1903 |
Source : Le
mouvement socialiste, mai 1903, pp. 43-62. Y figure
l'indication suivante :
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Jaurès historien
Jaurès a, dans un court espace de temps, publié trois tomes volumineux sur la Révolution Française. Ses amis allemands représentent ces travaux comme d'incomparables chefs-d'œuvre historiques, et je suis bien loin de vouloir les contredire.
Mais, dans le long chapitre dépassant deux cents pages du troisième tome où il traite des idées politiques et sociales de l'Allemagne à l'époque de la grande Révolution Française, Jaurès se livre à des attaques contre le matérialisme historique en général et contre mon livre sur Lessing en particulier. Aussi faut-il, bon gré mal gré, répondre aux reproches de l'auteur. Je le fais à regret à propos de mon livre, volontiers en ce qui concerne le matérialisme historique. On me trouvera peut-être présomptueux de ne faire qu'un de la cause du matérialisme historique et de ma cause particulière, de mon livre. En fait, il y a déjà des années que M. W. Sombart a déclaré que dans mon œuvre sur Lessing, j'avais montré comment il ne fallait pas appliquer la conception matérialiste de l'histoire. De même Jaurès me reproche d'avoir fait un emploi tout artificiel de la théorie des classes et du matérialisme économique. Quelque considérables que soient ces autorités, celui des deux fondateurs du matérialisme historique qui vivait encore à l'apparition de mon livre1 était cependant sur ce point d'un avis différent.
Frédéric Engels a plus d'une fois exprimé la joie que lui causait ma libre indépendance vis-à-vis du matérialisme historique dans ma Lessing Legende. Voici ce qu'il m'écrivit lui-même quand lui en eus envoyé un exemplaire : « Je ne puis que répéter à propos du livre ce que j'ai dit déjà à plusieurs reprises des articles, quand ils paraissaient dans la Neue Zeit. C'est à beaucoup près le meilleur exposé qui existe de la genèse de l'Etat prussien. Je puis même dire qu'il est le seul bon, développant exactement les rapports et dans la plupart des cas allant jusqu'aux détails. » II va de soi qu'en me réclamant de Engels, je ne prétends pas mettre une seule phrase de mon livre à l'abri d'une critique approfondie. Je veux seulement, pour jouir sans trouble du grand honneur d'une discussion objective avec Jaurès, me débarrasser tout d'abord des importunités dont on ne cesse de rebattre les oreilles des « marxistes orthodoxes », quand on prétend que, si Marx et Engels vivaient encore aujourd'hui, ils ne manqueraient pas de rejeter nos travaux comme des caricatures de leur méthode scientifique.
Le chapitre allemand de l'histoire de Jaurès, c'est ainsi que, pour être plus bref, je désignerai cette partie de son troisième tome, dont j'ai uniquement à m'occuper ici, commence par l'étude de cette question : pourquoi une révolution n'a-t-elle pas éclaté en Allemagne comme en France ? L'auteur trouve que c'est, d'abord, le morcellement politique de l'Allemagne, puis son état économique arriéré qui en sont causes. Cependant Jaurès commence déjà à s'étonner. Il n'a pas étudié une œuvre scientifique fondamentale sur le développement économique de l'Allemagne du XVIe au XVIIIe siècle, le travail de Gülich par exemple, mais il s'est contenté de feuilleter quelques écrits de Forster, de Moeser, de List, ainsi que la compilation de Biedermann sur le XVIIIe siècle, compilation qui n'est pas précisément inutilisable, mais qui est superficielle, et tout à fait insuffisante, particulièrement au point de vue économique. Il est ainsi arrivé à apprendre ce fait, surprenant pour lui, qu'à l'époque de la Révolution Française, on rencontrait déjà en Allemagne des commencements de production capitaliste. Grâce aux citations qu'il emprunte à ces ouvrages, Jaurès s'élève du doute incrédule à une clarté prodigieuse sur le matérialisme historique.
Suivons-le pas à pas. A la page 452, après de longues citations de Biedermann. Il nous dit :
Visiblement, c’est l’essor du capitalisme industriel qui commence alors en Allemagne, et je m’étonne que Marx n’ait pas illustré, par les traits que pouvait lui fournir l’évolution allemande de cette époque, ses admirables études sur la période manufacturière où il cite surtout des exemples anglais.
Puis suivent de longues citations de Moeser. Et voici ce que nous trouvons à la page 460 :
Chose curieuse ! Il (Marx) ne fait pas même allusion à l’Allemagne. Il avait fait du néant de la bourgeoisie allemande une pièce si importante de sa dialectique historique qu’il a sans doute négligé outre mesure d’étudier le mouvement de la production allemande, dans cette période encore embryonnaire.
