1936 |
International Council Correspondance, n° 2 - Janvier1936. |
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De quelle manière la classe ouvrière doit-elle lutter pour triompher du capitalisme ? Telle est la question primordiale qui se pose chaque jour aux travailleurs. Quels sont les moyens d’action efficaces et quelles sont les tactiques qu’il leur faudra employer pour conquérir le pouvoir et vaincre l’ennemi ? Il n’existe aucune science ni aucune théorie qui puisse leur indiquer exactement le chemin à suivre. C’est à tâtons, en laissant parler leur instinct et leur spontanéité qu’ils trouveront la voie. Plus le capitalisme se développe et se répand à travers le monde, et plus s’accroît le pouvoir des travailleurs. De nouveaux modes d’action plus appropriés viennent s’ajouter aux anciens. Les tactiques de la lutte des classes doivent nécessairement s’adapter à l’évolution sociale. Le syndicalisme apparaît comme la forme primitive du mouvement ouvrier dans un système capitaliste stable. Le travailleur indépendant est sans défense face à l’employeur capitaliste. Aussi les ouvriers se sont-ils organisés en syndicats. Celui-ci rassemble les ouvriers dans l’action collective, et utilise la grève comme arme principale. L’équilibre du pouvoir est ainsi plus ou moins réalisé ; il lui arrive même de pencher plus fortement du côté des ouvriers, si bien que les petits employeurs isolés se trouvent impuissants devant les gros syndicats. C’est pourquoi, dans les pays où le capitalisme est le plus développé les syndicats d’ouvriers et de patrons (ces derniers étant les associations, les trusts, les sociétés, etc.) sont constamment en lutte.
C’est en Angleterre qu’est né le syndicalisme parallèlement aux premiers vagissements du capitalisme. Il devait par la suite s’étendre aux autres pays, en fidèle compagnon du système capitaliste. Il connut des conditions particulières aux Etats-Unis, où la quantité de terres libres et inhabitées qui s’offrait aux pionniers draina la main-d’œuvre hors des villes ; en conséquence de quoi les ouvriers connurent des salaires élevés et des conditions de travail relativement bonnes. La Fédération américaine du travail constitua une véritable force dans le pays et fut le plus souvent capable de maintenir un niveau de vie assez élevé pour les ouvriers qui lui étaient affiliés.
Dans de telles conditions, l’idée de renverser le capitalisme ne pouvait germer dans l’esprit des travailleurs américains. Le capitalisme leur offrait une existence stable et aisée. Ils ne se considéraient pas comme une classe à part dont les intérêts auraient été opposés à l’ordre existant ; ils en étaient partie intégrante et ils étaient conscients de pouvoir accéder à toutes les possibilités que leur offrait un capitalisme en développement sur un nouveau continent. Il y avait assez de place pour accueillir des millions d’individus, européens pour la plupart. Il fallait offrir à ces millions de fermiers une industrie en expansion dans laquelle les ouvriers, faisant montre d’énergie et de bonne volonté, pourraient s’élever au rang d’artisans libres, de petits hommes d’affaires ou même de riches capitalistes. Il n’est pas surprenant que la classe ouvrière américaine ait été imprégnée d’un véritable esprit capitaliste.
Il en fut de même en Angleterre. S’étant assuré le monopole du marché mondial, la suprématie sur les marchés internationaux et la possession de riches colonies, elle devait amasser une fortune considérable. La classe capitaliste qui n’avait pas à se battre pour sa part de profit pouvait accorder aux ouvriers un mode de vie relativement aisé. Certes, il lui a fallu essuyer quelques batailles avant de se résoudre à cette attitude, mais elle devait vite comprendre qu’en autorisant les syndicats et en garantissant les salaires elle s’assurerait la paix dans les usines. La classe ouvrière anglaise fut donc à son tour marquée par l’esprit capitaliste.
Tout ceci concorde fort bien avec le véritable caractère du syndicalisme, dont les revendications ne vont jamais au-delà du capitalisme. Le but du syndicalisme n’est pas de remplacer le système capitaliste par un autre mode de production, mais d’améliorer les conditions de vie à l’intérieur même du capitalisme. L’essence du syndicalisme n’est pas révolutionnaire mais conservatrice.
