1938 |
Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique. |
Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)
ch. XII – El gobierno de la victoria
La Pasionaria baptisa le nouveau gouvernement Gouvernement de la victoire ". " Nous sommes décidés, dit-elle, à gagner la guerre rapidement, bien que cette victoire nous vale une controverse avec nos camarades les plus chers. " Les staliniens lancèrent une campagne mondiale pour prouver que Caballero avait freiné la victoire, qui surviendrait maintenant.
Les annales. du gouvernement Negrin prouvent toutefois que celui-ci ne détint pas le record des victoires militaires, ni même celui de tentatives sérieuses de victoires militaires, mais celui de la répression brutale des ouvriers et des paysans. Ce cours réactionnaire était dicté au gouvernement par les dirigeants anglo-français auprès desquels il cherchait du secours. Le Temps, porte-parole du Quai d'Orsay, indiqua la réelle signification de la crise ministérielle
" Le gouvernement de Valence a atteint le point où il doit prendre une décision. Il ne peut demeurer plus longtemps dans l'ambiguïté dans laquelle il s'est tenu jusqu'ici. Il doit choisir entre la démocratie et la dictature du prolétariat, entre l'ordre et l'anarchie ", (17 mai).
Le cabinet Negrin était formé le jour suivant. Le Temps approuva, mais montra péremptoirement la voie que le nouveau régime devait suivre résolument :
" Il serait prématuré de conclure que Valence se dirige vers un gouvernement plus modéré, déterminé à se libérer en fin de compte du contrôle des anarcho-syndicalistes. Mais il faudra bien finir par tenter ce changement, quelle que puisse être la résistance des extrémistes. "
Des directives claires, en vérité ! Un ardent sympathisant du cours réactionnaire, le correspondant du New York Times Matthews, écrivait :
" Le gouvernement a l'intention de maintenir l'ordre intérieur d'une main de fer [... ] Ce faisant, il espère gagner la sympathie de deux démocraties d'une grande importance pour l'Espagne, la Grande-Bretagne et la France, et conserver le soutien de la nation qui l'a le plus aidé, la Russie. Le principal problème du gouvernement aujourd'hui est de pacifier ou d'écraser l'opposition anarchiste " (19 mai 1937).
" En un mot, le gouvernement suit en place une machinerie complètement répressive, sans tenir compte le moins du monde de l'état de la guerre, ou de la nécessité de maintenir le moral du temps de guerre. "
(déclaration de la F.A.I. du 6 juillet
Le stalinien Louis Fischer écrivait dans La Nation du 17 juillet :
" Les anarchistes en tant qu'éléments influents sont en voie d'élimination. Les socialistes de Caballero, s'ils persistent dans leur présente tactique, pourraient être réduits à l'illégalité d'ici trois mois. "
Dans le cabinet Caballero, Garcia Oliver, " l'anarchiste 100/100 ", avait beaucoup travaillé à mettre en place des tribunaux démocratiques et à élaborer des décrets judiciaires, tandis que la contre-révolution avançait derrière lui. La Generalidad s'était servie de Nin dans le même but pendant les premiers mois de la révolution. Aujourd'hui, le gouvernement avait nommé Manuel Irujo, capitaliste basque, catholique fervent, ministre de la Justice. Qu'un tel homme ait pu obtenir ce poste signifiait que le temps des faux-semblants était révolu. En 1931, Irujo avait voté contre l'adoption de la constitution républicaine, ce document radical et athée. N'était-il donc pas précisément l'homme qu'il fallait au ministère de la Justice ?
