1867

Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste.


Un chapitre inédit du Capital

Karl MARX

Résultats du procès de production immédiat


1. Les marchandises comme produit du Capital

C. Détermination du prix de la marchandise-capital

Nous avons donc constaté que :
1. si le prix des marchandises change, le taux et la masse de plus-value peuvent rester constants, et
2. si le prix des marchandises reste constant, le taux et la masse de plus-value peuvent varier.

Lors de l'analyse de la production de plus-value [1], nous avons vu que les prix des marchandises en général n'ont un effet sur la plus-value que dans la mesure où ils entrent dans les frais de production de la force de travail et en affectent la valeur. Cet effet peut d'ailleurs être paralysé à court terme par des influences contraires.

Ces deux lois valent en général pour toutes les marchandises, et donc aussi pour celles qui n'entrent ni directement ni indirectement dans la reproduction de la force de travail, c'est-à-dire celles dont le meilleur marché ou l'enchérissement ne modifient pas la valeur de la force de travail.

Voici ce qui résulte du point 2 (cf. les tableaux III et IIIa) : bien que les prix des marchandises et la force productive du travail vivant utilisé directement dans la branche de production qui fournit ces marchandises, restent constants, le taux et la masse de plus-value peuvent augmenter. (On pourrait aussi bien affirmer l'inverse, à savoir qu'ils peuvent baisser, soit parce que la journée de travail totale diminue, soit parce que, du fait de l'enchérissement d'autres marchandises, le temps de travail nécessaire augmente, alors que la journée de travail reste la même.)

C'est le cas, lorsque des capitaux variables de grandeur donnée utilisent des quan­tités très INÉGALES de travail d'une productivité donnée (les prix des marchan­dises restant les mêmes tant que la force productive du travail ne varie pas), ou que des capitaux variables de grandeur diverse utilisent des quantités ÉGALES de travail d'une productivité donnée.

Bref, un capital variable d'une grandeur de valeur donnée ne met pas toujours en mouvement la même quantité de travail vivant; et si nous considérons comme un simple symbole les quantités de travail qu'il met en mouvement, ce symbole est de grandeur variable.

Cette observation relative au tableau II et la loi 2, montre que nous avons affaire désormais à une marchandise différente de celle dont nous sommes partis au début de ce livre, car c'est à présent un produit ou partie aliquote du capital - support d'un capital qui se valorise et contient donc une aliquote de plus-value créée par le capital.

(Lorsque nous parlons ici de prix des marchandises, nous supposons toujours que le prix total de la masse de marchandises produites par le capital est égal à la valeur totale de cette masse, autrement dit : le prix de l'aliquote de chacune d'elles est égal à l'aliquote de la valeur totale. En général, le prix n'est donc rien d'autre ici que l'expression monétaire de la valeur. Dans notre analyse, il n'a jamais été question jusqu'ici de valeurs qui diffèrent des prix.)

En tant que produit et, en fait, partie élémentaire du capital qui se reproduit et s'élargit, la marchandise diffère de la marchandise particulière et autonome dont nous sommes partis lors de l'analyse de la genèse du capital. Abstraction faite des considé­rations sur les points relatifs à la détermination du prix, cette marchandise diffère en ce sens encore : même si elle est vendue à son prix, le capitaliste n'en a pas réalisé pour autant la valeur du capital avancé pour sa production, ni la plus-value créée par lui. Qui plus est, comme simple porteur du capital, non seulement substan­tiel­lement comme partie de la valeur d'usage formant le capital, mais encore comme support de la valeur composant le capital, le capitaliste peut vendre des marchandises au prix correspondant à leur valeur particulière, tout en les vendant au-dessous de leur valeur en tant que produits du capital et parties du produit total qui forme désormais le capital en procès de valorisation.

Dans l'exemple ci-dessus, un capital de 100 £ se reproduisait en 1200 mètres de toile, dont le prix s'élevait à 120 £. Après tout ce que nous venons de dire, nous avons 80c, 20v et 20p. Nous pouvons présenter les choses comme si les 80 £ de capital cons­­tant s'exprimaient en 800 m. de toile, soit les deux tiers du produit total, les 20 £ de capital variable ou salaires en 200 m., soit un sixième du produit total, et les 20 £ de plus-value en 200 m.; soit encore un sixième du produit total.