L’action syndicaliste fait naturellement partie de la lutte des classes. Le capitalisme est fondé sur un antagonisme de classes, les ouvriers et les capitalistes ayant des intérêts opposés. Ceci est vrai non seulement en ce qui concerne le maintien du régime capitaliste, mais aussi pour ce qui est de la répartition du produit national brut. Les capitalistes tentent d’accroître leurs profits – la plus-value – en diminuant les salaires et en augmentant le nombre d’heures ou la cadence du travail. Les ouvriers, pour leur part, cherchent à augmenter leurs salaires et à réduire leurs horaires. Le prix de leur force de travail n’est pas une quantité déterminée, bien qu’il doive être supérieur à ce qui est nécessaire à un individu pour qu’il ne meure pas de faim ; et le capitaliste ne paye pas de son propre gré. Cet antagonisme est ainsi générateur de revendications et de la véritable lutte de classes. La tâche et le rôle des syndicats est de continuer la lutte.
Le syndicalisme a été la première école d’apprentissage du prolétariat ; il lui a appris que la solidarité était au centre du combat organisé. Il a incarné la première forme d’organisation du pouvoir des travailleurs. Ce caractère s’est souvent fossilisé dans les premiers syndicats anglais et américains qui dégénérèrent en simples corporations, évolution typiquement capitaliste. Il n’en fut pas de même dans les pays où les ouvriers devaient se battre pour leur survie, où malgré tous leurs efforts les syndicats ne pouvaient obtenir une amélioration du niveau de vie et dans lesquels le système capitaliste en pleine expansion employait toute son énergie à combattre les travailleurs. Dans ces pays, les ouvriers devaient apprendre que seule la révolution pourrait les sauver à jamais.
Il existe donc une différence entre la classe ouvrière et les syndicats. La classe ouvrière doit regarder au-delà du capitalisme, tandis que le syndicalisme est entièrement confiné dans les limites du système capitaliste. Le syndicalisme ne peut représenter qu’une part, nécessaire mais infime, de la lutte des classes. En se développant, il doit nécessairement entrer en conflit avec la classe ouvrière, qui, elle, veut aller plus loin.
Les syndicats croissent à mesure que se développent le capitalisme et la grande industrie, jusque devenir de gigantesques organisations qui comprennent des milliers d’adhérents, s’étendent à travers tout un pays et ont des ramifications dans chaque ville et dans chaque usine. Des fonctionnaires y sont nommés : présidents, secrétaires, trésoriers, dirigent les affaires, s’occupent des finances à l’échelle locale aussi bien qu’au sommet. Ces fonctionnaires sont les dirigeants des syndicats. Ce sont eux qui conduisent les pourparlers avec les capitalistes, tâche dans laquelle ils sont passés maîtres. Le président d’un syndicat est un personnage important qui traite d’égal à égal avec l’employeur capitaliste et discute avec lui des intérêts des travailleurs. Les fonctionnaires sont des spécialistes du travail syndical, alors que les ouvriers syndiqués, absorbés par leur travail en usine ne peuvent ni juger ni diriger par eux-mêmes.
Une telle organisation n’est plus uniquement une assemblée d’ouvriers ; elle forme un corps organisé, qui possède une politique, un caractère, une mentalité, des traditions et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts sont différents de ceux de la classe ouvrière, et elle ne reculera devant aucun combat pour les défendre. Si jamais les syndicats devaient un jour perdre leur utilité, ils ne disparaîtraient pas pour autant. Leurs fonds, leurs adhérents, leurs fonctionnaires, sont autant de réalités qui ne sont pas près de se dissoudre d’un moment à l’autre.
Les fonctionnaires syndicaux, les dirigeants du mouvement ouvrier, sont les tenants des intérêts particuliers des syndicats. En dépit de leurs origines ouvrières, ils acquièrent, après de longues années d’expérience à la tête de l’organisation, un nouveau caractère social. Dans chaque groupe social qui devient suffisamment important pour former un groupe à part, la nature du travail façonne et détermine les modes de pensée et d’action. Le rôle des syndicalistes n’est pas le même que celui des ouvriers. Ils ne travaillent pas en usine, ils ne sont pas exploités par les capitalistes, ils ne sont pas menacés par le chômage. Ils siègent dans des bureaux, à des postes relativement stables. Ils discutent des questions syndicales, prennent la parole aux assemblées d’ouvriers et négocient avec les patrons. Certes, ils doivent être du côté des ouvriers dont il leur faut défendre les intérêts et les revendications contre les capitalistes. Mais en cela, leur rôle n’est guère différent de celui de l’avocat d’une organisation quelconque.