Le premier acte d'Irujo fut de démanteler les tribunaux populaires, composés chacun d'un juge président et de quinze membres désignés par les différentes organisations antifascistes, qui avaient été mis en place après le 19 juillet 1936. Selon un décret qui stipulait que seules les organisations légales au 16 février 1936 pouvaient y participer, les membres de la F.A.I. étaient maintenant exclus des tribunaux. La F.A.I., bien entendu, avait été mise hors la loi par le Bienio Negro. La plupart des juges présidents avaient été des avocats de l'aile gauche. Roca, précédent sous-secrétaire du ministère, a raconté depuis comment, en septembre 1936, le, ministère de la Justice avait convoqué une réunion des anciens juges et magistrats et fait appel à des volontaires pour aller établir des tribunaux dans les provinces. Personne n'avait voulu se porter volontaire. C'est qu'il aurait fallu condamner des fascistes. Les tribunaux étaient maintenant épurés des avocats de l'aile gauche, remplacés par les juges autrefois réticents qui n'auraient plus désormais à pourchasser les fascistes mais les travailleurs. Le ministère Irujo publia des bulletins quotidiens contenant la liste des fascistes et des réactionnaires remis en liberté.
Pendant des mois, on ignora absolument toutes réclamations à ce sujet. Finalement, après que son parti ait trahi Bilbao et Santander, Frente Roja du 30 août dénonça Irujo, " qui protégeait les fascistes ". " Au moment même où les fascistes conquièrent Santander, il est d'un ridicule intolérable que l'on puisse distribuer à Valence des listes honteuses de fascistes et de réactionnaires remis en liberté et absous. " Mais ce n'était que pour mémoire. Les ministres staliniens continuèrent à siéger avec cet homme au cabinet.
Le 23 juin, le gouvernement créa par décret des tribunaux spéciaux pour traiter des affaires de sédition. Faisaient partie des actes séditieux " la transmission d'informations militaires, diplomatiques, sanitaires, économiques, industrielles et commerciales à un Etat étranger, une organisation armée ou des individus privés ", et toutes les offenses " tendant à porter atteinte au moral du public ou à la discipline militaire ". Les juges seraient nommés par le ministère de la Justice et de la Défense, ils auraient pouvoir de siéger à huis clos et d'exclure toute tierce partie. Le décret se terminait ainsi :
" Les tentatives, même avortées, de délits, de conspirations et de plans, de même que la complicité dans la protection de personnes tombant sous le coup de ce décret, seront punies comme si ces délits avaient été effectivement commis. Quiconque, coupable de tels agissements, les dénoncera aux autorités, échappera à tout châtiment. La peine de mort pourra être infligée sans que le cabinet en prenne formellement connaissance. "
La clause des aveux, la répression d'actes jamais commis, les huis-clos étaient la transcription directe des lois staliniennes. La définition très large de la sédition faisait de toute opinion orale, écrite ou suggérée par des preuves conjoncturelles et qui pouvait être interprétée comme une critique du gouvernement, une trahison. Applicable à tout travailleur qui luttait pour de meilleures conditions de vie, aux grévistes, à n'importe quelle critique du gouvernement dans un journal, à la plupart des jugements, actes ou attitudes autres que 1'adoration du régime, ce décret n'était pas seulement sans précédent dans une démocratie, mais il était plus impudent encore que la procédure juridique des Hitler et des Mussolini.'
Le 29 juillet, le ministère de la Justice annonça que l'on préparait des procès contre dix membres du Comité exécutif du P.O.U.M. en vertu de ce décret. Ces hommes avaient été arrêtés les 16 et 17 juin, avant sa publication. Ce qui signifiait que ce décret, pour couronner le tout, était une loi rétroactive, punissant des crimes commis avant qu'elle n'ait été élaborée. Le principe juridique le moins contesté de l'époque moderne était ainsi expressément renié.
