1946 |
Le débat sur l'URSS dans la IV° Internationale à l'issue de la guerre mondiale : un des principaux documents.... |
Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré |
|
Contrairement à nos provisions, les partis et groupes de la IV° Internationale, à de rares exceptions près, se sont montrés excessivement hostiles à modifier leur politique à l'égard de l'URSS. Pour certaines raisons, en Europe, et aux États-Unis pour d'autres : là, à cause des terribles illusions engendrées par les triomphes d'une armée que les masses croyaient révolutionnaire, ici par opportunisme, on n'a pas su changer le schéma de la "défense inconditionnelle" en lutte contre le Kremlin et en défaitisme révolutionnaire, à mesure qu'avec la modification de la situation militaire et l'extérioration de la politique staliniste, l'ampleur du danger principal pour le prolétariat soviétique et de l'Europe orientale, se déplaçait de Berlin à Moscou. Dans certains cas, la "défense inconditionnelle" a même pris une forme droitière, étrangère à la position de la IV° Internationale. Notre espoir que la IV° Internationale saurait changer rapidement sa politique était basé sur l'assurance que l'armée "rouge" montrerait brutalement le caractère oppresseur et réactionnaire de la politique extérieure du Kremlin, reflet de sa politique intérieure. Il en fut en effet ainsi et nos prévisions furent même dépassées. Cependant, en règle générale, ou bien on a réduit au minimum l'importance actuelle et la portée future du vandalisme staliniste en Europe orientale et en Asie, craignant de le regarder en face, on l'a négligé pour aller se réfugier, comme dans un monde tranquille, dans le caractère de l'économie soviétique et la définition d'État "ouvrier dégénéré", d'où, jadis, nous avions déduit la "défense inconditionnelle". L'urgence d'un changement de notre politique envers l'URSS est, à des degrés divers, évidente dans la pensée intime de la majorité ; le problème nous saute aux yeux et menace de nous briser les côtes, mais presque tout le monde s'arrête superstitieusement devant lui comme les israélites du désert s'arrêtaient devant l'Arche de l'Alliance, de crainte de tomber foudroyés à son approche.
En réalité, tout ce qui menace de nous foudroyer ou tout au moins de nous laisser pour une longue période dans un impuissant rachitisme organique, c'est notre position déjà fausse à l'égard de l'URSS et du stalinisme mondial, pure réaffirmation de positions périmées sans l'ombre d'une justification dans tous les événements des six dernières années. D'énormes perturbations sont survenues dans le monde entier, y compris l'URSS, et nous continuons de paraphraser ce qui avait été dit alors qu'aucun grand événement ne s'était encore produit. Il y a là une paresse mentale et une pusillanimité idéologique étrangères à l'esprit révolutionnaire et, bien entendu dangereuses, indépendamment du problème de l'URSS. Nous avons non seulement le devoir urgent de reconsidérer le problème de l'URSS à la lumière des six dernières années, mais aussi celui de jeter un coup d'œil en arrière et de signaler ce que nous pourrons découvrir de juste et d'erroné dans l'analyse qui appuyait la "défense inconditionnelle". Ce sera très instructif, étant donné l'importance du phénomène russe pour dégrossir l'interprétation matérialiste de l'Histoire. Je ne peux traiter ce dernier point qu'incidentellement, en l'effleurant et sans approfondir l'analyse. Le plus urgent, ce qui obsède ce travail, c'est la nécessité de changer notre position en face de l'URSS et du stalinisme mondial.
Ce qui paralyse la IV° Internationale et la retient sur des positions dépassées par les événements, c'est l'idée du système de propriété régnant en URSS. Plus que statique, cette idée s'est transformée en un mythe avec lequel on croit répondre à toutes les objections et étouffer toutes les protestations. La bureaucratie est une caste tyrannique comparable seulement à la bande de Hitler, son système policier répand la terreur - contre les révolutionnaires spécialement - dans l'URSS et partout où elle pénètre, ses millions de sangsues sucent une énorme partie de la rente nationale, aucune liberté n'est concevable sous sa domination, il existe entre elle et le prolétariat, économiquement et spirituellement, autant de différence ou plus qu'entre le prolétariat et la bourgeoisie de n'importe quel chien de pays capitaliste, la révolution mondiale est pour elle le mal suprême, elle traite le prolétariat international comme une vile marchandise, comme une monnaie d'échange dans ses répugnants trafics avec les grands pays impérialistes. Tout cela et les interminables etc. qu'on pourrait y ajouter est du domaine courant dans nos rangs ; personne ne le niera. Mais après l'avoir écouté avec un air d'indulgence, la voix de la routine tranche de son trône : Oui, mais en URSS existe la propriété nationalisée et planifiée qui, à elle seule, est un grand facteur progressif dans l'Histoire, la bureaucratie n'est qu'une excroissance, le système est bon mais les méthodes sont mauvaises, il faut défendre le premier et combattre le second, l'ennemi principal est l'impérialisme, la bureaucratie tombera ensuite, "il ne faut pas jeter l'enfant avec l'eau de la baignoire" . . . et tout le monde connaît le reste par cœur. Avant la guerre, ces arguments avaient une base, encore que non immuable, et un sens politique sérieux, encore que non prouvé. Ce ne sont plus aujourd'hui que des paroles vides car elles manquent de toute base réelle et leur sens politique est absurde.
En attaquant le problème de biais, quelle preuve avons-nous aujourd'hui que la planification des moyens de production existe en URSS ? Aucune, sinon l'absence d'un décret du Kremlin l'abolissant formellement. Il y a certainement, dans notre Internationale, des camarades qui auraient besoin de ce décret ou du rétablissement du capitalisme par la violence pour cesser de réciter des formules rancies. Si nous ne pouvons pas présenter un semblable décret, personne, en échange, ne peut présenter de faits et de chiffres garantissant la planification, car si l'on n'a jamais su exactement ce qui se produisait économiquement en URSS, depuis le début du troisième plan quinquennal, on en sait beaucoup moins encore. Le peu qui en a filtré à travers les données officielles et les déductions qu'elles permettent ne parle pas en faveur de la planification. Tout ce que peut offrir la voix de la routine c'est le mot plan entre les lèvres de Staline. Napoléon III avait, lui aussi, coutume de dire: "Mon nom est inséparable de la révolution". Eh bien ! Dans la bouche de Staline l'invocation de la planification en tant que reste de la révolution d'Octobre a beaucoup moins de réalité, écoutez bien ! beaucoup moins de réalité que l'invocation de la révolution française dans la bouche de Napoléon III. Nous allons voir pourquoi.