Il existe toutefois une différence, car la plupart des dirigeants syndicaux, sortis des rangs de la classe ouvrière, ont eux-mêmes fait l’expérience de l’exploitation capitaliste. Ils se considèrent comme faisant partie de la classe ouvrière, dont l’esprit de corps n’est pas près de s’éteindre. Cependant leur nouveau mode de vie tend à affaiblir chez eux cette tradition ancestrale. Sur le plan économique, ils ne peuvent plus être considérés comme des prolétaires. Ils côtoient les capitalistes, négocient avec eux les salaires et les heures de travail, chaque partie faisant valoir ses propres intérêts, rivalisant à la manière de deux entreprises capitalistes. Ils apprennent à connaître le point de vue des capitalistes aussi bien que celui des travailleurs ; ils se soucient des « intérêts de l’industrie » ; ils cherchent à agir en médiateurs. Il peut y avoir des exceptions au niveau des individus, mais en règle générale, ils ne peuvent avoir ce sentiment d’appartenance à une classe qu’ont les ouvriers, qui eux ne cherchent pas à comprendre ni à soupeser les intérêts des capitalistes, mais luttent pour leurs propres intérêts. Par conséquent, les syndicalistes entrent nécessairement en conflit avec les ouvriers.
Dans les pays capitalistes avancés, les dirigeants syndicaux sont suffisamment nombreux pour constituer un groupe à part, avec un caractère et des intérêts séparés. En tant que représentants et dirigeants des syndicats, ils incarnent le caractère et les intérêts de ces syndicats. Puisque les syndicats sont intrinsèquement liés au capitalisme, leurs dirigeants se considèrent comme des éléments indispensables à la société capitaliste. Les fonctions capitalistes des syndicats consistent à régler les conflits de classes et à assurer la paix dans les usines. Par conséquent, les dirigeants syndicaux considèrent qu’il est de leur devoir de citoyens de travailler au maintien de la paix dans les usines et de s’entremettre dans les conflits. Ils ne regardent jamais au-delà du système capitaliste. Ils sont entièrement au service des syndicats et leur existence est indissolublement liée à la cause du syndicalisme. Les syndicats sont pour eux les organes les plus essentiels à la société, l’unique source de sécurité et de puissance ; ils doivent par conséquent être défendus par tous les moyens possibles.
En concentrant les capitaux dans de puissantes entreprises, les patrons se trouvent dans une position de force vis-à-vis des ouvriers. Les gros bonnets de l’industrie règnent en monarques absolus sur les masses ouvrières qu’ils maintiennent sous leur dépendance et qu’ils empêchent d’adhérer aux syndicats. Il arrive parfois que ces esclaves du capitalisme s’insurgent contre leurs maîtres et se mettent en grève, qu’ils réclament de meilleures conditions de travail, des horaires moins chargés, le droit de s’organiser. Les syndicalistes leur viennent en aide. C’est alors que les patrons font usage de leur pouvoir politique et social. Ils expulsent les grévistes de chez eux, ils les font abattre par des milices ou des mercenaires, ils emprisonnent leurs porte-parole, ils déclarent illégales leurs caisses de secours. La presse capitaliste parle de chaos, de meurtre, de révolution, et dresse l’opinion publique contre les grévistes. Après plusieurs mois de ténacité et de souffrances héroïques, épuisés et déçues, incapables de faire fléchir la structure d’acier du capitalisme, les ouvriers se rendent, remettant à plus tard leurs revendications.
La concentration des capitaux affaiblit la position des syndicats, même dans les branches de métier où ils sont les plus puissants. Malgré leur importance, les fonds de soutien aux grévistes apparaissent infimes comparés aux ressources financières de l’adversaire. Un ou deux lock-out suffisent à les drainer entièrement. Le syndicat est alors incapable de lutter, même dans le cas où le patron décide de réduire les salaires et d’augmenter les heures de travail. Il ne peut qu’accepter les termes défavorables du patronat et son habileté à négocier ne lui est d’aucun secours. C’est à ce moment là que les ennuis commencent, car les ouvriers veulent se battre. Ils refusent de se rendre sans combat et ils savent qu’ils ont peu de choses à perdre s’ils se révoltent. Les dirigeants syndicaux ont, par contre, beaucoup à perdre : la puissance financière des syndicats, et parfois leur existence même est menacée. Ils tenteront donc par tous les moyens d’empêcheur un combat qu’ils considèrent sans issue. Et ils chercheront à convaincre les travailleurs qu’il est de leur intérêt d’accepter les conditions du patronat. Si bien qu’en dernière analyse ils agissent en tant que porte paroles des capitalistes.