Si ce sont, par exemple, 800 mètres - et non 1 mètre - qui sont vendus à leur prix de 80 £, tandis que les autres parties s'avèrent invendables, seuls les quatre cinquiè­mes de la valeur du capital primitif de 100 £ seraient reproduits. Comme porteur du capital total, c'est-à-dire comme seul produit actuel du capital total de 100 £, les 800 m. eussent été vendus (d'un tiers) au-dessous de leur valeur. En effet, la valeur du produit total est de 120 £, et 80 £ ne représentent que les deux tiers du produit total, si bien que la quantité de valeur manquante est de 40 £, soit le tiers du produit.

De même, on peut concevoir que ces 800 mètres, pris en eux-mêmes, eussent pu se vendre au-dessus de leur valeur : cependant, ils eussent été vendus à leur valeur en tant que représentants et porteurs de tout le capital, s'ils avaient été vendus, par exem­ple, à 90 £, tandis que les autres 400 mètres ne l'eussent été qu'à 30 £. Néanmoins, nous voulons faire ici tout à fait abstraction de la vente de certaines portions de la masse de marchandises au-dessus ou au-dessous de leur valeur, puis­qu'en général, nous supposons que les marchandises sont vendues à leur valeur.

A l'instar des marchandises autonomes, les produits du capital doivent être vendus à leur valeur; qui plus est, ils doivent l'être à leur valeur (prix) en tant que porteur du capital avancé pour leur production, et donc en tant que partie aliquote du produit total du capital.

Si, de ce produit total de 1 200 mètres valant 120 on vend à peine 800 mètres, ceux-ci ne devront pas représenter l'aliquote des deux tiers de la valeur totale, mais l'entière valeur, soit 120 £, et non 80. C'est dire qu'il ne faut pas vendre le mètre 80/800 = 8/80 = 4/40 = 2/20 soit 2 sh., mais 120/800 = 12/80 = 3/20 soit 3 sh.

Or, dès lors qu'elle est vendue à 3 sh. au lieu de 2, chaque marchandise est vendue 50 % trop cher.

En tant que partie aliquote de toute la valeur produite, chaque marchandise doit être vendue par le capitaliste à son prix, comme partie aliquote du produit total vendu, et non comme marchandise autonome, c'est-à-dire non seulement comme la 1 / 2000° partie du produit total, mais encore comme complément des 1 199 autres, soit à son prix multiplié par son dénominateur comme partie aliquote.

Il s'ensuit directement qu'avec le développement de la production capitaliste et la baisse de prix des marchandises au fur et à mesure que leur masse s'accroît, il faut qu'augmente le nombre de marchandises devant être vendues, c'est dire que la pro­duc­tion capitaliste exige que le marché soit en continuelle expansion. Cependant, il vaut mieux traiter de cette question dans le prochain livre.

Dans ces conditions, il se peut qu'un capitaliste réussisse à vendre, par exemple, 1.200 mètres à 2 sh., mais il ne saurait écouler 1 300 mètres au même prix. Or, ces derniers 100 mètres exigent peut-être des modifications dans la composition du capi­tal constant, etc., de sorte que l'on pourrait obtenir ce prix pour une production supplé­mentaire de 1 200 mètres par exemple, mais non pour celle de 100 mètres.

En conséquence, la marchandise, produit du capital, diffère de la marchandise particulière qui s'analyse d'une manière simple. Or, à mesure que progresse le procès de production et de circulation capitaliste, cette différence se creuse toujours davanta­ge et affecte de plus en plus la détermination réelle du prix des marchandises, etc.

Mais, il y a encore un point qu'il convient de mettre particulièrement en évidence ici. On a vu au chapitre II, 3 de ce Premier Livre [2] que, d'une part, les diverses frac­tions de valeur du produit du capital - capital constant, capital variable, et plus-value - se retrouvent au sein de chaque marchandise particulière comme aliquotes de tout le produit et pour ce qui est de la valeur d'usage aussi bien que de la valeur d'échange; et que, d'autre part, on peut diviser le produit total en certaines portions, quotités de la valeur d'usage produite, de l'article, dont une partie ne représente que la valeur du capital constant, l'autre celle du capital variable, et la troisième enfin celle de la plus-value. Nous avons déjà mis en évidence que ces deux choses étaient certes identiques en substance, mais se contredisaient dans leur mode d'expression.

