1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière


Chapître XLVII : La genèse de la rente foncière capitaliste

  1. Introduction.
  2. Il convient de se rendre compte de la nature de la difficulté que présente l'étude de la rente foncière, quand on l'envisage du point de vue de l'économie moderne et comme l'expression théorique de la production capitaliste. Qu'un grand nombre d'écrivains contemporains ne l'aient pas comprise de cette manière, c'est ce que démontrent les nombreuses tentatives d'une « nouvelle » explication de la rente foncière, tentatives qui pour la plupart ne présentent de nouveau que ce fait, que ceux qui s'y aventurent retombent sur des conceptions surannées. La difficulté ne consiste pas à expliquer le surproduit et la plus-value qu'engendre le capital agricole, problème dont la solution se trouve dans l'analyse de la plus-value que donne tout capital productif, quelle que soit la branche dans laquelle il est appliqué ; il s'agit de déterminer, et c'est là le point difficile, quelle est l'origine du supplément de plus-value' qui est payé sous le nom de rente au propriétaire foncier, après que les plus-values des différents capitaux ont été ramenées au profit moyen et après que toute la plus-value produite par le capital social a été répartie, du moins en apparence, entre les différents capitaux proportionnellement à leur importance. La question était importante pour les économistes, non seulement parce qu'elle les intéressait directement en leur qualité de défenseurs attitrés du capital industriel contre la propriété foncière, mais parce qu'elle a un aspect théorique de la plus grande importance. Concéder que la rente tombant en partage au capital engagé dans l'agriculture dérive d'une propriété particulière du milieu pour lequel ce capital est avancé, d'une action inhérente à des qualités spéciales de la croûte terrestre, c'était renoncer à la notion même de la valeur et couper court à toute investigation scientifique dans ce domaine. La simple constatation que c'est le prix du produit agricole qui paie la rente - même là où elle est payée en nature - montrait combien il était absurde d'invoquer la supériorité de la productivité naturelle de l'industrie agricole sur la productivité des autres branches, pour expliquer la cherté relative des produits agricoles, l'excédent de leur prix sur le coût de production ordinaire.

    Au contraire, plus le travail est productif, moins chère est l'unité de produit, puisque d'autant plus grande est la masse de valeurs d'usage représentant la même quantité de travail et par conséquent de valeur. La difficulté consistait donc à expliquer pourquoi le profit agricole est plus élevé que le profit moyen, à analyser, non pas la plus-value, mais la plus-value plus grande, non pas le « produit net », mais l'excédent du produit net de l'agriculture sur celui des autres industries. Or le profit moyen est lui-même un produit de la vie sociale, avec, ses conditions déterminées de production et ses intermédiaires nombreux ; pour qu'il puisse être question d'un excédent sur ce profit moyen, il faut que celui-ci existe comme mesure et comme régulateur de la production, ainsi que le fait se présente dans la société capitaliste. Il en résulte que dans des sociétés dont l'organisation n'est pas encore celle que le capital y accapare de première main tout le surtravail et toute la plus-value et y ait tout le travail sous son joug, il ne peut être question d'une rente dans le sens moderne, d'une rente recueillie en surplus du profit moyen. Aussi faut-il admirer la naïveté de M. Passy (voir plus loin) lorsqu'il parle d'une rente existant chez les peuples primitifs comme un excédent sur le profit, un excédent se présentant, lorsqu'il n'y a pas encore de société, sous une forme sociale de la plus-value qui ne prend naissance qu'au cours de l'histoire.

    Pour les anciens économistes, qui ne connurent la production capitaliste qu'à ses débuts, l'analyse de la rente ne présentait aucune difficulté ou offrait une difficulté d'un autre genre. Petty, Cantillon et tous les écrivains subissant encore l'impression de la période féodale, considèrent la rente foncière comme la forme normale de la plus-value et ne séparent pas le profit du salaire, ou l'envisagent tout au plus comme une partie de la plus-value extorquée par le capitaliste au propriétaire foncier. Leur conception part d'une situation où la population agricole représente de loin la partie prépondérante de la population, où le propriétaire foncier est la personne qui, de par son droit de monopole sur la terre, s'approprie de première main le surtravail des producteurs immédiats et où, par conséquent, la propriété foncière est encore la condition essentielle de la production. Pour eux la question ne se présentait pas et ne pouvait pas se présenter telle qu'elle existe sous le régime capitaliste, où il s'agit de déterminer comment la propriété foncière parvient à enlever au capital une partie de la plus-value que celui-ci a extorquée au producteur immédiat.

