gorki, Novaia Jizn, une déclaration critiquant la décision d'insurrection prise par le comité central le 16 octobre. Lénine fait allusion à cet épisode dans sa lettre-testament. |
7 | Nicolas Ouglanov (1886-1940) était alors secrétaire du comité de Moscou ; Emelian Iaroslavski (1878-1943), membre du comité central, était l'un des propagandistes les plus zélés de Staline ; Ouglanov, partisan de Boukharine, sera destitué en 1929. |
8 | Gueorgui Tchtitchérine (1872-1936) fut commissaire du peuple aux Affaires étrangères de 1918 à 1930. |
9 | Lors de la manifestation du 7 novembre 1927 pour l'anniversaire de la révolution russe, l'Opposition forma son propre cortège et défila avec des banderoles affirmant : "A bas le nepman ! A bas le koulak ! A bas le bureaucrate ! " Ce fut l'un des motifs de J'exclusion des opposants du parti. |
10 | Martemian Rioutine (1890-1937), alors secrétaire du comité du parti de Krasnaia Presnia (quartier ouvrier de l'ouest de Moscou). Partisan de Boukharine, il sera limogé en 1929, puis participera en 1932 à la constitution d'un groupe d'opposants intitulé l'Union des marxistes-léninistes, dont il rédigera les deux textes fondamentaux : Appel aux membres du PCR (b) et Staline et la crise de la dictature du prolétariat. Fusillé en 1937. |
11 | Trotsky est né le 25 octobre 1879 et la révolution d'Octobre a commencé le 25 octobre 1917, jour de l'ouverture du deuxième congrès des soviets. |
12 | Mikhail Kalinine (1875-1946), membre du bureau politique, était président du comité exécutif central des soviets, c'est-à-dire théoriquement le chef de l'Etat. |
13 | Le Centralisme démocratique était un groupe d'opposition constitué dès 1919, dont les deux principaux dirigeants étaient Timothée Sapronov (1887-1939) (d'où le vocable de sapronovien) et Vladimir Smimov (1887 -1937) (cf. le dossier sur lui dans Les Cahiers du mouvement ouvrier, no 2, pp. 43 à 51). |
14 | Il s'agit de la conférence dite des Quatre, ou plutôt préconférence ou conférence préparatoire, qui réunit à Paris en décembre 1933 des représentants de l'Opposition de gauche internationale, de deux partis hollandais (RSP et OSP) et du SAP, parti allemand formé d'anciens membres du parti social-démocrate et du PC allemand, qui discutèrent des perspectives de la fondation d'une nouvelle Internationale et adoptèrent une déclaration commune. |