1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


X. Trotskysme et trotskysme vulgaire : un résumé de nos divergences.


2. Un résumé de nos divergences.

Il n'est donc pas étrange qu'une telle méthodologie, à ce point éloignée du marxisme, et dont la majorité du SU tire vanité dans son document, soit le support d'une révision systématique du trotskysme.

Pour que cette affirmation ne soit entachée d'aucun doute, et en même temps, pour que chaque militant ou sympathisant sache à quoi s'en tenir, il est nécessaire, avant de terminer notre travail, de résumer et d'énumérer les divergences pratiquement totales que nous maintenons avec les camarades du SU. Nous avons, pensons-nous, tenté d'expliquer dans notre document que ces divergences de principe sont les suivantes :

1. La première et la principale divergence porte rien moins que sur la méthode du programme de transition. Cette méthode se caractérise par une combinaison systématique de tâches différentes, qui répondent aux situations concrètes distinctes par lesquelles passe la lutte de classes à l'échelle nationale et internationale. C'est la raison pour laquelle le programme de transition ne tourne jamais autour d'un seul mot d'ordre, tâche ou méthode, mais est toujours une combinaison dynamique, changeante, un système de tâches qui se modifie au fur et à mesure de la situation concrète. C'est l'incarnation de la loi du développement inégal et combiné, c'est un programme qui évolue à la mesure de la réalité, dynamique et systématique.

C'est pourquoi le programme de transition, tout comme la théorie de la révolution permanente et la loi du développement inégal et combiné, sont attaqués sur deux fronts : le front bureaucratique-opportuniste, qui ne lutte que sur des tâches minimales et démocratiques avec des méthodes de pression. Et le front ultra-gauchiste, qui ne propose comme tâches immédiates que des tâches maximalistes, et abandonne les autres à leur sort : en préconisant toujours les méthodes les plus extrêmes, grève générale, guérilla, etc.

Ainsi, comme il ne se produit jamais deux situations concrètes identiques, il n'y a pas non plus deux programmes de transition identiques pour deux étapes ou deux pays. L'unité des programmes est constituée par l'objectif de développer la mobilisation permanente des travailleurs, la prise du pouvoir par le prolétariat dirigé par les partis trotskystes à travers une révolution ouvrière, et le développement de la révolution socialiste nationale et internationale. A part ces objectifs historiques qui sont ceux de la théorie de la révolution permanente, les programmes changent d'un pays à l'autre et d'un moment à l'autre de la lutte de classes. En nous donnant dans son document un programme strict et identique pour tous les pays du monde, les "libertés politiques illimitées", pour les partis contre-révolutionnaires, le SU nie la méthode du programme de transition tout comme la stalinisme qui préconise le parti unique. Un véritable trotskyste ne fait sien aucun mot d'ordre absolu, dans la mesure où il possède pour cela la méthode du programme de transition, qui l'oblige à modifier, systématiser, médiatiser et relativiser ses mots d'ordre en fonction de la situation concrète de chaque étape de la lutte de classes. Si nous disons comme le SU que depuis les premiers jours de la dictature du prolétariat, s'il n'y a pas de guerre civile, nous donnerons les plus larges libertés aux partis contre-révolutionnaires, nous remplaçons le programme de transition par un programme maximum de libertés démocratiques, dont nous ne savons pas s'il s'ajustera aux différentes étapes de la lutte de classes. Nos mots d'ordre, de "passagers et épisodiques", deviennent absolus et permanents, et ne sont pas relativisés en fonction des nécessités de la lutte de classes et de la défense de la dictature du prolétariat.

2. Cette atteinte à la méthode du programme de transition oblige la majorité du SU, bien qu'elle ne le dise pas, à remettre en cause la théorie de la révolution permanente. En se fixant pour tous les pays du monde exactement le même programme, - pluripartisme absolu, libertés totales pour les partis contre-révolutionnaires, et application stricte d'un code pénal libéralissime et inviolable lorsque les contre-révolutionnaire commencent la guerre civile, le SU ne fait que tirer un trait sur la méthode du programme de transition. Il nie également le concept le plus important de la théorie de la révolution permanente, qui soutient qu'il n'y a pas de norme programmatique, constitutionnelle, pénale, ni d'institution figée, inamovible, absolue, qui assujettissent ou restreignent la mobilisation permanente des travailleurs. La théorie de Marx et de Trotsky est précisément à l'opposé : la mobilisation permanente des travailleurs ne s'arrête devant aucune norme ou institution, de quelque type que ce soit : au contraire, elle fait exploser toutes les normes et toutes les institutions.

3. Cette modification substantielle de la théorie de la révolution permanente provoque deux autres révisions d'une extrême gravité.

La première est l'abandon de la révolution socialiste internationale contre l'impérialisme, et de la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale, en tant qu'uniques prémisses valables de la construction du socialisme, qui sera à l'échelle du globe ou ne sera pas. La résolution tourne autour de révolutions et de constructions socialistes nationales, en lutte contre un capitalisme du même type qui imposent et développent des dictatures prolétariennes qui construisent le socialisme dans le cadre de frontières nationales. Rien ne démontre mieux cette chute dans la théorie stalinienne de "construction du socialisme dans un seul pays", que l'élimination, du vocabulaire de la résolution, de concepts trotskystes indispensables tels que "impérialisme", "révolution socialiste internationale", "contre-révolution impérialiste", "dictature du prolétariat mondial", "liquidation de toutes les frontières nationales comme précondition indispensable à la construction socialiste".