Et à la page suivante, après une citation de Moeser, courte, par exception : « Et toujours, sur l'Allemagne, silence complet. » Puis suit tout une charretée de citations de Forster, et Jaurès se demande, page 465 :
D’où vient donc l’impuissance révolutionnaire de l’Allemagne ? Et est-il possible de l’expliquer toute par l’insuffisance du développement économique de la bourgeoisie ? Le recours pur et simple aux thèses du « matérialisme économique » serait ici trop commode... Il parait donc impossible qu’une simple différence de degré, dans une évolution économique de même origine et de même sens suffise à expliquer l’animation révolutionnaire de la France, l’atonie révolutionnaire de l’Allemagne. Les forces d’ordre politique et intellectuel doivent certainement intervenir ici, et dans une très large mesure. Isolé, le mouvement économique n’est qu’une abstraction, et jamais je n’ai senti plus vivement qu’en étudiant à la même date l’action si différente de l’Allemagne et de la France, la préparation révolutionnaire de celle-ci et l’inaptitude révolutionnaire de celle-là, à quel point il serait dangereux de considérer le matérialisme économique comme une explication adéquate de l’histoire... Que l’on suppose un instant, sans rien modifier à son état économique de 1789, une Allemagne politiquement unifiée, et où les recherches des penseurs aient été directement appliquées depuis un siècle à l’étude de l’organisation sociale : et il est probable qu’un mouvement révolutionnaire bourgeois se produira en Allemagne comme en France et avec une intensité sensiblement égale. Je crois que c’est pour assurer au matérialisme économique une victoire trop commode que l’on a considéré comme une quantité négligeable et comme une force à peu près atone l’industrie allemande à cette époque.
Si peu flatteuse que soit cette croyance pour Marx et ses disciples, ce ne peut être une raison de méconnaître l'éclatante logique de Jaurès. Illustrons-la par un exemple. Il dit : supposons un instant qu'un garçon de cinq ans ait déjà engendré un enfant, sans avoir cessé pour cela d'être un garçon de cinq ans ; il est vraisemblable qu'alors ce garçon de cinq ans se battra comme un homme de vingt ans. Les états nationaux modernes sont des produits de la bourgeoisie et si une communauté féodale est dans le même état que le Saint-Empire romain en 1789, c'est une preuve irréfutable que dans cette communauté n'existe pas encore de bourgeoisie à l'état de classe capable d'une action, et cela malgré toutes les citations de Biedermann, Mœser, Forster, et malgré les débuts du mode de production capitaliste, qui se rencontraient alors réellement en Allemagne. Marx aurait observé sur ces débuts un « silence complet ». C'est une fantaisie de Jaurès. Incontestablement, dans tout tableau sincère de la période manufacturière, la production allemande ne pouvait jouer qu'un rôle très accessoire, parce que le système colonial est le levier principal du développement historique à ce stade. Mais Marx a déjà remarqué ce rôle accessoire, comme nous le prouve son incursion sur le « régime, mélange de despotisme militaire, de bureaucratie, de féodalisme et d'exaction financière » de Frédéric.
Cependant c'est précisément ici que Jaurès commence à verser des pleurs. Voici ce qu'il enseigne à ses lecteurs :
Mais ce n'est pas seulement le morcellement politique de l'Allemagne, ce n'est pas seulement l'insuffisante préparation économique de sa bourgeoisie qui y frappaient d'emblée l'esprit révolutionnaire de paralysie ou de langueur, c'est aussi que depuis un demi-siècle l'Allemagne était habituée à recevoir le progrès d'en haut. En France, la monarchie avait accompli depuis longtemps sa fonction essentielle qui était de créer l'unité nationale, et elle avait été récemment discréditée par les vices personnels de Louis XV et par les incohérences de sa politique : la pensée française, en son essor du XVIIIe siècle, se sentait indépendante de la royauté. Au contraire l'Allemagne morcelée, abaissée, humiliée depuis le traité de Westphalie, n'avait recommencé a prendre confiance en elle-même que sous l'action héroïque de Frédéric II, sous l'action réformatrice de Joseph II. Le souverain admirable qui, dans la guerre de sept ans, avait lutté contre presque toute l'Europe, qui ne s'était laissé abattre par aucun revers, éblouir par aucune victoire, qui avait ensuite, dans la paix, donné l'exemple d'un labeur infatigable et scrupuleux, et qui, tout en méconnaissant et dédaignant les efforts immédiats et les œuvres présentes de la pensée allemande, lui avait ouvert les voles de la grandeur, était pour toutes les classes du peuple allemand, pour les soldats comme pour les lettrés, pour les paysans comme pour les artistes, le héros de la renaissance nationale.