La situation est encore plus grave lorsque les ouvriers persistent à vouloir continuer la lutte, sans tenir compte des mots d’ordre des syndicats. En ce cas, la puissance syndicale se retourne contre les travailleurs.
Le dirigeant syndical devient ainsi l’esclave de sa fonction – le maintien de la paix dans les usines – et ceci au détriment des ouvriers, bien qu’il prétende en défendre les intérêts de son mieux. Puisqu’il ne peut regarder au-delà du système capitaliste, il a raison, de son point de vue capitaliste, de penser que la lutte est inutile. Là se situent les limites de son pouvoir et c’est sur cela que doit porter la critique.
Existe-t-il une autre issue ? Les ouvriers peuvent-ils espérer gagner quelque chose à se battre ? Il est fort probable qu’ils n’obtiendront pas de satisfactions immédiates, mais ils gagneront autre chose, car en refusant de se soumettre sans combat, ils attisent l’esprit de révolte contre le capitalisme. Ils énoncent de nouvelles revendications, et il devient alors essentiel que l’ensemble de la classe ouvrière les soutiennent. Il leur faut montrer à tous les travailleurs qu’il n’y a pas d’espoir pour eux à l’intérieur des structures capitalistes et qu’il ne peuvent vaincre qu’unis, en dehors des syndicats. C’est là que commence la lutte révolutionnaire. Lorsque tous les travailleurs comprennent cette leçon, lorsque des grèves se déclenchent simultanément dans toutes les branches de l’industrie, lorsqu’une vague de révolte déferle sur le pays, alors quelques doutes naîtront peut-être dans les cœurs arrogants des capitalistes ; voyant leur toute-puissance menacée, ils consentiront à faire quelques concessions.
Le dirigeant syndical ne peut comprendre ce point de vue, puisque le syndicalisme ne peut regarder au-delà du capitalisme. Il ne peut que s’opposer à un combat de ce genre qui signifie sa perte. Syndicats et patrons sont unis dans la peur commune d’une révolte du prolétariat.
Lorsque les syndicats se battaient contre la classe capitaliste pour obtenir de meilleures conditions de travail, celle-ci les détestait mais n’avait pas la possibilité de les détruire complètement. Si aujourd’hui les syndicats tentaient de réveiller l’esprit combatif de la classe ouvrière, ils seraient persécutés sans merci par la classe dirigeante, qui réprimerait leurs actions, enverrait sa milice détruire leurs bureaux, emprisonnerait leurs dirigeants et les condamnerait à l’amende, confisquerait leurs fonds. Si, à l’inverse, ils empêchaient leurs adhérents de se battre, ils seraient considérés par la classe capitaliste comme de précieuses institutions ; ils seraient protégés et leurs dirigeants seraient considérés comme des citoyens méritants. Les syndicats se trouvent ainsi écartelés entre deux maux : d’un côté les persécutions qui sont un bien triste sort pour des gens qui se veulent des citoyens pacifiques ; de l’autre, la révolte des ouvriers syndiqués, qui menace d’ébranler l’organisation syndicale dans ses fondements. Si la classe dirigeante est avisée, elle reconnaîtra l’utilité d’un simulacre de combat si elle veut que les dirigeants syndicaux conservent une certaine influence sur leurs membres.
Personne n’est responsable de ces conflits : ils sont la conséquence inéluctable du développement du capitalisme. Le capitalisme existe, mais il est aussi sur le chemin de sa perte. Il doit être combattu à la fois comme une entité vivante et comme une phase transitoire. Les ouvriers doivent à la fois lutter sans désemparer pour obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail, et prendre conscience des idéaux communistes. Ils s’accrochent aux syndicats qu’ils estiment encore nécessaires tout en cherchant de temps à autre à en faire de meilleurs instruments de combat. Mais ils ne partagent pas l’esprit du syndicalisme, qui demeure essentiellement capitaliste. Les divergences qui opposent le capitalisme à la lutte des classes sont aujourd’hui représentées par le fossé qui sépare l’esprit syndicaliste, principalement incarné par les dirigeants syndicaux, de l’attitude chaque jour plus révolutionnaire des syndiqués. Ce fossé devient évident chaque fois qu’un problème politique ou social d’importance se pose.