En effet, dans notre dernier cas, les diverses marchandises particulières formant par exemple le lot nº 1, qui reproduit la valeur du capital constant, ne représentaient que le travail objectivé avant le procès de production. Par exemple, les 800 mètres valant 80 £, soit la valeur du capital constant avancé, ne représenteraient que la valeur du coton, de l'huile, du charbon, de l'outillage, etc. consommés, et donc pas la moin­dre parcelle de valeur du travail additionnel de tissage. Et pourtant du point de vue de leur valeur d'usage, chaque mètre de toile contient, outre le lin, etc. une quantité déterminée de travail de tissage, qui justement lui a donné la forme de la toile. De même, dans son prix de 2 sh., on trouve 16 d. pour la reproduction du capital constant consommé (usé), 4 d. pour le salaire, et 4 d. pour le travail non payé, cristallisé en lui.

Cette contradiction flagrante, restant inexpliquée comme on le verra plus loin, provoque des erreurs fondamentales. En effet, si l'on ne considère que le prix de chacune des marchandises, cette contradiction entraîne, à première vue déjà, la même confusion que celle relevée plus haut, à savoir que chaque marchandise ou portion déterminée du produit total peut être vendue à son prix, bien qu'elle le soit l'étant au-dessous ou au-dessus. De même, elle peut être vendue au-dessus de son prix, bien qu'elle le soit au-dessous. Proudhon fournit un exemple de cette confusion. [3]

En conclusion : dans l'exemple ci-dessus mentionné, le prix du mètre ne se déter­mine pas isolément, mais comme partie aliquote du produit total.

Ce que nous venons d'exposer sur la détermination du prix, nous l'avons expliqué ailleurs déjà. [4] Il conviendrait sans doute d'introduire Ici certains des points développés alors.

Au début de ce livre, nous avons considéré la marchandise simple et autonome, en tant que résultat et produit directs d'une quantité déterminée de travail.

Maintenant qu'elle est résultat et produit du capital, elle change de forme (et plus tard elle change réellement dans les prix de production). En effet, la masse produite de valeurs d'usage représente une quantité de travail égale à la valeur du capital constant, contenu et consommé dans le capital (la somme de travail objectivé, transmise au produit) + la somme de travail échangée contre le capital variable, dont une partie remplace la valeur du capital variable, et l'autre forme la plus-value. Si l'on exprime le temps de travail contenu dans le capital en termes monétaires - soit 100 £, dont 40 de capital variable, et un taux de plus-value de 50 % - la masse totale du travail contenu dans le produit s'exprimerait en 120 £. Mais, pour que la marchandise puisse circuler, sa valeur d'échange doit se traduire en prix. Si le produit total n'est pas un objet unique et continu (par exemple, une maison, où tout le capital se reproduit en une seule marchandise), le capitaliste doit calculer le prix de chaque marchan­dise, en évaluant la valeur d'échange de chacune d'elles en monnaie de compte.

Selon la productivité variable du travail, la valeur totale de 120 £ se répartit sur un nombre plus ou moins grand de marchandises. Le prix de chacune d'entre elles sera donc en rapport inverse du nombre total de marchandises : selon le nombre, il représentera, par pièce, une partie aliquote plus ou moins grande des 120 £.

Si le produit total est, par exemple, de 60 tonnes de charbon valant 120 £, une tonne vaudra 2 £; si le produit est de 75 tonnes, une tonne vaudra 1 £ 12 sh; s'il est de 240 tonnes, une tonne vaudra 1/2 £. Le prix de chaque marchandise est donc égal au prix total du produit divisé par le nombre total des produits, ceux-ci étant calculés d'après les diverses mesures existantes sur la base de la valeur d'usage du produit.

En conséquence, si le prix de chacune des marchandises à part est égal au prix total de la masse des marchandises (nombre de tonnes) produites par le capital de 100 £ divisé par le nombre total de marchandises (ici des tonnes), à son tour le prix total de la masse de produits sera égal au prix de chaque marchandise multiplié par le nombre total de marchandises produites. Si la masse-, et donc aussi le nombre, des marchandises produites augmente avec une productivité accrue, le prix de chacune d'elles va baisser. A l'inverse, si la productivité diminuait, l'un des facteurs - le prix -monterait, et l'autre facteur - le nombre - baisserait. Tant que la somme de travail dépensée reste constante, elle s'exprime dans un même prix total de 120 £, quelle que puisse être la portion de travail entrant dans chacune des marchandises, dont la masse varie en fonction de la productivité du travail.