4. La seconde est l'oubli, la sous-estimation, du rôle décisif de la Quatrième Internationale, aussi bien avant qu'après la prise du pouvoir, dans le processus visant à l'émergence de la révolution socialiste internationale contre l'impérialisme.

Le rôle indispensable de notre Internationale, et de tous les partis trotskystes et trotskysants qui, par une lutte implacable contre les partis sociaux-démocrates et staliniens, parviendront à imposer les dictatures révolutionnaires du prolétariat, - ce rôle est pris dans la résolution par des soviets et de mystérieux partis soviétiques, qui prennent le pouvoir et développent la dictature du prolétariat. La résolution révise ainsi la théorie léniniste, enrichie et complétée par Trotsky, qui affirme que la seule organisation qui puisse faire émerger une révolution sociale dans les pays capitalistes et une révolution politique dans les Etats ouvriers, afin de déboucher sur une dictature révolutionnaire du prolétariat, est un parti bolchevique ; par conséquence, la Quatrième Internationale est la seule organisation qui peut diriger la révolution socialiste internationale contre l'impérialisme.

5. La résolution ne signale pas comme axe cardinal de la politique trotskyste la lutte systématique contre l'impérialisme, en tant que seule forme valable pour pouvoir commencer la construction socialiste, après qu'il ait été mis en déroute. L'impérialisme n'existe pas pour la résolution, ni comme politique, ni comme contre-révolution, ni comme démocratie, ni comme économie, ni sous aucun aspect.

6. En ne comprenant pas qu'après la prise du pouvoir le prolétariat doit faire face à la lutte contre l'impérialisme, c'est-à-dire que la lutte de classes s'intensifie, le SU tombe dans la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays. C'est pourquoi la résolution ne délimite pas les deux étapes de la dictature du prolétariat : la première, de révolution socialiste à l'échelle mondiale, d'écrasement de l'impérialisme et de consolidation du gouvernement ouvrier ; et une seconde étape, de construction socialiste et de dépérissement de la dictature, quand l'impérialisme a été mis en déroute. Elle ne signale pas non plus que dans la première étape, le développement de la révolution socialiste se combine avec des tâches de construction socialiste. Le SU dissout le tout dans la tâche de construction du socialisme dans un pays, et oublie la révolution socialiste internationale.

7. En ignorant l'affrontement mortel avec l'impérialisme, le SU entache tout d'une perspective de développement pacifique de la révolution pour les prochaines décades, opposant cela à la perspective d'une époque de "guerres, révolutions et crises", toujours plus aiguë, comme l'a prévu le marxisme-révolutionnaire.

8. Il ne donne pas pour orientation au trotskysme d'accomplir une de ses obligations politiques les plus importantes : être à l'avant-garde de la lutte armée qui devra affronter la contre-révolution impérialiste, avant et après la prise du pouvoir. Et de là, l'abandon de la terreur rouge. Il révise totalement la conception léniniste-trotskyste de l'insurrection armée du prolétariat qui, devant être préparée et dirigée par un parti bolchevique, est la seule forme qui permette de parvenir à la dictature révolutionnaire du prolétariat. A la place de l'insurrection armée il présente une révolution socialiste abstraite et pacifique, sans lutte armée précédant et pendant la prise du pouvoir, commandée par des soviets avec des dirigeants sans noms, qui s'emparent du gouvernement grâce aux effets de démonstration et pédagogiques des bontés de la démocratie ouvrière la plus absolue.

9. Dans sa sollicitude à défendre la voie pacifique, ce doit être la première fois qu'un document marxiste relatif à la dictature du prolétariat et à la guerre civile ne se sert pas, comme principales analogies, des étapes de Cromwell et Robespierre. Au contraire, il prend pour exemples, même s'il ne donne pas leurs noms, les spécialistes bourgeois auteurs de traités de droit pénal, en tant que plus haute expression de la politique prolétarienne dans les périodes de guerre civile.

A cause de cela le SU veut limiter le jugement des contre-révolutionnaires que s'engagent dans des actions violentes de renversement du pouvoir des travailleurs, et la guerre civile, a un code pénal liberalissime qu'interdit l'utilisation des concepts de "délinquance rétroactive" et de "responsabilité collective de groupes sociaux, etc.", au lieu de la politique marxiste révolutionnaire de coercition et jugement pour des raisons politiques et sociales, qui donne libre cours a l'initiative des masses.

10. Il s'oppose à la définition léniniste et trotskyste de la dictature révolutionnaire du prolétariat, entant que régime basé sur la force, afin d'affronter la contre-révolution en une guerre frontale, - pour défendre la "liberté politique illimitée" pour les contre-révolutionnaires.

