1931 |
Une étude écrite par Rakovsky alors en déportation et principal dirigeant de l'Opposition de gauche demeuré en U.R.S.S. |
Problèmes de l’économie de l’U.R.S.S.
Industrie, quantité et qualité.
L'accroissement quantitatif considérable de la production, en comparaison avec l'année écoulée, est un fait absolument indéniable. La valeur brute de l'industrie lourde fut, pour les 9 premiers mois de cette année (1930) de 117 957 millions de roubles (sans changement des prix) contre 9 137 [1] millions de roubles pour l'année passée : c'est un accroissement de 27,4 %. Bien que cet accroissement demeure de 3,7 % en arrière sur les prévisions du plan, il faut cependant le considérer comme exceptionnellement élevé. Ce serait une raison de tomber dans l'optimisme, si on s'en tenait à la constatation du fait, sans entrer dans l'analyse des circonstances et phénomènes concomitants qui accompagnent cette hausse des coefficients de quantité. J'ai déjà dû indiquer le fait que l'accroissement du chiffre de quantité, pris en soi, ne constitue pas un critère suffisant non seulement pour apprécier l'accroissement réel des forces de production, mais aussi pour apprécier si. un tel accroissement existe d'une manière générale. Ce sont seulement les trois éléments suivants qui peuvent servir à mesurer réellement l'accroissement des forces de production et garantir par conséquent l'augmentation progressive des chiffres de quantité :
Deux types principaux de l'accroissement des chiffres de quantité sont possibles :
Selon les chiffres de contrôle, l'augmentation de la productivité du travail calculée sur un seul ouvrier "ne serait basée que dans une très faible mesure sur l'augmentation de l'intensité du travail." Dans la pratique, il en fut autrement. Dès le premier semestre le nombre d'ouvriers augmenta de 14,3 % par rapport à la période correspondante de l'année passée ; l'augmentation du nombre d'ouvriers dépassa les prévisions du plan de plus du quadruple. Quant à l'accroissement de la productivité du travail d'un seul ouvrier, il était presque, au cours du premier semestre de 18‑19 %, au lieu de 25,3 % escomptés par le plan. Si nous pouvions vérifier exactement dans quelle mesure cette augmentation de la productivité du travail s'est effectuée aux dépens de l'amélioration de la base technique, et dans quelle mesure elle s'est faite aux dépens de l'intensification du travail, cela éclaircirait encore davantage la question. Mais ici seul un calcul approximatif, sur la base des chiffres mentionnés plus haut, est possible. L'introduction de la semaine de cinq jours liée au fonctionnement ininterrompu des usines, signifie en soi une augmentation de la durée de travail de l'outillage d'usine de 1/6, c'est‑à‑dire de 16,16 %. Si durant ces 9 mois environ 50 % des ouvriers, c'est‑à‑dire environ la moitié est passée à la semaine de cinq jours, cette exploitation accrue du capital de base devait entraîner à elle seule une augmentation de la production de 8‑9 %. L'augmentation des équipes devait entraîner 12 % d'augmentation. L'augmentation du nombre d'ouvriers a agi dans le même sens. Cette augmentation s'étant dans une large mesure effectuée aux dépens de l'augmentation des manœuvres, cela signifiait pour les ouvriers qualifiés la possibilité d'une meilleure utilisation de l'appareil. Si l'on considère finalement que le passage au fonctionnement ininterrompu des usines signifie la liquidation automatique d'une série de périodes d'attente de l'équipement, de caractère purement technique, nous ne sommes sans doute pas très éloignés de la réalité en admettant qu'environ 15 % de l'augmentation de la production sont dus à l'introduction de la semaine de 5 jours, à l'augmentation des équipes et l'augmentation du nombre d'ouvriers, c'est‑à‑dire, en d'autres termes, à l'augmentation de l'intensité dans l'utilisation de l'appareil [2].
Les 12 % restant se répartissent sur l'augmentation de la productivité du travail, le renforcement de l'intensification du travail et l'élargissement du capital de base. Ainsi que nous le verrons plus loin, la part de beaucoup la plus importante revient à l'augmentation de l'intensification du travail, ce qui diminue d’autant le poids spécifique de l'influence qu'ont les deux autres facteurs sur l'augmentation de la quantité. Je le répète, ce calcul (j'ai dû renoncer à tenir compte de toute une série de détails) n'est qu'approximatif, mais il est cependant suffisamment exact pour permettre une première conclusion quant à l'accroissement de la quantité : l'augmentation de la quantité s'est produite dans une mesure décisive non pas aux dépens de l'amélioration de la base technique, mais aux dépens de l'utilisation plus intense du capital de base existant, obtenue par l'augmentation du nombre d'ouvriers d'une part et par l'augmentation de l'intensité du travail d'autre part.