Si la fraction de prix - partie aliquote de la valeur totale - de chaque produit dimi­nue par suite du plus grand nombre de produits, c'est-à-dire de la productivité accrue du travail, la portion de plus-value par produit diminue également, de même que la partie aliquote du prix total dans laquelle s'exprime la plus-value de 20 £. Cependant, ni le rapport entre la fraction de prix exprimant la plus-value dans chacune des marchandises, ni la fraction de prix représentant le salaire ou travail payé n'en est changé pour autant.

L'analyse du procès de production capitaliste a montré qu'abstraction faite de l'allongement de la journée de travail, la force de travail tendait à devenir meilleur marché du fait de la diminution de prix des marchandises entrant dans la consommation de l'ouvrier et déterminant la valeur de sa force de travail; autrement dit, la partie payée du travail diminue, tandis que la partie non payée s'accroît, et ce, même si la durée de la journée de travail demeure constante.

Dans le premier cas, le prix de chaque marchandise était dans le même rapport que la partie aliquote de la valeur totale qu'il représentait, bref dans le rapport où il participait au prix total, donc aussi à la plus-value. Or, à présent, malgré la baisse de prix du produit, la fraction de prix représentant la plus-value augmente. Et ce, simplement parce que, dans le prix total du produit, la plus-value occupe une marge proportionnellement plus grande, parce que la productivité a augmenté. L'accroisse­ment de la force productive du travail (sa diminution aurait les conséquences inverses) fait qu'une même quantité de travail et une même valeur de 120 £ s'expri­ment en une masse plus grande de produits et que baisse le prix de chaque marchan­dise. Or, cette même cause provoque une dégradation de la force de travail. C'est ce qui explique, en outre, que la portion de prix formant la plus-value augmente, bien que diminuent le prix de chaque marchandise ainsi que la quantité de travail qu'elle contient, et donc sa valeur. En d'autres termes, dans une somme moindre de travail contenue dans chaque marchandise, on trouve une quantité de travail non payée supérieure à celle de l'époque où le travail était moins productif, la masse des produits moindre, et le prix de chaque marchandise plus élevé. Dans le prix total de 120 £, donc aussi dans chacune de ses parties aliquotes, on trouve à présent plus de travail non payé.

De tels puzzles mettent Proudhon dans la confusion du fait qu'il ne voit que le prix de chaque marchandise autonome et particulière, et ne considère pas la marchan­dise en tant que produit de tout le capital, donc le rapport dans lequel le prix total se divise en ses portions respectives de prix.

« Il est impossible que l'intérêt du capital [ce terme n'exprime qu'une partie seulement de la plus-value] s'ajoutant dans le commerce au salaire de l'ouvrier pour composer le prix de la marchandise, l'ouvrier puisse racheter ce qu'il a produit lui-même. Vivre en travaillant est un principe qui, sous le régime de l'intérêt, implique contradiction. » (Cf. Gratuité du Crédit. Discussion entre M. Fr. Bastiat et M. Proudhon, Paris, 1850, p. 105).

Tout cela est très bien; mais, pour rendre la chose claire, admettons que le travail­leur - l' « ouvrier » de M. Proudhon - soit la classe ouvrière tout entière. L'argent qu'elle touche pour la semaine afin d'acheter ses moyens de subsistances, etc. est dépensé pour une masse déterminée de marchandises. Que l'on considère chacune d'entre elles ou toutes ensemble, leur prix contient une partie correspondant au salaire et une autre à la plus-value (dont l'intérêt de Proudhon n'est qu'une fraction, le plus souvent la plus petite). Dès lors, comment la classe ouvrière, avec sa recette de la semaine, c'est-à-dire son seul salaire, pourrait-elle acheter une masse de marchandises qui, en plus du salaire, contient une plus-value ?

Comme le salaire que toute la classe touche pour la semaine recouvre exactement la somme hebdoma­daire des moyens de subsistance, il est clair comme le jour que les ouvriers ne peuvent pas acheter les moyens de subsistance nécessaires avec la somme d'argent qu'ils obtiennent. En effet, cette somme est égale au salaire hebdomadaire, au prix hebdomadaire payé pour leur travail, tandis que le prix des moyens de subsis­tance nécessaires par semaine est égal au prix hebdomadaire du travail contenu en eux PLUS le prix que représente le surtravail non payé.

En conséquence, « il est impossible... que l'ouvrier puisse racheter ce qu'il a lui-même produit ». Dans ces conditions, vivre en travaillant implique « contradiction ». Proudhon a tout à fait raison, pour ce qui est de l'apparence.