C'est ainsi que Jaurès commence son travail « pour le Roi de Prusse ». Il juge alors à propos de donner son congé à Marx et de me tirer les oreilles.
A quoi sert-il à M. Franz Mehring de le nier, dans son livre sur la Légende de Lessing ? Pourquoi, en se refusant à voir l'action éclatante et fascinatrice de Frédéric II, se condamne-t-il par là même à ne pas comprendre l'histoire de l'Allemagne moderne ?
Suit ensuite le passage déjà cité, sur mon application tout à fait artificielle de la théorie des classes et du matérialisme économique.
Mais que cette construction de M. Mehring est artificielle et fragile ! D'abord, si la bourgeoisie allemande n'est, selon sa propre expression, qu'un « avorton tardif » dans l'histoire du monde, si elle a été radicalement incapable au XIXe siècle d'accomplir sans le concours désastreux des Hohenzollern son œuvre historique, pourquoi s'étonner que, depuis le XVIIIe siècle, le plus glorieux des Hohenzollern ait contribué, par son activité héroïque, à l'élan des esprits, à l'éveil de la pensée ? Les témoignages abondent de l'influence décisive de Frédéric II sur le génie de l'Allemagne : c'est comme un sillon d'héroïsme et de gloire qui se prolonge en un sillon de lumière.
Telle est la première décharge que Jaurès dirige contre mon malheureux livre, et je dois encore lui être reconnaissant de me dire obligeamment que, puisque j'avais déjà digéré le vieux Guillaume, je pouvais bien avaler le vieux Fritz.
Mais malgré toute ma reconnaissance, je ne puis me soustraire à l'affligeante conviction que ma méthode historique et celle de Jaurès n'ont aucun point de contact, que tout pont est rompu entre nous, que toute possibilité de nous entendre fait défaut. Jaurès, comme le prétend un de ses admirateurs allemands, veut s'être inspiré de Marx, de Michelet et de Plutarque. Mais, dans son chapitre allemand, pas la moindre trace de Marx, de Michelet ou de Plutarque: ce que l'on trouve c'est Janssen. Bien entendu, ces noms ne désignent pas ici des personnes, mais des méthodes. Janssen est, en Allemagne, le représentant le plus connu de cette méthode de la citation, où l'histoire tendancieuse se complaît d'autant plus que la méthode du matérialisme historique se développe davantage et fait plus de progrès dignes d'être reconnus parmi les historiens bourgeois. Arrêtons-nous un instant à cette méthode de la citation.
Elle exige un tas de livres, une paire de ciseaux, un panier à papier, un pot à colle, puis enfin une plume. Veut-on dépeindre une période historique déterminée? On se procure une certaine quantité d'ouvrages contemporains, une centaine ou une douzaine, c'est selon. Janssen tenait pour la centaine. Jaurès préfère la douzaine. Puis on lit ces livres, les ciseaux à la main. On découpe ce qui paraît à peu près plausible et on jette le reste au panier. Puis on colle les extraits et on les relie par des considérations ingénieuses sur la fragilité des choses d'ici-bas, sur les émotions mystérieuses de l'âme populaire, sur la liberté absolue, sur l'utilité des princes progressistes, sur la modeste vaillance de la bourgeoisie, sur l'insatiabilité du prolétariat et sur tout ce qui peut toucher profondément l'âme du bourgeois. Enfin, et ce n'est pas l'opération la moins utile, il sied de se montrer surpris, étonné, stupéfait des trouvailles faites par les ciseaux. On assaisonne largement le plat d'une poignée de « Ah! », « Chose curieuse ! », « Hélas ! », et il est prêt à être servi.
Cette méthode historique a des avantages nombreux et variés. Grâce à elle, on peut démontrer tout ce que l'on veut, prouver toute hypothèse historique, si absurde soit-elle. Grâce à elle, Janssen a établi que jamais une classe n'a vécu dans des conditions plus agréables, plus commodes, plus confortables que les paysans allemands. A la veille de la guerre des paysans de 1525. Grâce a elle, Goltz a fait voir que jamais il n'y eut une armée mieux équipée, mieux commandée, plus inspirée par le courage et l'amour de la patrie que l'armée prussienne à la veille d'Iéna. De plus, cette méthode de la citation permet d'établir le contraire avec les mêmes « sources ». Il suffit de destiner aujourd'hui au pot à colle, ce qu'on abandonnait hier au panier.