Le syndicalisme est étroitement lié au capitalisme ; c’est en période de prospérité qu’il a le plus de chance de voir ses revendications salariales acceptées. Si bien qu’en période de crise économique, il lui faut souhaiter que le capitalisme reprenne son expansion. Les travailleurs, en tant que classe, ne se soucient guère de la bonne marche des affaires. De fait, c’est lorsque le capitalisme est le plus affaibli qu’ils ont le plus de chances de l’attaquer, de rassembler leurs forces et de faire leur premier pas vers la liberté et la révolution.
Le système capitaliste étend sa domination à l’étranger, s’emparant des richesses naturelles d’autres pays pour son propre bénéfice. Il conquiert des colonies, assujettit les populations primitives et les exploite sans hésiter à perpétrer les pires atrocités. La classe ouvrière dénonce et combat l’exploitation coloniale, alors que le syndicalisme soutient souvent la politique colonialiste, source de prospérité pour le régime capitaliste.
A mesure que s’accroît le capital, les colonies et les pays étrangers font l’objet d’investissements massifs. Marchés pour la grande industrie et producteurs de matériaux bruts, ils prennent une importance considérable. Pour obtenir ces colonies, les grands Etats capitalistes se livrent à des luttes d’influence et procèdent à un véritable partage du monde. Les classes moyennes se laissent entraîner dans ces conquêtes impérialistes au nom de la grandeur nationale. Puis les syndicats se rangent à leur tour aux côtés des classes dirigeantes sous prétexte que la prospérité de leur pays dépend des succès qu’il peut remporter dans la lutte impérialiste. Pour sa part, la classe ouvrière ne voit dans l’impérialisme qu’une façon de renforcer la puissance et la brutalité de ses oppresseurs.
Ces rivalités d’intérêts entre les nations capitalistes se transforment en véritables guerres. La guerre mondiale est le couronnement de la politique impérialiste. Pour les travailleurs, elle signifie non seulement la fin de la solidarité internationale, mais aussi la forme d’exploitation la plus violente. Car la classe ouvrière, la couche la plus importante et la plus exploitée de la société, est la première touchée par les horreurs de la guerre. Les ouvriers ne doivent pas seulement fournir leur force de travail, ils doivent aussi sacrifier leur vie.
Et cependant, le syndicalisme en temps de guerre ne peut qu’être aux côtés du capitalisme. Ses intérêts étant liés à ceux du capitalisme, il ne peut que souhaiter la victoire de ce dernier. Il s’emploie donc à réveiller les instincts nationalistes et le chauvinisme. Il aide la classe dirigeante à entraîner les travailleurs dans la guerre et à réprimer toute opposition.
Le syndicalisme a horreur du communisme, qui représente une menace permanente à son existence même. En régime communiste, il n’y a pas de patrons, ni, par conséquent, de syndicats. Certes, dans les pays où il existe un puissant mouvement socialiste, et où la grande majorité des travailleurs sont socialistes, les dirigeants du mouvement ouvrier doivent aussi être socialistes. Mais il s’agit bien là de socialistes de droite qui se bornent à désirer une république dans laquelle d’honnêtes dirigeants syndicaux viendraient remplacer les capitalistes assoiffés de profit à la tête de la production.
Le syndicalisme a horreur de la révolution qui bouleverse les rapports entre patrons et ouvriers. Dans le cours de ses violents affrontements, elle balaie d’un coup les règlements et les conventions qui régissent le travail ; devant ses gigantesques déploiements de force, les modestes talents de négociateurs des dirigeants syndicaux sont dépassés. C’est pourquoi le syndicalisme mobilise toutes ses forces pour s’opposer à la révolution et au communisme.
Cette attitude est riche de significations. Le syndicalisme constitue une véritable puissance. Il dispose de fonds considérables et d’une influence morale soigneusement entretenue dans ses diverses publications. Cette puissance est concentrée entre les mains des dirigeants syndicaux qui en font usage chaque fois que les intérêts particuliers des syndicats entrent en conflit avec ceux des travailleurs. Bien qu’il ait été construit par et pour les ouvriers, le syndicalisme domine les travailleurs, de la même façon que le gouvernement domine le peuple.