Mais une telle méthode d'augmentation de la quantité porte en soi les conditions d'une rupture, sans parler du fait qu'elle ne garantit en aucune manière l'augmentation quantitative ultérieure, de l'industrie. Cette méthode d'augmentation de la quantité se heurte rapidement à ses propres limites naturelles. On ne peut augmenter à l'infini ni l'utilisation plus intense des machines, ni l'intensification du travail. Une telle méthode peut avoir un sens ‑ et seulement du point de vue économique ‑ lorsqu'elle n'est employée que pour une courte période, et si parallèlement existe la possibilité de créer, en un laps de temps aussi court, la base matérielle d'un capital fondamental élargi [3].
Mais le fait même d'avoir été obligé de recourir à cette méthode et de l'avoir érigée en système démontre justement combien nous sommes en retard en ce qui concerne la création de la base industrielle. Le degré de pression de la classe ouvrière, grâce à laquelle le centrisme espère rattraper ce retard, caractérise aussi l'envergure de ce retard. Ce qui est essentiel et marque son empreinte sur la situation actuelle, c'est justement la vérification indiscutable du fait que le retard ne peut pas être liquidé à brève échéance, à l'aide des seules réserves intérieures du pays. Avant de passer à l'analyse de cette question, je m'arrêterai encore à trois éléments qui, venant de différents côtés, prouveront de différentes manières, qu'en ce qui concerne l'augmentation de la quantité, nous sommes parvenus à la limite au-delà de laquelle il est impossible de poursuivre l'augmentation sui, la base donnée.
Le premier et le plus important de ces éléments est la qualité de la production. Il suffit de feuilleter un numéro d'un journal quelconque pour constater qu'à cet égard la situation est catastrophique. Ni l'agitation, ni les mesures administratives et juridiques n'ont pu arrêter le processus d'avilissement de la qualité. Les faits sont suffisamment connus. Je me contenterai donc de mentionner quelques‑uns des exemples les plus criants.
Pour les usines métallurgiques et pour les catégories de production suivantes, les déchets étaient [4] :
Usine Dzerjinsky |
32 % |
Usines Dzerjinsky et Pétrovsky |
10 % |
Usine Verxhnié‑Turinsk |
100 % |
Usine Lepaievsky (tôles) |
40 % |
Usine Nadjeginsky (acier de I° choix) |
30 % |
Usine Marty (acier) |
32 % |
On pourrait évidemment allonger beaucoup cette liste. Il ne s'agit pas donc pas de certaines situations particulières, mais d'un système de fabrication des marchandises défectueux. Le contenu en du charbon a fortement augmenté et atteint parfois 18 % à 20 % seulement des briques correspondaient aux normes de surcharge prescrites. Les choses sont encore pires dans l'industrie de transformation, où le record a été atteint par l'industrie textile. Selon les indications répétées, la moyenne de déchet par rapport à la marchandise "pure" (c'est‑à‑dire déjà triée) est de 50 %. Dans la presse on a aussi indiqué le montant des pertes, se chiffrant par millions, engendrées par cet abaissement de la qualité. Il est caractéristique qu'en ce qui concerne le déchet, les usines nouvelles, elles aussi, ne restent pas en arrière. L'usine de tissage de l'Union de Mélanchet en construction a fourni en avril 1930, 93 % et en mai 92,37 % de déchet. Selon les indications du Commissariat de l'Inspection Ouvrière et Paysanne, le pourcentage du déchet dans les ateliers d'habillement se monte cette année à 30 %, contre 10 % l'année précédente. Dans la fabrication de sabots, le déchet va jusqu'à 11 %, pour la chaussure 13 %. Il n'y a littéralement aucun domaine où la situation ne soit extrêmement mauvaise quant à la qualité des produits, et il n'y a à peu près aucune branche où l'année en cours n'ait enregistré un avilissement de la qualité. En outre il est évident que dans les cas où le produit traverse plusieurs étapes de manipulation, la mauvaise qualité d'une branche se multiplie par la mauvaise qualité de toutes les autres. Quelles sont les conclusions qu'impose l'analyse de la question de la qualité ? Ces conclusions sont les deux suivantes :
"Dans beaucoup d'entreprises le plan de production n'est réalisé que moyennant une augmentation des pertes et des déchets dans la fabrication des objets finis et semi‑facturés. De cette manière, les résultats quantitatifs furent en fin de compte annulés, ce qui causa des dommages à l'industrie textile ainsi qu'à toute l'économie. Pour certaines catégories de marchandises, le coût de production n'est même pas couvert, sans vouloir parler d'accumulation".Voilà le revers de l'augmentation de la production à grande allure.