D'anciens lecteurs de la Neue Zeit se souviennent peut-être encore que Paul Ernst, dans une critique de la Lessing-Legende, a démontré par des citations tirées de Justus Möser qu'à l'époque de Lessing la bourgeoisie allemande n'existait absolument pas, tandis qu'aujourd'hui Jaurès prouve par des citations empruntées au même Justus Möser que la bourgeoisie allemande avait déjà atteint à cette époque un degré de développement relativement élevé, que seul le matérialisme historique, dans un but de tromperie, avait réduit à une « quantité négligeable ». En général, la méthode de la citation convient admirablement à démasquer des charlatans scientifiques. Il suffit à Jaurès de laisser par trois fois se refermer ses ciseaux sur Biedermann, Forster et Möser, et voyez, un flot de clarté s'étend là où Marx entretenait une obscurité artificielle, pour assurer à la méthode du matérialisme historique une victoire trop commode. Ainsi Marx pensait avoir fait faire par sa théorie de la valeur un pas à la science. Vieille histoire, nous disent Janssen et Jaurès, qui sont deux têtes dans un bonnet. Le droit canon du moyen-âge déclarait déjà que le travail était l'unique source de toute valeur, nous asssure Janssen, et Jaurès explique que dans « l'État commercial fermé » de Fichte, la valeur doit être mesurée par le travail. Sans doute, Marx a fait dépendre la validité de sa loi de la valeur du règne de la grande industrie et de la libre concurrence, c'est-à-dire de conditions historiques que devait ignorer le droit canon du moyen-âge et que voulait ignorer « l'État commercial fermé » de Fichte. Mais peu importe, il suffit d'enlever aux notions de travail et de valeur toute précision historique et l'on peut alors démontrer d'une manière frappante, par des citations empruntées au droit canon et à Fichte, que Marx n'a découvert l'Amérique qu'après qu'elle l'était déjà depuis des dizaines, voire des centaines d'années.
Mais nous n'avons pas encore épuisé ainsi tous les avantages de la méthode de la citation. Elle munit la recherche scientifique des ailes qui lui conviennent dans l'âge de la vapeur et de l'électricité. On peut l'appeler encore la teuf-teuf-méthode. Il suffit, en effet, de parcourir ses « sources » avec la rapidité d'un automobile, et les ciseaux et le pot à colle fourniront encore à la machine à composer la plus vorace plus d'ouvrage qu'elle ne peut en absorber. Aussi peut-on tous les trois mois venir à bout, dans un tome volumineux, d'une période historique que nos anciens auraient mis trois ans ou même trente ans à étudier scientifiquement. Avec le malheureux train de diligence que suivait son matérialisme historique, Marx a employé quarante ans pour ne mettre la dernière main qu'à un des trois tomes de son Capital. De plus, la méthode de la citation confère à ses maîtres cet air distingué, ce pathos écrasant dont Jaurès m'accable, « Voici les témoignages d'un Goethe et d'un Lessing, d'un Fichte et d'un Hegel, et vous osez les attaquer vous, monsieur Durand ou monsieur Dubois ? » Il ne faut pas oublier que, dès que les héros de cette méthode ont acquis quelque dextérité, ils peuvent, avec dix citations, édifier un château fort dont l'assaut exige un long siège.
Je me trouvais dans cette situation quand j'écrivais mon livre sur Lessing. On peut tirer de notre littérature classique, de Goethe et de Lessing en particulier, une quantité de citations, d'après lesquelles cette littérature même aurait reçu sa première impulsion du système gouvernemental de Frédéric, serait redevable de son contenu particulier, réel, au gouvernement d'un autocrate prussien, profondément anti-national, à ce salmigondis de despotisme, de bureaucratie et de féodalisme dont parle Marx.
L'histoire officielle avait édifié avec ces citations un château de cartes, une légende, et les citations beaucoup plus nombreuses, d'un sens tout à fait opposé, ont naturellement disparu dans le panier à papier. Il eût été facile de reprendre les citations mises de côté pour détruire cette légende, mais alors les extraits sur lesquels elle était édifiée auraient dû reprendre le chemin du panier et je ne me sentais aucun goût pour ce jeu enfantin. Je préférai de beaucoup étudier l'époque de Frédéric et notre littérature classique en suivant la méthode du matérialisme historique pour fixer la vérité historique des citations sur lesquelles se fonde la légende prussienne. Dans la première partie de mon ouvrage, je m'occupe principalement de la plus importante de ces citations, du « passage célèbre » de « Dichtung und Warheit », où Goethe célèbre le despote prussien comme le génie vivifiant de notre poésie classique, et voit dans Lessing le représentant principal de cette opinion.