Le syndicalisme varie selon les pays et selon la forme du développement capitaliste. Il peut également évoluer à l’intérieur d’un pays donné. Il arrive que des syndicats perdent de leur puissance et que l’esprit combatif des ouvriers leur insuffle un regain de vie, ou même les transforment radicalement. En Angleterre, dans les années 1880-90, un « nouveau syndicalisme » a ainsi surgi des masses pauvres, des dockers, et autres travailleurs non spécialisés et sous-payés, et a rajeuni les structures sclérosées des anciens syndicats. L’augmentation du nombre des travailleurs manuels vivant dans des conflits lamentables est une des conséquences du développement du capitalisme qui crée sans cesse de nouvelles industries et remplace les travailleurs spécialisés par des machines. Lorsque réduits à leurs dernières extrémités, ces travailleurs prennent le chemin de la révolte et de la grève, ils acquièrent enfin une conscience de classe. Ils remodèlent les structures du syndicalisme de manière à l’adapter à une forme plus avancée du capitalisme. Certes, lorsque le capitalisme dépasse ce seuil, le nouveau syndicalisme ne peut échapper au sort qui attend toute forme de syndicalisme et il produit à son tour les mêmes contradictions internes.
Le nouveau syndicalisme allait particulièrement s’illustrer en Amérique avec les I. W. W. (Industrial Workers of the World), nés de deux formes de développement capitaliste. Dans les vastes régions de forêts et de plaines de l’Ouest, les capitalistes s’emparèrent des richesses naturelles par des méthodes brutales auxquelles les ouvriers. aventuriers répondirent par la violence et la sauvagerie. A l’est des Etats-Unis, l’industrie allait au contraire se développer à partir de l’exploitation de millions de pauvres immigrants, venus de pays de faible niveau de vie, et qui furent soumis à des conditions de travail misérables.
Pour lutter contre l’esprit étroitement corporatif du vieux syndicalisme américain – la Fédération américaine du travail, qui divisait les ouvriers d’une usine en plusieurs syndicats séparés –, les I. W. W. proposèrent que tous les ouvriers d’une même usine s’unissent contre leur patron à l’intérieur d’un syndicat unique. Condamnant les rivalités mesquines qui opposaient entre eux les syndicats, les I. W. W réclamèrent la solidarité de tous les travailleurs. Alors que les ouvriers spécialisés bien payés, regardaient avec mépris les nouveaux immigrants inorganisés, les I. W. W. allaient se tourner vers cette fraction la plus misérable du prolétariat et l’entraîner dans la lutte. Ils étaient trop pauvres pour payer les cotisations élevées et constituer des syndicats traditionnels. Mais lorsqu’ils se révoltèrent et se mirent en grève, ce furent les I. W. W. qui leur apprirent à se battre, qui rassemblèrent des fonds de secours à travers le pays et qui défendirent leur cause dans leur presse et devant les tribunaux. En remportant toute une série de victoires, ils devaient insuffler au cœur de ces masses l’esprit d’organisation et de responsabilité. Et tandis que les anciens syndicats misaient sur leur richesse financière, les I. W. W. s’appuyèrent sur la solidarité, l’enthousiasme et les capacités d’endurance des travailleurs. Au lieu de la structure rigide des vieux syndicats les I. W. W. proposèrent une forme d’organisation souple variant en nombre selon la situation, d’effectifs réduits en temps de paix, se développant avec la lutte. Refusant l’esprit conservateur et capitaliste du syndicalisme américain, les I. W. W. prônaient la révolution. Leurs membres furent persécutés sans merci par l’ensemble du monde capitaliste. Ils furent jetés en prison et torturés sur la base de fausses accusations. Le droit américain inventa même un nouveau délit : le « criminal syndicalism ».
En tant que méthode de lutte contre la société capitaliste, le syndicalisme industriel ne peut, seul, suffire à renverser cette société et à conquérir le monde pour les travailleurs. Il combat le capitalisme sous sa forme patronale, dans le secteur économique de la production, mais il ne peut s’attaquer à son bastion politique, le pouvoir étatique. Néanmoins, les I. W. W. ont été jusqu’à présent la forme d’organisation la plus révolutionnaire en Amérique. Elle a contribué plus qu’aucune autre à réveiller la conscience de classe, la solidarité et l’unité du prolétariat, à réclamer le communisme et à aiguiser ses armes de combat.