Si la qualité de la production signale les limites tracées à l'augmentation de l'intensité du travail, les limites de l'augmentation de l'intensité d'utilisation des machines entraînent l'utilisation de nouveaux cadres ouvriers.
Pour arriver à une plus grande utilisation de l'ancien capital de base, il y a encore de grandes réserves grâce à une plus grande fréquence du changement d'équipe, du passage au travail durant vingt quatre heures.
Je ne me suis pas proposé ici d'analyser la question des cadres, mais tous ceux qui suivent cette question savent qu’elle ne peut pas être résolue, dans le proche avenir, et que par conséquent les réserves qui permettraient une augmentation de la fréquence du changement d'équipe ne peuvent étre utilisées que dans une très faible mesure. L'équipement de nouvelles usines soulève naturellement aussi cette question des cadres ouvriers, mais sous cet angle elle ne nous intéresse pas ici. Ce qui nous importe ici, c'est d'indiquer qu'étant donné l'impossibilité de faire davantage pression sur les cadres existants, l'absence d'une nouvelle couche d'ouvriers a fixé une limite à l’augmentation de la quantité dans cette direction.
Le troisième élément se trouve en dehors du champ de l'industrie elle‑même, bien qu'il s'y rattache étroitement. Il s'agit du manque de matières premières agricoles pour l'industrie de transformation. Par suite du manque de matières premières la production de l'industrie légère a diminué de près de 30 % pour deux mois (mai et juin). Dans ces deux mois, le plan fut réalisé à un peu plus de 50 %. L'industrie de la fabrication des graisses a restreint sa production en avril de 15,5 %, en mai de 13,7 %, en juin même de 38,6 %. L'industrie des produits alimentaires a restreint sa production en avril de 15,5 %, en mai de 12,9 %, en juin de 23,7 %. Dans le domaine de la raffinerie de sucre, la situation est catastrophique : dans cette industrie la production fut en fait arrêtée en juin. Au cours de l’année dernière, les possibilités de production des raffineries ne furent utilisées qu'à 42,8 %. A eux seuls, ces chiffres indiquent déjà qu'il ne s'agit pas de certaines irrégularités dans certaines branches, mais d'un déclin rapide de la production dans presque toute l'industrie légère et de la fermeture complète des usines dans certaines branches. Même si l'industrie n'y était directement pour rien, le fait en lui-même, avec lequel il faut nécessairement compter, n'en subsisterait pas moins. Mais il est évidemment faux de dire que l'industrie n'a rien à y voir. Nous sommes simplement en face du fait contre lequel nous n'avons pas cessé de mettre en garde : le ralentissement du développement de l'industrie est devenu la cause du ralentissement de l'agriculture.
Dans l'article que nous venons de citer les causes de la pénurie de matières premières agricoles sont considérées à juste titre comme les suivantes :
Tels sont les résultats immédiats de l'état arriéré de l'industrie.
L'analyse des chiffres de quantité en liaison avec les éléments dont nous venons de parler nous autorise à tirer les conclusions suivantes :
Cette dernière question est tranchée par le niveau de l'accumulation et de la reconstruction de capitaux, qui fera l'objet de la suite de notre étude.
Notes
[1] Tel est le chiffre dont nous disposons dans le manuscrit, qui semble être une coquille. Le chiffre original devait être de l’ordre de 92 milliards de roubles. (N.R.)
[2] Quelques indications concernant certaines entreprises et certaines branches déterminées indiquent qu'en réalité ces chiffres sont beaucoup plus élevés.
[3] Une telle méthode peut encore être dictée par exemple par l'état de guerre, lorsque les questions de la reproduction sont mises d'une manière générale à l'arrière‑plan.
[4] Ces indications sont empruntées à quelques numéros des journaux Pour l'Industrialisation et La Vie Économique, parus à la fin du semestre. Mais si, depuis, un changement s'est effectué, ce ne peut être que dans le sens du pire.