1919

Article de John Reed, extrait d'un numéro spécial de The Revolutionary Age consacré à Liebknecht et Luxemburg et publié le 1er février 1919. Les points de suspension font partie de l'article tel qu'il fut imprimé. Traduction MIA.

reed

John Reed

Les mots de Karl Liebknecht

1er février 1919

 

 

En décembre 1915, alors que je me trouvais à Berlin, je rendis visite à Karl Liebknecht. Il avait un bureau dans un quartier social-démocrate, dans le quartier le plus pauvre de la ville, dans une rue qui, je m’en souviens, ressemblait beaucoup à Washington Street à Boston. C’était une grande pièce nue, aux murs ornés de portraits de Bebel et de Liebknecht père, ainsi que de monuments commémoratifs d’événements historiques de la grande histoire de la social-démocratie allemande.

Liebknecht était assis à une table au milieu de la pièce, la moitié inférieure de son visage faiblement éclairée par une lampe à abat-jour vert. Il portait un manteau semi-militaire boutonné jusqu’au cou. Il avait des cernes noirs sous les yeux, mais c’était tout ce qui trahissait sa fatigue. Sa main jouait nerveusement avec un coupe-papier pendant qu’il parlait ; ses yeux ne quittaient jamais les miens. Son visage était sombre et plein – presque rond – avec une expression douce.

La porte du hall intérieur était restée ouverte. Il était vide, à l'exception de deux ou trois femmes à l'air triste, vêtues de leurs plus beaux habits de veuve, assises, tristes et immobiles, sur des chaises le long du mur, attendant un fonctionnaire de la section pour des affaires liées aux prestations de décès...

« La guerre ? » demandai-je en les désignant du doigt. Liebknecht hocha la tête. « Les meilleurs d’entre nous… » dit-il lentement, dans un anglais hésitant entrecoupé de mots allemands.

Je n’avais pas vu la déclaration que Liebknecht avait envoyée aux Pays-Bas et qui était déjà publiée dans le monde entier, notamment par la presse capitaliste alliée, où on le qualifiait alors de « plus brave des braves ». Il était donc plus ou moins naturel que je lui demande si son attitude d’extrême hostilité à l’égard de la guerre et du gouvernement était toujours la même.

« Il n’y a pas d’autre attitude que celle que peut adopter un social-démocrate », dit-il avec un léger sourire amusé. « Chaque fois que se pose un problème d’agression capitaliste, il faut y faire face de manière complète et directe. Malgré l’influence prodigieuse exercée dans tous les pays du monde sur leurs peuples, la classe ouvrière internationale n’est toujours pas convaincue que cette guerre est la sienne. En tant que représentant des travailleurs, j’exprime ce sentiment. »

« Et les chances d’une révolution mondiale ? »

« À mon avis, répondit-il sereinement, rien d’autre ne peut sortir de la guerre. »

Voilà pratiquement tout ce que nous avons dit. Il a refusé de répondre aux autres questions que je lui ai posées et auxquelles, s'il avait répondu, elles auraient pu révéler les plans et les projets du mouvement ou le travail qui s'y déroulait. Après tout, il ne me connaissait pas...

Je n'ai jamais connu Rosa Luxemburg, mais à force de parler avec des camarades qui la connaissaient, j'en suis venu à la considérer comme l'un des grands cerveaux constructifs du mouvement de gauche en Europe - un intellect qui, comme celui de Lénine en Russie, aurait été d'une valeur incalculable dans l'établissement du nouvel ordre en Allemagne, dont Karl Liebknecht était le prophète flamboyant.

Liebknecht fut arrêté et conduit en voiture vers la prison par un groupe de « volontaires armés » (sans doute de jeunes officiers aristocrates). Il fut abattu « alors qu’il tentait de s’échapper » « lorsque la voiture tomba en panne » en traversant le Tiergarten. En d’autres termes, il fut emmené dans un endroit calme et tout simplement assassiné. Rosa Luxemburg connut un sort plus terrible. Elle fut battue à mort par une « foule en col blanc » et son corps jeté dans le canal.

C’est la bourgeoisie de Berlin, d’Allemagne, du monde entier – les banquiers, les hommes d’affaires, les officiers, les « gens respectables » – qui ont réellement commis le meurtre.

Mais c'est le gouvernement Ebert-Scheidemann, les socialistes du Kaiser, si longtemps détestés par la presse capitaliste alliée, qui, en réprimant la révolte de la classe ouvrière allemande avec l'aide des troupes du Kaiser, a permis à cette foule de percer des trous dans le dos de Karl Liebknecht et de piétiner Rosa Luxemburg. Et la presse capitaliste alliée applaudit...

Ce que les journaux capitalistes en disent nous est relativement indifférent. Nous nous occupons d'un ennemi plus proche et plus dangereux dans nos propres rangs : les socialistes modérés, qui, à leurs autres crimes contre les ouvriers, ont maintenant ajouté le crime d'assassinat.

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