    La difficulté a un autre caractère chez les Physiocrates, qui sont en réalité les premiers qui aient cherché à interpréter systématiquement le capital. Ils ont voulu analyser la nature de la plus-value en général et cette analyse s'est ramenée à l'étude de la rente, la seule forme sous laquelle la plus-value pouvait exister pour eux, le capital agricole étant, à leurs yeux, le seul capital produisant une plus-value et le travail agricole, le seul travail productif au point de vue capitaliste. Outre les mérites que nous mettrons en évidence dans le livre IV, les physiocrates peuvent revendiquer celui d'avoir rendu à la science ce grand service de ne plus avoir considéré le capital comme fonctionnant exclusivement dans la circulation sous forme de capital commercial et d'avoir dégagé l'existence et la fonction du capital productif. Ils se sont séparés ainsi nettement du système mercantile, qui dans son réalisme grossier représentait l'économie vulgaire de son époque et qui, préoccupé d'intérêts immédiats, avait rejeté an dernier plan les tentatives d'analyse scientifique de Petty et de ses successeurs. Nous ne nous occupons ici de la critique du système mercantile qu'au point de vue de sa conception du capital et de la plus-value. Déjà précédemment nous avons signalé que le système monétaire avait considéré avec raison que la production pour le marché mondial et la transformation des produits en marchandises sont les conditions préalables de la production capitaliste. Plus tard, le système mercantile succédant au système monétaire fit valoir que le facteur décisif n'est pas la conversion des marchandises en argent, mais l'obtention de la plus-value ; malheureusement sa conception resta confinée dans la sphère de la circulation, de telle sorte que la plus-value prit la forme d'un excédent d'argent rapporté par la balance du commerce. Ce système caractérise fidèlement les tendances intéressées des commerçants et fabricants de cette époque ; il est parfaitement adéquat à la période du développement capitaliste dans laquelle il prit naissance, en ce que la transformation qui s'opérait alors de la société agricole et féodale en société industrielle et la lutte des nations sur le marché mondial qui l'accompagnait, nécessitaient un développement rapide du capital, impossible par la voie dite naturelle et sans des moyens forcés. Il y a en effet une différence énorme suivant que le capital national se transforme lentement et petit à petit en capital industriel ou que cette transformation est accélérée par l'impôt, par l'influence des droits protecteurs (principalement en ce qui concerne les propriétaires fonciers, les cultivateurs petits et moyens et les artisans), par l'expropriation plus active des producteurs immédiats, en un mot par l'accumulation et la concentration plus rapides du capital. Le caractère national du système mercantile n'est donc pas une simple question de mots dans la bouche de ceux qui le défendent. Sous prétexte de se préoccuper exclusivement de la richesse de la nation et des ressources de l'État, ils assignent comme fin à celui-ci l'enrichissement de la classe des capitalistes et opposent la société bourgeoise à l'ancien État élevé au-dessus des choses terrestres. Ils font entrer ainsi dans les consciences que la production capitaliste et le développement des intérêts du capital et de ceux qui le représentent, sont la base de la puissance nationale et de la suprématie dans la société moderne.

    Avec raison les Physiocrates considèrent que toute production de plus-value et, par conséquent, tout développement du capital ont pour base naturelle la productivité du travail agricole. Il ne pourrait, en effet, être question de surproduit, ni de plus-value si les hommes n'étaient pas capables de produire en une journée plus d'objets de consommation - dans le sens le plus étroit, plus de produits agricoles - qu'il n'en faut pour la simple reproduction de tous les travailleurs, si la dépense de toute la force de travail de chaque individu ne parvenait qu'à produire les moyens d'existence dont il a personnellement besoin. Pour que la société et surtout pour que la production capitaliste puissent exister, il faut que le travail agricole produise plus que ce qu'exigent les besoins des ouvriers, afin qu'une partie de plus en plus grande des hommes devienne disponible, se transforme en free hands, comme dit Steuart, et puisse consacrer son temps à une production autre que celle des objets de consommation.

    Que dire des économistes modernes comme Daire, Passy et d'autres qui, au moment où l’Économie politique classique s'éteint et meurt, viennent répéter les théories les plus primitives sur les conditions naturelles du surtravail et de la plus-value, et se figurent qu'ils produisent quelque chose de nouveau et de décisif sur la rente foncière, alors que depuis longtemps il a été établi que celle-ci est une forme spéciale et une partie spécifique de la plus-value ! N'est-ce pas là un des caractères de l'Économie vulgaire, qu'elle ressuscite de loin en loin des idées qui étaient nouvelles, originales, profondes et rationnelles a une période déterminée de l'évolution économique, pour s'en servir an moment où elles sont surannées, banales et fausses, reconnaissant ainsi qu'elle n'a pas la moindre notion des problèmes qui ont occupé l'Économie classique ? C'est ainsi qu'il faut juger également ses répétitions incessantes et suffisantes des phrases physiocratiques sur le libre-échange, phrases qui, si elles peuvent encore intéresser l'un ou l'autre État sur le terrain de la pratique, ont perdu depuis longtemps toute importance théorique.