J'étudiai d'abord ce passage, en me plaçant à un point de vue subjectif, montrant comment c'était le milieu social où vivait Goethe qui l'avait amené à cette opinion. Puis, je l'examinai au point de vue objectif et je recherchai si le système de Frédéric que je dépeignais d'après sa diplomatie, ses guerres, son administration, sa jurisprudence, sa politique scolaire et religieuse, etc. avait favorisé ou entravé la civilisation. J'arrivai à ce résultat : ce système était en contradiction absolue, décidée avec une manifestation de civilisation comme notre littérature classique. Pour expliquer la citation de Goethe, j'emploie environ cent fois plus d'espace qu'elle n'en occupe elle-même.
Quelle attitude observe Jaurès à l'égard de cette partie de mon œuvre ? Il reproduit le célèbre passage de Goethe et le fait suivre de cette considération ingénieuse. M. Mehring ne parvient pas aisément à se débarrasser du témoignage historique de Goethe. C'est tout. Jaurès expédie encore plus brièvement la seconde partie de mon livre où je représente la vie de Lessing comme une lutte ininterrompue contre le système de Frédéric. « Lessing lui-même... a toujours reconnu que les audaces nouvelles du génie allemand jaillissaient des grandes audaces d'action de Frédéric II. Et c'est encore tout. Je montrerai que même l'histoire officielle prussienne ne travaille pas « pour le roi de Prusse » avec cette énergie exterminatrice !
Cependant Jaurès fait quelques légères tentatives d'esquisser le milieu social où sont nées les citations de Goethe et de Lessing. Il donne un détail biographique sur Goethe et deux sur Lessing. La justice oblige à en tenir d'autant plus compte que Jaurès, ici, ne nous donne pas de coupures, mais fait œuvre originale. C'est ainsi qu'il nous dit qu'à Weimar, Goethe avait vécu avec les frères Humboldt, les frères Schlegel, avec Voss et Jean Paul, ce qu'avant Jaurès aucun mortel n'avait encore prétendu. Aucun mortel n'a davantage affirmé le premier détail biographique que Jaurès donne sur Lessing : Lessing aurait vécu presqu'un demi-siècle-en Prusse. Or Lessing n'a atteint que l'âge de cinquante-deux ans. Il ne vint en Prusse qu'à vingt ans et quitta ce pays à trente-huit ans. Si l'on calcule encore que, même pendant son séjour en Prusse, il s'est rendu à l'occasion en Saxe, Lessing a peut-être passé le tiers de sa vie en Prusse, mais non comme le prétend Jaurès, presque toute sa vie. Comment Jaurès en arrive-t-il à commettre cette affreuse bévue, qu'il aurait pu rectifier avec la Biographie universelle ou la Nouvelle Biographie universelle, s'il ne voulait pas passer les Vosges ? Je ne puis que risquer une modeste supposition ; dans les premières pages de ma Lessing Legende, où je recherche pourquoi parmi nos classiques, Lessing est devenu la victime de la légende prussienne, je m'exprime ainsi : « Lui, qui était né Saxon, avait passé volontairement en Prusse une grande partie, sinon la plus grande partie du temps pendant lequel il a produit. Pendant une demi-dizaine d'années il a été secrétaire d'un général prussien et cela au cours de la guerre de sept ans. » Est-ce que Jaurès, quand il parcourait mon livre en automobile, aurait mal lu ces phrases et y aurait vu que Lessing avait vécu presque un demi-siècle en Prusse ?
L'autre détail biographique que Jaurès nous fournit sur Lessing est de nouveau une coupure. Il y a longtemps que des byzantins nous ont raconté que Lessing avait dédié ses dialogues sur la franc maçonnerie à son « prince », à son « seigneur et protecteur », à ce duc de Brunswick qui, plus tard, comme généralissime de l'Europe féodale, fit irruption dans la France révolutionnaire avec son fameux manifeste incendiaire, et qui, après la défaite, vit finir si misérablement son epopée dans les boues de la Champagne. Je fis une rectification dans une note de mon livre, où je dis a peu près que Lessing a dédié ses dialogues sur la franc maçonnerie non au duc régnant Charles Guillaume-Ferdinand de Brunswick. mais au duc apanagé Ferdinand, non au neveu, mais a l'oncle, non au vaincu d'Iena, mais au vainqueur de Krefeld et de Minden, non au favori de Frédéric II, mais au loyal adversaire du despotisme de Frédéric, non au misérable qui vendait a l'Ancleterre, comme chair à canon, les enfants de son pays, mais au soldat courageux qui refusa d'accepter le commandement suprême contre les rebelles américains que l'Angleterre lui offrait. Mais, dans sa défiance historique, Jaurès n'ajoute pas foi à ma rectification et nous ressert son plan byzantin. Cette vertu trouve aussitôt sa récompense et il abat trois mouches d'un coup. Il découvre une chose curieuse, il se défait d'une considération particulièrement ingénieuse et il nous montre comment les forces intellectuelles interviennent dans les raisons économiques des choses. Il écrit ce qui suit sur les dialogues sur la franc maçonnerie.