Irujo parraina un autre décret, adopté et publié par le gouvernement le 12 août, et qui déclarait :
" Quiconque censure comme fascistes, traîtres, contre-révolutionnaires un individu donné ou un groupe d'individus sans raisons ou fondements suffisants, ou sans que l'autorité judiciaire ait prononcé sa sentence par rapport à l'accusé [... ]Quiconque dénonce un citoyen parce qu'il est prêtre ou parce qu'il administre les sacrements [... ] provoque des perturbations graves et inutiles dans l'ordre public, quand il ne commet pas un acte irréparable digne d'un châtiment pénal. "
Ce décret rendait non seulement illégale toute critique idéologique aiguë d'un membre quelconque du bloc gouvernemental, mais mettait également fin à la chasse aux fascistes menée par les ouvriers. Il mettait fin aussi à toute forme de surveillance de la prêtrise catholique, juste après que le Vatican ait ouvertement apporté son soutien à Franco. Les dénonciations " sans que l'autorité judiciaire ait prononcé sa sentence " ne concernaient, en fait, que les critiques de la gauche. Naturellement, les staliniens continuèrent à dénoncer le P.O.U.M. comme fasciste, bien qu'aucune sentence n'ait été rendue.
La censure de la presse se faisait selon un système qui, non seulement interdisait la libre critique, mais qui impliquait également que la censure elle-même ne soit pas connue du peuple. Solidaridad obrera, fut ainsi suspendue pendant cinq jours, le 17 août, pour avoir désobéi aux ordres des censeurs. Selon Gomez, délégué général de l'ordre public à Barcelone, " ils ne devaient pas publier de blancs " – tel était précisément l'acte de désobéissance. C'est-à-dire que les coupures du censeur qui travaillait dans l'atelier typographique même, devaient être cachées aux masses par l'insertion d'un autre matériel. Pour protester silencieusement, la presse de la C.N.T. avait laissé les places censurées en blanc.
Le 14 août, le gouvernement publia un décret qui rendait illégale toute critique du gouvernement soviétique dans la presse :
" Avec des répétitions qui laissent deviner un plan d'outrages délibérés, envers une nation exceptionnellement amie, divers journaux ont consacré à l'U.R.S.S. des articles déplacés, créant de ce fait des difficultés au gouvernement [... ] Cette licence absolument condamnable ne devrait pas être autorisée par le conseil des censeurs [... ] Les journaux passant outre seront suspendus pour un temps indéfini, même s'ils ont pu tromper la censure. Dans ce cas, le censeur qui lit les épreuves sera traduit devant le tribunal spécial chargé de s'occuper des crimes de sabotage. "
Les décrets de censure ne parlaient plus de la radio, car, depuis le 18 juin, des détachements de police avaient fait leur apparition dans toutes les stations de radio appartenant aux syndicats ou aux partis politiques et les avaient formées. Dorénavant, le gouvernement monopolisait les émissions de radio.
L'une des utilisations les plus extraordinaires de la censure eut lieu le 1er octobre, lorsque le bloc staliniens-Prieto fit éclater l'U.G.T. par la réunion croupion de quelques syndicats qui déclarèrent le Comité exécutif de Caballero déposé. Tandis que le nouvel Exécutif publiait librement un flot de déclarations excessives, les déclarations de celui de Caballero étaient mises en pièces, ainsi que les gros titres de la presse de la C.N.T. qui se référaient à lui comme à l'Exécutif légal. Les protestations formelles de la presse de la C.N.T. contre le gouvernement qui prenait parti ainsi dans la lutte intersyndicale restèrent sans effet.
En dépit d'exemples graves de ralliement de gardes civils et de gardes d'assaut aux fascistes pendant le siège de presque toutes les villes qu'ils avaient prises, le ministère de l'Intérieur entreprit d'épurer la police non de ses anciens éléments, mais des travailleurs que leurs organisations y avaient envoyé après le 19 juillet. On décréta des examens pour tous ceux qui étaient entrés dans le service pendant l'année. Les conseils de sécurité formés par les antifascistes dans la police pour l'épurer des éléments fascistes furent dissous. Pis, le directeur général de la police, le stalinien Gabriel Moron, ordonna à ses hommes de ne pas dénoncer les suspects fascistes qui s'y trouvaient, sous peine de révocation .(C.N.T., 1er septembre).