Le syndicalisme ne peut avoir raison du capitalisme. Telle est la leçon que l’on doit tirer de ce qui précède. Les victoires qu’il remporte n’apportent que des solutions à court terme. Mais ces luttes syndicales n’en sont pas moins essentielles et elles devront se poursuivre jusqu’au bout, jusqu’à la victoire finale.
L’impuissance du syndicalisme n’a rien de surprenant, car si un groupe isolé de travailleurs peut apparaître dans un juste rapport de force lorsqu’il s’oppose à un patronat isolé, il est impuissant face à un employeur qui est soutenu par l’ensemble de la classe capitaliste. C’est ce qui se passe dans le cas présent : le pouvoir étatique, la puissance financière du capitalisme, l’opinion publique bourgeoise, la virulence de la presse capitaliste, concourent à vaincre le groupe de travailleurs combatifs.
Quant à l’ensemble de la classe ouvrière, elle ne se sent pas concernée par la lutte d’un groupe de grévistes. Certes, la masse des travailleurs n’est jamais hostile à une action de grève ; elle peut même aller jusqu’à entreprendre des collectes pour soutenir les grévistes – à condition que celles-ci ne soient pas interdites sur ordre d’un tribunal. Mais cette sympathie ne va guère plus loin : les grévistes restent seuls, tandis que des millions de travailleurs les observent passivement. Et la lutte ne peut être gagnée (sauf dans des cas particuliers lorsque le patronat décide, pour des raisons économiques, de satisfaire certaines revendications) tant que l’ensemble de la classe ouvrière n’est pas unie dans ce combat.
La situation est différente lorsque les travailleurs se sentent directement impliqués dans la lutte ; lorsqu’ils réalisent que leur avenir est en jeu. A partir du moment où la grève se généralise à l’ensemble de l’industrie, le pouvoir capitaliste doit affronter le pouvoir collectif de la classe ouvrière.
On a souvent dit que l’extension de la grève, et sa généralisation à l’ensemble des activités d’un pays, était le plus sûr moyen de s’assurer la victoire. Mais il faut se garder de voir dans cette tactique un schéma pratique dont on peut faire usage à tout instant avec succès. S’il en était ainsi, le syndicalisme n’aurait pas manqué de l’employer constamment. La grève générale ne peut être décrétée, selon l’humeur des dirigeants syndicaux, comme une simple tactique. Elle ne peut naître que des entrailles de la classe ouvrière, comme l’expression de sa spontanéité ; et elle ne peut se produire que lorsque l’enjeu du combat dépasse largement les simples revendications d’un seul groupe. Alors, les travailleurs mettront véritablement toutes leurs forces, leur enthousiasme, leur solidarité et leur capacité d’endurance dans la lutte.
Et ils auront besoin de toutes leurs forces, car le capitalisme mobilisera à son tour ses meilleures armes. Il pourra être pris par surprise par cette démonstration soudaine de la puissance du prolétariat et obligé, dans un premier temps, à faire des concessions. Mais ce ne sera là qu’un repli temporaire. La victoire du prolétariat n’est ni assurée ni durable. Son chemin n’est pas clairement tracé, mais il doit être frayé à travers la jungle capitaliste au prix d’immenses efforts.
Toutefois, chaque petite victoire est un progrès en soi. Car elle entraîne avec elle une vague de solidarité ouvrière : les masses prennent conscience de la puissance de leur unité. A travers l’action, les travailleurs comprennent mieux ce que signifie le capitalisme et quelle est leur position par rapport à la classe dirigeante. Ils commencent à entrevoir le chemin de la liberté.
La lutte sort ainsi du domaine étriqué du syndicalisme pour entrer dans le vaste champ de la lutte des classes. C’est alors aux travailleurs eux-mêmes de changer. Il leur faut élargir leur conception du monde et regarder au-delà des murs de l’usine vers l’ensemble de la société. Ils doivent s’élever au-dessus de la mesquinerie qui les entoure et affronter l’Etat. Ils pénètrent alors dans le royaume de la politique. Il est temps de se préoccuper de la révolution.
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