11. Il modifie la conception de Lénine et de Trotsky des Soviets et de la dictature, en tant qu'organisations de ceux qui luttent et des révolutionnaires, du prolétariat industriel, pour les définir comme des organes étatiques où entre toute la population, y compris sa fraction contre-révolutionnaire.

12. Il abandonne complètement la propagande de défense des Etats et des Dictatures ouvrières existantes, comme infiniment plus progressistes que la démocratie bourgeoise, pour arrimer - capitulant devant l'opinion publique démocratique-bourgeoise - que la "démocratie prolétarienne" dans la Chine de Mao a été égale à celle existant dans la Chine de Chang-Kai-Chek, et qu'au Vietnam il s'est passé la même chose : la démocratie ouvrière sous l'occupation française et yankee était la même que celle qui existe aujourd'hui sous la dictature prolétarienne. Et il va encore plus loin : il affirme qu'il y a plus de "droits démocratiques" dans les pays impérialistes que dans les Etats Ouvriers déformés et dégénérés.

13. Il abandonne le programme trotskyste de la Révolution Politique en URSS et dans les Etats ouvriers bureaucratisés, qui défend le pluripartisme uniquement pour les partis soviétiques, c'est-à-dire pour les partis que le soviet a résolu majoritairement de légaliser ; à la place de cela, il défend pour tous les partis, y compris les partis contre-révolutionnaires, la liberté et la légalité politique les plus absolues.

14. Il laisse définitivement de côté, comme conséquence supplémentaire du fait d'ignorer l'impérialisme, la définition léniniste de la démocratie bourgeoise entant que démocratie impérialiste, pour tomber dans la définition ultra-gauchiste de la démocratie bourgeoise en général, catégorie qui confond ou tire un trait d'égalité entre la démocratie des pays impérialistes et celle des pays coloniaux et semi-coloniaux.

15. Il abandonne, pour la période qui précède la prise du pouvoir, la combinaison de tâches et institutions démocratiques-bourgeoises et ouvrières dans la mobilisation et la révolution prolétariennes en lutte contre la contre-révolution impérialiste, ce qui est une caractéristique du trotskysme, pour avancer la position ultra-gauchiste de la défense exclusive des institutions et tâches ouvrières.

16. Il abandonne la définition marxiste des partis politiques, comme représentants de classes ou de secteurs de classes, pour donner une définition démographique et rationaliste.

17. Il jette à la poubelle la théorie de l'Internationale Communiste et du trotskysme, qui soutient que les partis ouvriers se divisent essentiellement en deux types : les partis opportunistes et réformistes, représentants de secteurs bureaucratiques et privilégiés du mouvement ouvrier, agents directs ou indirects de l'impérialisme, d'une part ; et les partis trotskystes, seuls partis ouvriers authentiquement internationalistes et révolutionnaires, de l'autre. A la place, il ouvre un éventail indéterminé de partis ouvriers de sexe indéfini. En ne précisant pas d'une manière catégorique ces deux pôles politiques du mouvement ouvrier, il perd toute possibilité de caractériser correctement les organisations ultragauchistes et centristes, que nous définissons comme progressistes si elles s'orientent vers le trotskysme, et réactionnaires si elles penchent vers les partis ouvriers contre-révolutionnaires.

18. La résolution en vient ainsi à masquer le sinistre rôle contre-révolutionnaire des partis sociaux-démocrates et staliniens, tant pour le présent que pour les premières étapes de la dictature révolutionnaire du prolétariat. Comme conséquence de cela, ce document ne prépare pas nos partis à la bataille frontale, sur tous les terrains, contre les bureaucraties contre-révolutionnaires. Et ce fait est d'autant plus grave que cette lutte se produira inéluctablement, et constitue la lutte la plus importante que nous ayons à mener au sein du mouvement ouvrier.

19. Le document abandonne complètement la méthode dialectique en préconisant des normes et institutions absolues, au lieu de les relativiser en fonction des buts et nécessités de la dictature révolutionnaire du prolétariat, et du développement de la révolution socialiste internationale contre l'impérialisme. Ainsi il rejette les lois fondamentales de la dialectique marxiste, pour ce qui est des rapports contradictoires entre fins et moyens, nécessité et liberté, tout et parties, forme et contenu. A la place, il utilise une méthode formelle, dans laquelle tout découle du développement des libertés et des droits les plus absolus pour tout le monde, sans aucune relation avec les fins et les nécessités de la dictature prolétarienne.

20. Il remet en cause, sans le dire clairement, toute la politique qu'ont appliqué au pouvoir Lénine et Trotsky, dans la mesure où ils ont fait tout le contraire de ce que prescrit la résolution en tant que norme obligatoire pour la dictature du prolétariat.

21. Il renie dans les faits la politique de Trotsky pour l'URSS jusqu'en 1934. L'axe de cette politique était la défense inconditionnelle du monopole du pouvoir étatique par le parti communiste, le régime unipartiste et l'illégalité des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Contre cette position historique de Trotsky et des trotskystes, la résolution soutient que toujours, à tout moment, doit régner sous la dictature du prolétariat un système pluripartiste, l'unique exception acceptée - pour les époques de guerre civile - devant être réglementée par un code pénal strict et libéralissime.


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