Tant que les conditions politiques préalables ne furent pas pleinement remplies, on avait maintenu la contre-révolution économique dans un rythme lent ; on l'accélérait maintenant. Dans l'agriculture, la marche à suivre avait été tracée par le tout premier décret, le 7 octobre 1936, qui ne faisait que confisquer les propriétés des fascistes, sans toucher le système de propriété privée de la terre, y compris le droit de posséder de vastes propriétés et d'exploiter le travail salarié.
En dépit du décret, l'agriculture collectivisée prit toutefois une grande extension dans les premiers mois de la révolution. L'U.G.T., défavorable dans un premier temps à la collectivisation, ne changea d'attitude qu'après que le mouvement se soit profondément enraciné dans ses propres rangs. Plusieurs facteurs expliquent le développement rapide de l'agriculture collectivisée. A l'inverse des moujiks russes, les paysans et les ouvriers agricoles espagnols avaient construit des syndicats depuis des dizaines d'années, et fourni des sections considérables à la C.N.T. et à la F.A.I., à l'U.G.T., au P.O.U.M. et au Parti socialiste. Ce phénomène politique se fondait en partie sur le fait économique qui rendait la division de la terre plus inégale encore en Espagne qu'en Russie, et qui mettait la paysannerie espagnole en quasi-totalité dans l'obligation du travail salarié partiel ou total sur les grandes propriétés. Dès lors, même ceux qui possédaient un lopin de terre n'étaient que faiblement concernés par la préoccupation traditionnelle des paysans concernant leurs propres parcelles de terre. Le travail collectif tirait également sa force de la nécessité quasi absolue de travailler en commun à l'irrigation des terres sèches. A ceci s'ajoutèrent l'aide enthousiaste apportée aux collectivités par de nombreuses usines, qui leur fournissaient équipements et fonds, l'achat équitable de leurs produits par les comités ouvriers d'approvisionnement, et les marchés coopératifs, la collaboration amicale des chemins de fer et des camions collectivisés pour les acheminer vers les villes. Autre facteur important . le paysan comprenait qu'il n'était plus isolé désormais. " Si, dans quelque localité, la récolte est perdue ou fortement réduite à la suite d'une longue sécheresse, écrivait la direction de la Fédération agraire de la C.N.T. de la Castille, qui parlait au nom de 230 collectivités, nos paysans n'ont pas à s'inquiéter, et ne doivent pas craindre la faim, car les collectivités des autres villages ou régions considèrent de leur devoir de les aider à s'en sortir." De multiples éléments s'additionnaient ainsi pour encourager un développement rapide de l'agriculture collectivisée.
Mais lorsque le stalinien Uribe arriva au ministère de l'Agriculture, dans le cabinet Caballero d'abord, dans celui de Negrin ensuite, on fit peser tout le poids du gouvernement contre les collectivités. " Nos collectivités ne reçurent aucune aide officielle. Au. contraire, si elles reçurent quelque chose, ce ne furent que l'obstruction et les calomnies du ministère de l'Agriculture et de la majorité des institutions qui en dépendaient ", rapporta la Fédération agraire de la C.N.T. de la Castille (Tierra y libertad, 17 juillet). Ricardo Zabalza, dirigeant national de la Fédération des paysans et ouvriers agricoles de l'U.G.T., déclara :
" Le gouvernement accorde toute sorte d'assistance aux réactionnaires d'hier, aux anciens agents des propriétaires fonciers, tandis que nous sommes privés du strict minimum, voire chassés de nos petites parcelles (... ) Ils veulent tirer profit du fait que nos meilleurs camarades combattent actuellement sur le front. Ces camarades pleureront de rage quand, au retour du front, ils découvriront que leurs efforts et leurs sacrifices ont été vains, qu'ils n'ont fait que conduire à la victoire leurs anciens ennemis, qui se pavanent aujourd'hui avec en poche la carte d'une organisation prolétarienne " (le Parti communiste).