C'est même, chose curieuse, au duc de Brunswick qu'il dédie ses dialogues, au même duc de Brunswick qui, plus tard, signera à regret le mémorable manifeste entre la France révolutionnaire. Qui sait si le souvenir de la grande pensée humaine de Lessing ne pesait pas sur lui, dans sa marche à travers la Champagne désolée ?
… Comment pouvait-il combattre de grand cœur quand toute l'illustre pensée de l'Allemagne était contre lui ? La force des nouvelles idées pesait sur Brunswick comme un fardeau.
« Chose curieuse » en effet ! Jusqu'à présent, il régnait sur ce point une rare unanimité chez les historiens. Tous pensaient que la défaite de la coalition féodale, dont les armées étaient militairement bien supérieures aux volontaire français, avait son explication dans des causes économiques. Mais Jaurès fait intervenir les « forces intellectuelles » et y voit la raison décisive de la défaite. Le courage de lion du marchand d'hommes brunswickois a été abattu par la force des idées nouvelles, et cette spirituelle construction historique a pour base d'airain le charlatanisme de quelques byzantins. Si les dialogues sur la franc-maçonnerie de Lessing ont assuré la liberté française, son Education de l'humanité a assuré la liberté absolue, quoi que Jaurès entende par là. D'après lui, dans cet écrit, c'est la prise de possession éternelle de l'univers par l'esprit libre :
Jetée violemment dans le monde, cette doctrine, en révolutionnant tout le système des idées, pourrait révolutionner aussi tout le système politique et social ; car si l'individu humain, trouvant en soi sa récompense et son châtiment, et capable de renaissances indéfinies dont il est seul la règle et le but, est ainsi, au fond, pleinement affranchi de Dieu, pleinement et à jamais, comment pourrait-il supporter dans la phase de l'univers où il est engagé, la tyrannie des puissances moindres ? Là où M. Mehring, avec son interprétation pauvrement économique et étroitement matérialiste de la pensée humaine, ne voit qu'un reflet de ce qu'il appelle « la misère allemande », je vois, au contraire, une audace de pensée admirable, et qui va à la liberté absolue.
Il m'est désagréable d'être obligé de me répéter ; mais Jaurès, en parcourant mon livre en automobile, n'a, encore une fois, pas lu convenablement ce que j'avais écrit. Je ne ramène pas l'Education de l'humanité à la « misère allemande » ; je dis au contraire que cette « œuvre, écrite de main de maître, n'a pas pour centre de gravité l'hypothèse de la transmigration des âmes qui apparaît à la fin, et c'est seulement de cette « perspective fantastique » que je dis qu'elle s'explique par la « misère allemande », — un homme, comme Lessing, si plein de la joie de vivre, si réfractaire à toute idée d'immortalité, sous l'effroyable pression des conditions misérables où il languissait surtout dans les dernières années de sa vie, ne pouvant se représenter un « avenir meilleur » que sous la forme de la métempsycose. Pour le reste, quand j'analyse l'Education de l'humanité, j'y vois une tentative de démontrer, par le droit historique des religions révélées, la nécessité historique de leur chute, et j'y trouve les germes et de la philosophie de la religion de Hegel, et de la morale de Kant. Ce peut être « pauvrement historique et étroitement matérialiste ». Mais Jnurès ne peut non plus faire grande parade de son « audace de pensée », de sa « liberté absolue » , de sa « prise de possession éternelle de l'univers par l'esprit libre ». Car, dans la mesure où ces tirades pompeuses présentent un sens intelligible, elles ne sont qu'une copie de la dénonciation cléricale où le pasteur Goeze faisait entendre au duc de Brunswick que Lessing, avec sa critique de la Bible et de la religion, mettait également en péril les « hauts privilèges » de la maison de Brunswick, en d'autres termes, que la révolution de l'ordre politique et social suivait de près la révolution des idées.
Mais Jaurès ne se contente pas de travailler « pour le Roi de Prusse » avec le même zèle que l'histoire officielle:il lance contre ma Lessing Legende Klopstock et Herder. Aucun byzantin allemand n'a encore jamais osé faire honneur de ces deux représentants de notre littérature classique au système frédéricien. Les autorités les plus éprouvées de la méthode prussienne de citation y ont renoncé. Non seulement parce qu'on ne rencontre dans les écrits de Klopstock et de Herder, quelque étendus qu'ils soient, que peu de citations pouvant servir la légende officielle, mais encore pour une raison plus honorable, par un sentiment — comment dirai-je ? — de honte ou de conscience. Herder et Klopstock étaient, en effet, tous les deux des déserteurs prussiens.