Mais si, au lieu de considérer la marchandise en soi, il la considérait comme un produit du capital, il trouverait que le produit hebdomadaire se décompose : en une fraction, dont le prix est égal au salaire, au capital variable dépensé au cours de la semaine (et ce prix ne contient pas de plus-value), et en une autre fraction, dont le prix représente uniquement de la plus-value, etc.

Bien que le prix de la marchandise renferme tout cela, l'ouvrier ne rachète que la première fraction (et dès lors il importe peu qu'en la rachetant, il soit possible - ou il arrive, effectivement - qu'il se fasse voler par l'épicier, etc.).

Telles sont en général les paradoxes économiques apparemment profonds et inextricables de monsieur Proudhon. En réalité, celui-ci formule comme loi des phé­no­mènes la confusion que créent dans son esprit les phénomènes économiques.

Mais, sa formule est encore plus plate, car il pos­tule que le véritable prix de la marchandise correspond au prix du salaire ou quantité de travail payé qu'elle contient, la plus-value, l'intérêt, etc. n'étant qu'une majoration arbitraire du prix véritable.

Pire encore est la critique que l'économie vulgaire formule à l'endroit de Prou­dhon. Ainsi, monsieur Forcade (citer ici le passage [5]) lui fait observer, d'une part, que ce qu'il affirme prouve trop, puisqu'il dit que la classe ouvrière ne peut absolument pas vivre avec ce qu'elle touche, et que, d'autre part, il ne pousse pas assez loin le paradoxe, puisque le prix, des marchandises achetées par l'ouvrier comprend, outre le salaire et l'intérêt, etc., les matières premières, etc. (bref, le prix des éléments consti­tutifs du capital constant).

C'est parfaitement exact, Forcade ! Mais, ensuite ? Après avoir montré qu'en fait les choses sont encore plus complexes que dans l'exposé de Proudhon, il trouve moyen lui, Forcade, de ne pas même les poser dans l'ampleur que leur avait donnée Proudhon. C'est dire qu'il ne résout rien du tout. En effet, il se dérobe aussitôt, au moyen de quelques phrases creuses.

En fait, ce qu'il y a de bon dans la manière de Proudhon, c'est qu'il exprime ouver­tement, et en insistant lourdement, la confusion qui règne dans les phénomènes économiques - et ce, en opposition aux économistes vulgaires qui s'efforcent de les masquer et sont incapables de les comprendre. Il met ainsi en évidence la médiocrité théorique des économistes vulgaires. Monsieur W. Thucydides Roscher, par exemple, qualifie l'ouvrage de Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ? de « confus » et « mysti­fi­ca­teur ». Il ne fait qu'exprimer par là le sentiment d'impuissance de l'économie vul­gai­re face à cette confusion. En effet, elle se révèle incapable de saisir les contradic­tions de la production capitaliste, ne serait-ce que dans la forme abstruse, superficielle et sophiste que lui oppose Proudhon. Il ne lui reste donc plus qu'à qualifier les affir­mations de Proudhon de sophismes (qu'elle est bien incapable de surmonter théo­ri­quement), et à en appeler au bon sens « commun » des hommes pour montrer que les choses marchent tout de même. Belle démonstration pour de soi-disant « théori­ciens » !

Nota Bene. - Tout ce passage sur Proudhon serait peut-être mieux à sa place au chapitre III du Livre 2, ou même plus loin.

La difficulté soulevée au chapitre 1° se trouve du même coup résolue. Si les marchandises formant le produit du capital sont vendues au prix déterminé par leur valeur, autrement dit, si toute la classe des capitalistes vend les marchandises à leur valeur, chacun d'eux réalise une plus-value, c'est-à-dire vend une fraction de la marchandise qui ne lui a rien coûté et qu'il n'a pas payée. Le profit empoché par les capitalistes ne provient donc pas de ce que l'un escroque l'autre - l'un soufflant à l'autre la portion de plus-value qui lui revient. Ce profit, les capitalistes le font en vendant leurs marchandises à leur valeur, et non au-dessus. Cette hypothèse - à savoir que les marchandises sont vendues au prix correspondant à leur valeur - constitue aussi la base des analyses du livre suivant.

Le résultat direct du procès de production immédiat du capital - son produit - ce sont les marchandises, dont le prix n'inclut pas seulement le remplacement de la valeur du capital avancé et consommé durant leur production, mais encore le sur­travail matérialisé et objectivé comme plus-value pendant cette même production.