Ces agents des grands propriétaires fonciers, les caciques haïs, inspecteurs et patrons de villages, avaient constitué la colonne vertébrale de la machine politique de Gil Robles et des propriétaires fonciers. On les trouvait maintenant dans les rangs du Parti communiste. Même un dirigeant de l'appareil de Gil Robles aussi en vue que le secrétaire de la C.E.D.A., à Valence, avait survécu à la révolution... et rejoint le Parti communiste.
Uribe justifiait l'assaut contre les collectivités en proclamant que l'on avait contraint les paysans récalcitrants à rejoindre ces dernières. L'ironie qui voulait qu'un stalinien se plaigne de la collectivisation forcée après les massacres systématiques et les déportations de la " liquidation des koulaks russes se passe de commentaires ! S'il avait pu en trouver, Uribe aurait sans doute apporté des preuves à ses dires, mais il ne s'en présentait aucune. Ensemble, les gros paysans et les fédérations d'ouvriers agricoles, les affiliés de la C.N.T. et de l'U.G.T. s'étaient opposés à la collectivisation forcée, avaient favorisé les collectivités volontaires, et dénoncé les staliniens qui soutenaient les caciques et les paysans riches réactionnaires. Le journal socialiste Adelante envoya en juin un questionnaire aux différentes sections provinciales de l'organisation paysanne de l'U.G.T. Celles-ci défendirent à la quasi-unanimité les collectivités, et rapportèrent unanimement que la principale opposition venait du Parti communiste qui recrutait les " caciques " et utilisait les institutions gouvernementales à cet effet. Elles déclarèrent toutes que le décret du 7 octobre instituait une nouvelle bourgeoisie. Dans une lettre de protestation adressée à Uribe, Ricardo Zabalza décrivit le système simple mais efficace des staliniens dans leur attaque contre les collectivités : ils recrutaient et organisaient les anciens " caciques ", koulaks et propriétaires fonciers, et ils demandaient sur cette base la dissolution de la collectivité locale, réclamaient ses terres, son équipement et ses stocks de grains. Toute controverse de cette espèce entraînait, à sa suite la " médiation " des représentants d'Uribe, qui tranchaient invariablement en faveur des réactionnaires, imposant des " règlements " en fonction desquels les collectivités se voyaient privées peu à peu de leur équipement et de leur terre.
Quand on leur demandait des explications sur leur étrange conduite, les agents du gouvernement déclaraient qu'ils agissaient sous les ordres spécifiques de leur supérieur, Uribe ajouta Zabalza. Il n'était donc pas surprenant que la fédération paysanne de l'U.G.T. de la province du Levant ait dénoncé en Uribe " l'ennemi public numéro un ",. Les gardes d'Irujo, récemment libérés, devenaient de ce fait susceptibles de demander la restitution de leurs terres. Quand l'un d'eux revenait en tant que propriétaire terrien, les paysans lui résistaient férocement et on envoyait contre eux la Garde d'assaut.
Le gouvernement se mit à éliminer également tous les éléments de socialisation dans les villes et les agglomérations industrielles. " Il est hors de doute que si les travailleurs n'avaient pas pris le contrôle de l'industrie au lendemain de l'insurrection, l'économie aurait été complètement paralysée ", écrivait le stalinien Joseph Lash. " Mais les plans perfectionnés de mise en place du contrôle ouvrier sur l'industrie n'ont pas très bien fonctionné " (New Masses du 19 octobre). C'était là une demi-vérité, mais la vérité tout entière n'inclinait pas à retourner en arrière, vers les anciens propriétaires, mais à aller de l'avant, vers l'Etat ouvrier. Par le biais des seuls usines et appareils syndicaux, une planification à l'échelle nationale est de toute évidence impossible. Il faut pour cela un appareil centralisé, c'est-à-dire un appareil d'Etat. Si la C.N.T. l'avait compris, et avait organisé des élections de comités dans la milice, la paysannerie et les usines, rassemblés en un conseil national qui aurait constitué le gouvernement, un Etat ouvrier aurait été constitué, qui aurait laissé les coudées franches aux comités ouvriers et cependant mis en place la nécessaire centralisation.
