1921

Source : numéro 19 du Bulletin communiste (deuxième année), 12 mai 1921.


Les Mencheviks et Cronstadt

Karl Radek


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Le Messager Socialiste, organe du citoyen Martov, écrit que Trotsky, « à la tête de toute la nouvelle clique militariste et de tous les futurs liquidateurs bonapartistes de la Révolution russe, est allé anéantir, en la personne de Cronstadt, la force peut-être la plus solide sur laquelle celte révolution aurait pu s'appuyer à l'heure critique d'un véritable danger contre-révolutionnaire ». Cela prouve seulement qu'au fur et à mesure qu'il s'éloigne de la réalité russe, Martov grandit en insolence contre-révolutionnaire et devient le véritable fournisseur de mensonges antisoviétistes pour la Bourse européenne.

Ce qui importe plus que les calomnies du citoyen Martov, c'est l'appréciation des événements de Cronstadt eux-mêmes, donnés par l'organe menchevik. Il écrit :

Si les masses, instruites par l'expérience bolchevique, continuant à avoir pour idéal le pouvoir des Soviets et à croire à la réalisation immédiatement possible du régime socialiste, sacrifient leur vie pour le programme menchevik, liberté politique, Soviets librement élus, affranchissement des Syndicats, suppression de la dictature du Parti Communiste et de la Terreur des Commissions Extraordinaires, compromis avec les paysans et concessions à la liberté du commerce, c'est la social-démocratie russe qui a lieu de se féliciter de son triomphe, d'autant plus même que, n'ayant aucune organisation à elle parmi les marins, elle a eu moins de part à leur mouvement.

Tableau touchant : MM. les mencheviks sont en plein accord avec les marins de Cronstadt, et sans le savoir ces derniers ont suivi le programme et fait la politique des mencheviks. La vague populaire, qui avait balayé les mencheviks les ramène à la surface... Comme cela est beau. Le citoyen Martov, son pince-nez à cheval sur le nez, est porté en triomphe par la masse populaire et lance d'une main des citations de Marx tendant à prouver que la Révolution russe ne peut pas dépasser le cadre de l'évolution bourgeoise, et de l'autre la proclamation du Comité menchevik de Pétrograd, qui tend à prouver exactement le contraire.

Mais le tableau n'est pas complet. Car au milieu des cris : « Vivent les Soviets sans parti ! » on voit se faufiler, à travers la foule, Milioukov, Bourtzev et Savinkov, dont la voix est plus forte et plus sonore que l'organe enroué de Martov. « Votre programme menchevik ? crie Milioukov, mais c'est le nôtre, celui des Cadets », et Savinkov aussi, l'ami de Koltchak, de Denikine et de Youdenitch, le chef de cabinet politique de Balakhovitch, s'écrie : « C'est mon programme. » Le citoyen Martov essuie son pince-nez, tousse et bafouille : « Vous vous acoquinez à la Révolution, mais vous êtes pour la Constituante. » — « Et vous, avez-vous renoncé à la Constituante ? » lui demande Savinkov. Le citoyen Martov fait entendre quelques sons sur le marxisme et la dialectique qui, dit-il, dépend des circonstances... Mais le talentueux, et expert diplomate Milioukov lui donne lecture d'une déclaration imprimée dans les Dernières Nouvelles, en réponse à Zenzinov, qui lui aussi avait juré ses grands dieux que la coïncidence du point de vue socialiste-révolutionnaire avec le point de vue cadet ne signifiait pas encore la coalition.

En ce qui concerne la méthode à choisir pour obtenir la complète unanimité, Zenzinov, et nous ajouterons Martov, a réellement une manière de s'exprimer qui s'explique moins par le fond de la chose que par des considérations tactiques. Nous le comprenons, et c'est pourquoi nous n'entrerons pas en polémique avec lui, lui laissant la responsabilité de sa terminologie.

Et, en effet, pourquoi Milioukov et Martov se disputeraient-ils pour savoir lequel s'est acoquiné le premier aux événements de Cronstadt ? Les cadets de Paris ou bien les amis de Martov ? Le sens de leur politique est le même. Bien plus, les Dernières Nouvelles, en préconisant les Soviets sans parti, déclarent franchement que c'est une façon d'obtenir, pour commencer, un Gouvernement de « Socialistes » modérés, qui peu à peu cédera la place à un Gouvernement bourgeois. Le plus remarquable dans toute la philosophie que Martov distille à propos de Cronstadt, c'est justement qu'il ne veut pas voir qu'il joue le rôle de l'âne sur lequel est monté Milioukov, ne comptant plus sur le cheval blanc de Wrangel. Et les impérialistes français et les blancs se sont convaincus qu'en envoyant des généraux tsaristes combattre le Pouvoir des Soviets, ils épouvantent le paysan et le poussent à s'allier de plus belle avec la classe ouvrière sous la direction du Parti Communiste. Aussi le Gouvernement français a-t-il fait son deuil de Wrangel et donne l'ordre aux cadets de s'arranger avec les socialistes-révolutionnaires. L'organe de Martov nous apprend lui-même que les invitations à la Conférence des membres de la Constituante ont été expédiées par Leygues en personne. Les cadets de gauche et les socialistes-révolutionnaires de droite, couvrant de leur personne le propriétaire foncier, sent entrés dans le rôle d'amis du paysan. La Constituante les gênait, parce qu'elle est impopulaire dans les masses. Cronstadt leur a ouvert les yeux, et maintenant la contre-révolution a fait son jeu sur les Soviets sans parti.

Voilà ce que n'a pas vu le citoyen Martov et toute sa confrérie, car Martov est un homme honnête, incapable de servir consciemment la contre-révolution. Mais, par bonheur pour la contre-révolution, Martov est un étrange révolutionnaire, qui perd connaissance au moment où cela lui est utile et qui sert la contre-révolution sans le savoir et même en croyant servir la Révolution.

Rosa Luxemburg écrivait un jour, à propos de Friedrich Naumann, sorte de lieutenant socialiste de l'impérialisme allemand, que les plus utiles serviteurs de la bourgeoisie ne sont pas les filous conscients, mais les sincères inconscients. Nous n'avons jamais nié que Martov ne soit un homme sincère.


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