En tant que marchandise, le produit du capital doit entrer dans le procès de transformation non seulement de sa substance, mais encore de sa forme (ce que nous avons appelé les métamorphoses de la marchandise). Les transformations formelles - conversion des marchandises en argent, et reconversion de l'argent en marchandises - se déroulent dans la circulation des marchandises en tant que telles (ce que nous avons appelé la « circulation simple »).

Mais, ces marchandises portent à présent du capital; elles sont du capital valorisé, fécond en plus-value. Comme telles, leur circulation - devenue à présent aussi procès de reproduction du capital - revêt des caractéristiques que l'analyse abstraite de la circulation marchande ignore. Nous devons donc considérer désormais la circulation des marchandises comme procès de circulation du capital. Ce sera l'objet du prochain livre. [6]


Notes

[1] Cf. le Capital, livre I°, Ed. Soc. vol. II, pp. 192-201. (N.R.)

[2] Dans l'édition définitive du Capital, livre I°, troisième section, chap. VIII et IX, Ed. Soc., pp. 199-226 du tome premier. (N.R.)

[3] Cf. quelques pages plus loin dans le texte. (N.R.)

[4] Marx se réfère aux pages du manuscrit, introduites par la suite dans le Livre IV du Capital, dont le contenu est en substance le même. (N.R.)

[5] Voici ce passage : « Proudhon traduit son incapacité à comprendre ce problème [le caractère spécifique du mode de production capitaliste] par la formule bornée : « L'ouvrier ne peut pas racheter son propre produit » parce que celui-ci contient l'intérêt qu'il faut ajouter au « prix de revient ». Et comment M. Eugène Forcade s'y prend-il pour corriger les vues de Proudhon  ? « Si son objection [de Proudhon) était vraie, elle ne frapperait pas seulement les profits du capital [les revenus de la propriété], mais elle anéantirait la possibilité même de l'industrie. Si le travailleur est forcé de payer 100 la chose pour laquelle il n'a reçu que 80, si le salaire ne peut racheter, dans un produit, que la valeur qu'il y a mise, autant dire que le travailleur ne peut rien racheter, que le salaire ne peut rien payer. En effet, dans le prix de revient, il y a toujours quelque chose de plus que le salaire de l'ouvrier, et, dans le prix de vente, quelque chose de plus que le profit de l'entrepreneur : il y a par exemple le prix de la matière première souvent payée à l'étranger [...]. Il [Proudhon] n'a oublié qu'une chose [dans son hypothèse], c'est l'accroissement continuel du capital national; il a oublié que cet accroissement se constate pour tous les travailleurs, ceux de l'entreprise comme ceux de la main-d’œuvre. » (Revue des Deux-Mondes, 1848, vol. 24, p. 998-999). Voilà bien l'optimisme qui résulte de l'irréflexion bourgeoise et la pseudo-sagesse dont elle se vêt. M. Forcade pense d'abord que l'ouvrier ne pourrait pas vivre s'il ne recevait pas outre la valeur qu'il produit une valeur supérieure, et qu'inversement le mode capitaliste de production serait impossible si l'ouvrier recevait réellement la valeur qu'il produit. Ensuite, il généralise, à juste titre, la difficulté que Proudhon n'avait envisagée que d'un point de vue étroit. Le prix de la marchandise contient un excédent, non seulement sur le salaire, mais aussi sur le profit, à savoir la fraction de valeur constante. Suivant le raisonnement de Proudhon, même le capitaliste, avec son profit, ne pourrait pas racheter la marchandise. Comment Forcade résout-il cette énigme ? Par une allégation absurde : l'accroissement du capital. Par conséquent, l'accroissement continuel du capital se manifesterait, entre autres phénomènes, dans ce fait : l'analyse du prix des marchandises que l'économiste politique déclarait impossible à faire pour un capital de 100, deviendrait superflue pour un capital de 10 000. Que dirait-on d'un chimiste qui, à la question : d'où vient que le produit agricole contient davantage d'acide carbonique que le sol, répondrait : cela vient de l'accroissement continu de la production agricole ? La volonté béate de voir dans le monde bourgeois le meilleur des mondes possible, remplace dans l'économie vulgaire l'amour de la vérité et la propension à la recherche scientifique » (Capital, livre III, tome VIII, pp. 220-221). (N.R.)

[6] Tel est, en effet, le thème général du livre II du Capital. Marx eût achevé ici le VI° Chapitre dans sa rédaction définitive. (N.R.)


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