Au lieu de cela, les dirigeants anarchistes menèrent un combat voué à l'échec en se disputant pour savoir quelle serait au juste l'autorité de l'Etat. Par exemple Peiro, ex-ministre de l'industrie, déclara :
" J'étais prêt à nationaliser l'industrie électrique de la seule manière compatible avec mes principes : en laissant son administration et sa direction entre les mains des syndicats, et non de l'Etat. L'Etat n'a le droit d'intervenir qu'en comptable et en inspecteur. "
C'était formellement correct : Lénine avait dit que le socialisme consistait simplement dans la tenue des livres. Mais seul un Etat ouvrier accepterait loyalement les fonctions de comptable et d'inspecteur, tandis que l'Etat espagnol effectif, un Etat bourgeois, ne pouvait que combattre la socialisation. Une fois de plus les anarchistes, en ne faisant toujours aucune distinction entre un Etat ouvrier et un Etat bourgeois, reconnaissaient le second au lieu de combattre pour le premier.
Par l'intermédiaire du ministère de la Défense, les usines étaient prises les unes après les autres. Le 28 août, un décret donna le droit au gouvernement d'intervenir dans les installations minières et métallurgiques ou de les reprendre. Le gouvernement déclara très explicitement que le contrôle ouvrier devait se limiter à la protection des conditions de travail et à la stimulation de la production. Les usines qui résistaient furent privées de crédits, ou, si elles avaient fait des livraisons au gouvernement, ne furent pas payées tant qu'elles ne se plièrent pas à sa volonté. Dans la plupart des entreprises dont les patrons étaient étrangers, les travailleurs avaient déjà été dépourvus de toute forme d'autorité. Le département des achats du ministère de la Défense annonça qu'à une date donnée on ne passerait de contrats qu'avec les entreprises qui fonctionneraient " sur la base de leurs anciens propriétaires ", ou " sous l'intervention correspondante, contrôlée par le ministère des Finances et de l'Economie " (Solidaridad obrera du 7 octobre).
La militarisation de toutes les industries nécessaires à la guerre (transports, mines, métallurgie, munitions, etc.), pour laquelle les staliniens avaient fait campagne pendant des mois, constituait l'étape suivante. Ce régime d'encastrement rappelle celui de Gil Robles, sous lequel les travailleurs des usines de munitions furent également militarisés, les grèves et les syndicats étant interdits. Le décret de militarisation fut présenté sous le titre de " décret de militarisation et de nationalisation " . Mais la militarisation des entreprises qui se trouvaient déjà entre les mains des ouvriers, ajoutée à la reconnaissance par le gouvernement d'une indemnisation totale de leurs anciens propriétaires, marquait la fin du contrôle ouvrier et préparait la reddition des usines à leurs précédents propriétaires.
Longtemps différée, la session des Cortès s'ouvrit le 1" octobre, symbolisant parfaitement le nouveau gouvernement. Negrin y fit un discours gris et terne où l'on put toutefois relever un passage qui déclarait que " l'on devait se préparer à la paix au milieu de la guerre ". (La presse censurée de la C.N.T. ne fut pas autorisée à analyser la signification de cette mention de la paix.) Caballero n'y apparut pas, ses préoccupations au sujet de la crise interne de l'U.G.T. servant de raison officielle. Ses partisans ne dirent mot quand Gonzales Pefia, au nom de la délégation socialiste, apporta son soutien inconditionnel au gouvernement, à l'instar des staliniens, naturellement. Angel Pestaña, ancien dirigeant de la C.N.T., qui venait juste d'être réadmis dans l'organisation, s'engagea à soutenir inconditionnellement le gouvernement au nom de son organisation syndicale. Il fut cependant réduit péremptoirement au silence par deux fois au cours de son discours, par Barrio qui présidait. La première fois lorsqu'il tenta de se plaindre de l'utilisation par les staliniens de l'intimidation dans leur campagne de prosélytisme au sein de l'armée, la deuxième fois lorsqu'il critiqua l'absence d'épuration de l'arrière des éléments fascistes et des espions. Ainsi, aucune allusion à l'état d'esprit des masses ne pénétra la Chambre.