L'un et l'autre ne sont devenus des gloires de la civilisation et de la littérature allemande que parce qu'ils ont réussi à temps, en se réfugiant l'un au Danemark, l'autre en Russie, à échapper au bras chéri du père de leur peuple. Frédéric, aux coups de plats de sabre et de baguettes, aux hontes d'un service militaire de vingt ans, destructrices de toute conscience humaine. Invoquer le témoignage de ces hommes pour prouver la civilisation du système frédericien, exige en fait un certain courage, dont l'absence constitue un côté supportable de la légende prussienne.
Mais Jaurès possède ce courage. Aussi fulmine-t-il contre moi : « Et comment M. Mehring peut-il invoquer les colères de Herder maudissant Berlin » ? Dans ce passage, je ne cite Herder que tout à fait incidemment. Dans la même page où j'expose les raisons pour lesquelles Lessing, né dans la Saxe électorale, est devenu la victime de la légende prussienne, je dis que Herder, né prussien, ne pouvait servir à cet objet. Il a abandonné sa patrie en la maudissant, et ce qu'il nous dit sur le « règne de Pyrrhus » défie une tentative impossible. Jaurès, lui, tente l'impossible, grâce à une citation, s'entend ; elle est tirée des Lettres pour l'humanité. Dans ces lettres, Herder ne cesse de lutter constamment contre le système frédéricien, contre la politique des cours, le plus grand adversaire de l'humanité en Europe, contre la prétraille et le sauvage esprit guerrier, contre le système barbare de guerres et de conquête. Herder demande : « Imaginez une espèce animale qui se détruirait non par besoin, mais pour le plaisir, le loisir d'un seul de ses membres. Que diriez-vous alors de l'auteur de la nature ? Le genre humain est fait pour se gouverner lui-même, pour qu'on s'aide entre soi à arriver au bonheur, non pour qu'on se fasse bouillir ou rôtir ou pour qu'on se tue ». Mais, quand Herder écrivit ces lettres, quelques années après la mort du roi Frédéric, les écrits posthumes de ce dernier venaient de paraître, et parmi eux sa correspondance avec Voltaire. Frédéric y exprime les principes les plus nobles et les plus humains qui soufflètent sa propre pratique. Herder saisit l'occasion de discréditer le système frédéricien au moyen des opinions personnelles de son auteur. Il fait alors à la personne du roi quelques compliments. Un sentiment de justice m'a fait agir de même dans ma Lessing Legende. Jaurès reproduit ces compliments de Herder, puis tonne de nouveau contre moi et me demande : « Mais comment M. Mehring a-t-il pu invoquer le nom de Herder pour nier l'influence de Frédéric II sur la grande pensée allemande ? » Voilà qui est bien ! Nous aurons mieux encore.
Jaurès raconte que Frédéric II était pour Klopstock le type de la grandeur. Au début, le conquérant aurait bien déplu au poète, mais enfin les actions de Frédéric seraient devenues pour Klopstock le point culminant du siècle, la mesure de toute gloire. En fait, c'est le contraire qui est vrai. Si Klopstock, dans sa jeunesse, ami du rimeur frédéricien Gleim, réservait encore quelques mots au « penseur cuirassé », de très bonne heure, il a déversé sur le roi et sur son système de gouvernement ses odes enflammées de colère, jusqu'à la mort de Frédéric, dont le livre absurde sur la littérature allemande n'a provoqué que trois ou quatre odes furieuses, tandis qu'à cette occasion Herder comparait le roi à un fantôme vivant. On peut douter que Klopstock ait toujours été juste à l'égard de Frédéric. Moi-même j'ai remarqué, dans ma Lessing Legende, que Lessing, avec son froid mépris pour les Mécènes princiers, était supérieur à Klopstock qui, sous la protection d'un roi de Danemark, s'en prenait à l'étranger dans sa patrie. Gervinus, dans son histoire de la littérature, est encore plus rude : « Dans son vertige patriotique, Klopstock écrivit ces odes violentes contre Frédéric II, qui francisait ; on ne peut y relever la moindre base de respect pour le grande homme ». Mais quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir surla lutte de Klopstock contre Frédéric, aucun byzantin prussien n'a osé mettre en doute le fait de cette lutte. Il était réservé à l'historien Jaurès de le faire !
