"Le Socialiste", 1-8 février 1903. |
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Il fut éloquent. Il fut habile. Il ne fut pas grand. Ce n’était plus le tribun populaire, redouté et haï du monde exploiteur. C’était l’artiste parlementaire caressé, flatté, presque acclamé par ce même monde. Son ennemi implacable n’est plus la société capitaliste, le vieux régime de violences et d’iniquités. Ses adversaires momentanés s’appellent maintenant Deschanel et Ribot (et encore !), ces ombres falotes d’un passé mort.
Il ne dénonce plus les tares de la société mourante. Il ne glorifie plus les beautés d’une humanité nouvelle. Il est devenu plus modeste. Il défend éloquemment, chaleureusement, la combinaison ministérielle d’aujourd’hui : il prépare savamment la combinaison ministérielle de demain.
Il ne joue plus au lion populaire. Il se contente du rôle du renard gouvernemental. Les temps héroïques des réquisitoires contre les scandales du régime capitaliste, contre le régime capitaliste lui-même, sont passés pour lui. Il ne raille plus la veille chanson qui berce la misère humaine. Il la chante lui-même, avec quelques modifications. Oui, il chante la très vieille chanson philanthropique de la paix universelle, la vieille chanson des grands mots qui dissimulent de misérables réalités.
Même en critiquant – oh combien doucement ! – ses adversaires politiques du moment, il garde une préoccupation constante de leur plaire. Il ne dédaigne ni leurs sourires ni leurs applaudissements. Au fond, il n’y a pas, entre eux et lui, entre les gouvernants d’hier et le ministre de demain, des antagonismes irréductibles. Il n’y a que des malentendus. Ils veulent tous la même chose – et sincèrement. Ils demandent – et c’est le fond et le tréfonds de leur programme – le désarment général et universel des forces révolutionnaires. Ils craignent par-dessus et avant tout la révolution. La préoccupation – devenue chez eux obsession – d’éviter l’emploi des moyens révolutionnaires chasse de l’“ idéal ” à réaliser. Que l’humanité périsse, pourvu que la légalité vive !
Pourtant nous avons connu d’autres accents dans la voix de Jaurès, d’autres cordes à sa lyre. Nous avons même connu un Jaurès de 1895 qui, à la même tribune de la Chambre, où il vient de faire une adhésion solennelle à la politique du désarmement verbal du tsar Nicolas II, avait dit ceci :
“ Tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible … Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.) Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie – qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille – un régime de concorde sociale et d’unité. Et voilà pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. ” (Extrait du Journal officiel du 8 avril 1895.)
L’Officiel ne s’est pas empressé, cette fois-là, de tirer des éditions supplémentaires du discours de Jaurès. La presse bourgeoise d’alors n’a pas eu hâte de colporter les paroles de M. Jaurès dans le monde entier. Aujourd’hui elle trouve conforme à l’intérêt de la classe qui l’entretient, de proclamer comme des révélations importantes les quelques vérités de la Palisse énoncées par l’émule du tsar, à savoir : 1° Quand toutes les puissances désarment simultanément il n’y aura plus besoin d’armées permanentes ; 2° quand la paix universelle triomphera, il n’y aura plus de batailles ; 3° quand l’Allemagne voudra rendre à la France l’Alsace et la Lorraine, l’Alsace-Lorraine appartiendra à la France.
Un militant éminent et universellement connu d’un pays voisin, de passage à Paris, me disait, il y a quelques jours : “ Le socialisme est absent du discours de Jaurès ”. Il l’est aussi de son cœur et de son esprit. Il est grandement temps que les représentants autorisés du socialisme international proclament tout haut ce qu’ils pensent à ce sujet tout bas avec toute la clarté et toute la précision nécessaires. Autrement le socialisme international risquerait – au moins partiellement – de dégénérer en une sorte de langage de convention international.
Quant à nous, notre devoir reste toujours le même, hier comme aujourd’hui. C’est de nous grouper toujours plus unis, toujours plus ardents, dans notre parti de classe, le Parti socialiste de France. Les individus peuvent trahir, passer à l’ennemi, lequel a toujours plus d’avantages personnels à offrir que nous. Les classes, elles, ne trahissent jamais.