Par-dessus tout, le gouvernement était représenté par de nouveaux amis – les députés réactionnaires – qui faisaient leur première apparition depuis juillet 1936 en Espagne.
Miguel Maura était présent ! Chef des Républicains d'extrême-droite, ministre de l'intérieur dans le premier gouvernement républicain, ennemi implacable des syndicats, premier ministre de la République à restaurer la redoutable " loi de fuite " qui permettait de fusiller les prisonniers politiques. Maura s'était enfui en juillet. Son frère Honorio, monarchiste, avait été fusillé par les ouvriers. Le reste de la famille s'était rallié à Franco. En exil, Maura n'avait pris aucun contact avec les ambassades espagnoles.
Portela Vallarades était présent ! Gouverneur général de la Catalogne sous Lerroux après l'écrasement de l'autonomie catalane en octobre 1934, il avait été le dernier président du conseil du Bienio Negro, juste avant les élections de février 1936. Il avait quitté l'Espagne en juillet. On ne sait pas ce qu'il fit dans l'intérim. Maintenant, il se levait aux Cortes pour dire : .
" Ce parlement est la raison d'être [en français dans le texte] de la République ; il en est le titre de vie. Mon premier devoir devant vous, devant l'Espagne, devant le monde, est d'assurer la légitimité de votre pouvoir [ ] Cette journée est pour moi un jour de grande et intime satisfaction, puisque j'ai contribué avec vous à voir la transition de notre Espagne vers une reconstruction sérieuse et profonde. "
A la fin de la session, Negrin et lui s'embrassèrent. Valladares loua pour la presse " l'atmosphère confiante qu'il avait observée en Espagne ". Il revint à Paris, tandis que la presse stalinienne prouvait statistiquement que la présence de Valladares et de Maura, qui signifiait le soutien du centre pour le régime, donnait la majorité de l'électorat au gouvernement [1].
L'ardeur de la presse stalinienne fut arrêtée net par la reproduction dans le journal fasciste Diario Vasco du 8 octobre d'une lettre de Valladares à Franco, datée du 8 octobre 1936, où il offrait ses services à la " cause nationale ".
La bienvenue stalinienne à Valladares et Maura fut " compensée " par une référence rapide de la Pasionaria à la présence indésirable dans les Cortes d'un autre réactionnaire, de médiocre envergure, membre du parti dirigeant de Lerroux pendant le Bienio Negro. Le député, Guerra del Rio, eut la possibilité de répondre que si le gouvernement reposait sur les Cortès, il y resterait. La Pasionaria se tut. Les attaques de la C.N.T. contre Valladares et Maura furent censurées.
Etait-ce pour cela que les masses avaient versé leur sang ?
Mais il nous faut encore raconter l'histoire de la conquête de la Catalogne et de l'Aragon par le gouvernement.
Note
[1] Ce critère non-marxiste donnait aux fascistes la possibilité de prétendre au même titre que les votes de droite plus ceux de ces députés du centre ralliés à eux, constituaient la majorité du peuple. Naturellement, les proclamations des uns et des autres étaient fondées sur les chiffres électoraux de février 1936. Le critère marxiste veut que la révolution tire sa légitimité de l'avant-garde révolutionnaire, représentant la majorité de la classe ouvrière soutenue par la paysannerie. En vertu du critère stalinien actuel, on aurait pu condamner la révolution russe !