Dans sa démonstration, il suit naturellement la méthode de la citation. D'une chanson patriotique, que Klopstock composa pour être chantée par une de ses nièces, Jaurès cite ce passage :
Je suis une jeune fille allemande ; mon œil est bleu et doux mon regard ; j'ai un cœur noble et fier et bon. Et mon œil bleu s'irrite et mon cœur a de la haine contre ceux qui méconnaissent la patrie... Je suis une jeune fille allemande et nulle autre patrie ne m'aurait agréée si mon choix avait été libre. Je suis une jeune fille allemande et mon haut regard n'a que mépris pour ceux qui hésitent dans leur choix... Non, tu n'es pas digne de la patrie, si tu ne l'aimes pas comme moi !... Je suis une jeune fille allemande ; mon cœur noble, bon et fier bat au doux nom de la patrie, et il ne battra qu'au nom du jeune homme qui, comme moi, est fier de la patrie, qui est bon et noble, un vrai Allemand.
Jaurès fait suivre cette citation de l'ingénieuse considération qui suit. Il change la nièce de Klopstock en la muse de Klopstock :
Ainsi chantait, en 1770, la muse de Klopstock ; et ces allusions irritées sont à l'adresse du grand roi qui est à la fois pour l'Allemagne une gloire et une douleur.
Je ne puis dire ce que Jaurès entend par là. Mlle Jeanne-Elisabeth de Winthem, dans la bouche de laquelle sont placés ces vers, ne pouvait désigner le roi, quand elle parlait du jeune homme haï ou aimé, pour cette seule raison que le roi n'était plus un jeune homme, mais comptait cinquante-huit ans. De plus, les étranges penchants amoureux du roi étaient beaucoup trop connus de ses contemporains pour que le roucoulement, même si doux, d'une jeune fille aux yeux bleus, ait pu promettre la moindre impression sur ce vieux monsieur. Bref, quelles que soient l'opulence économique et la largeur matérialiste de cette interprétation de Jaurès, elle n'en reste pas moins un mystère pour tout le monde, sages comme fous. Mais s'il voulait renseigner ses lecteurs sur l'opinion que Klopstock avait de Frédéric en 1770, il pouvait trouver, tout à côté de la chanson patriotique, une ode de la même époque. Elle porte le titre de « Die Rosstrappe » et nous montre le poète sur la rive écumante, méditant sur Frédéric II et Joseph II, et résumant, dans le dernier vers, son jugement sur ces deux héros de la renaissance nationale, célébrés par Jaurès : « Ils vivent à peine encore leur vie maladive, courbés, voûtés, tout blancs de vieillesse, l'œil fixe : ce sont ces ombres que je vois errer dans la brume du ruisseau ».
Comprenons bien ! Jaurès veut nous dire quelle opinion avait Klopstock sur Frédéric vers 1770. Une ode de Klopstock, de la même époque, s'exprime sur le roi avec toute la précision désirable, mais en un sens qui ne convient pas au genre d'article que tient Jaurès. Aussi la jette-t-il au panier. Mais il introduit de force dans une autre ode de Klopstock de 1770, qui ne se rapporte nullement à Frédéric, des allusions à ce roi, avec une vigueur tout aussi admirable que celle dont a fait preuve le héros de Jaurès dans la conquête de la Silésie. Nous nous trouvons ici en présence d'une application de la méthode de la citation qui peut servir de modèle.
Mais en voilà assez, plus qu'assez ! Il ne nous reste plus à montrer que Jaurès, qui dépasse les historiens prussiens dans leur travail « pour le Roi de Prusse », l'emporte encore sur eux quand il s'applique à anéantir la littérature du matérialisme historique. De la première à la dernière page, mon livre sur Lessing combat les historiens prussiens. Je n'avais aucun droit d'attendre de leurs critiques le moindre ménagement et je n'y prétendais certainement pas. En fait, la Historische Zeitschrift, organe principal de la tendance que je combattais, fit précéder son annonce de ma Lessing Legende des plaisanteries accoutumées sur la « Science démocrate socialiste ». Mais cette revue reconnaissait aussi que mon tableau de l'Etat prussien sous Frédéric était établi réellement d'après une étude approfondie des meilleures sources et pouvait être lu avec profit même par les historiens bourgeois. La Historische Zeitschrift terminait ainsi : « Nous ne voulons point ici fonder notre point de vue qui est opposé tant pour la méthode que pour l'interprétation. Nous préférons faire observer que ce serait une faute d'ignorer simplement des livres de ce genre et que la science historique, en appréciant impartialement une conception aussi foncièrement différente de l'Etat et des forces de la vie historique, retirera de cette attitude autant de profit que l'économie nationale l'a fait en ce qui la concerne ». Comparez à cette critique les fades sottises que Jaurès répand sur mon livre !
Ce n'est pas que je m'en plaigne. Je trouve la chose tout à fait dans l'ordre. En tant que révisionniste, Jaurès est à la place qui lui est due, comme moi, à la mienne, en tant que « marxiste orthodoxe ».
Note
1 Friedrich Engels (note de la MIA).