    Dans l'économie naturelle proprement dite, où aucune partie ou seulement une partie insignifiante du produit agricole et même une fraction sans importance de la partie constituant le revenu du propriétaire est mise en circulation, comme par exemple dans les latifundia de l'ancienne Rome, les Villes de Charlemagne et plus ou moins durant tout le moyen âge [1], le produit et le surproduit des grands domaines ne résultent pas uniquement du travail agricole, mais également du travail industriel. La culture de la terre est incontestablement la base de cette économie, mais à côté d'elle figurent, dans l'Europe antique et médiévale, le métier et la manufacture à domicile, ainsi qu'il en est encore aujourd'hui dans une partie des communes de l'Inde. Il a fallu l'avènement de la production capitaliste pour briser définitivement cette combinaison, que t'on peut encore étudier dans ses grandes lignes dans le dernier tiers du XVIII° siècle en Angleterre et qui paraissait tellement indispensable à certains hommes, Herrenschwand entr'autres, élevés au milieu d'une société encore à moitié féodale, qu'ils considéraient la séparation de l'agriculture et de la manufacture comme une tentative audacieuse et pleine de danger. Même l'économie agricole de l’antiquité, qui est cependant celle qui présente le plus d'analogie, à Rome et à Carthage, avec l'agriculture capitaliste, se rapproche plus du système des plantations que de la culture capitaliste proprement dite [2]. Pour trouver jusqu'à une certain point une identité avec cette dernière, il faut chercher dans l'antiquité, non dans l'Italie continentale, mais en Sicile, pays agricole tributaire de Rome et dont l'agriculture, produisant essentiellement pour l'exportation, comportait des fermiers dans le sens moderne du mot. Encore cette identité est-elle purement (le forme et n'existe-elle guère en réalité, ainsi que s'en aperçoivent immédiatement ceux qui coinprennent la production capitaliste et ne jugent pas comme M. Mommsen [3], qui considère comme telle toute économie monétaire.

    Une conception fausse de la rente provient de ce que les contrats ont perpétué et maintenu jusqu'aux temps modernes, en partie dans les dîmes de l'Église, en partie comme curiosité, la rente en nature, adéquate à l'Économie naturelle du moyen âge, mais en complète contradiction avec les conditions de la production capitaliste. Il en résulte que la rente semble découler non du prix, mais de la quantité des produits de l'agriculture, non de rapports sociaux, mais de la terre. Or - nous l’avons établi précédemment - si la plus-value est représentée par un surproduit, par contre un surproduit dans le sens d'une simple addition à la masse du produit ne représente pas, nécessairement une plus-value et peut même représenter une moins-value. Sans cela la situation de l'industrie du coton pendant l'année 1860 devrait représenter une plus-value énorme par rapport à l'année 1810, alors que le prix du fil en 1860 était inférieur à celui de 1840. Une série de mauvaises récoltes entraînant une hausse du prix des céréales peut provoquer une augmentation énorme de la rente, bien que cette augmentation corresponde à une diminution de la masse des produits. Inversement, la production étant grande pendant plusieurs années consécutives, la rente peut diminuer parce que le prix baisse, bien que cette rente plus petite soit représentée par une quantité plus grande de froment à meilleur marché.

    Ce qui montre que la rente en nature est incompatible avec la production capitaliste, c'est qu'elle a disparu d'elle-même des contrats privés et que la loi l'a rayée des contrats publics (par ex., la suppression des dîmes de l'Église en Angleterre), sauf dans quelques cas où elle exprime sous une forme moyen-âgeuse la rente en argent. Supposons que le quarter de froment soit à 40 sh. Une partie de ce quarter doit reconstituer le salaire qui a été dépensé pour le produire et être vendue pour qu'une nouvelle avance de salaire devienne possible ; la vente d'une autre partie est nécessaire pour que l'impôt correspondant au quarter puisse être payé. Là où la production capitaliste est développée et où est appliquée la division du travail social, les semences et une partie des engrais sont introduites dans la reproduction sous forme de marchandises et doivent être achetées ; même la où elles sont prélevées sur le produit - ce qui se présente, non seulement en agriculture, mais dans toutes les productions qui engendrent du capital constant - elles sont portées en compte en argent et déduites du prix de revient. L'usure des machines et du capital fixe en général est évidemment évaluée en monnaie ; enfin vient le profit qui est représenté par une partie du produit brut, mais dont la valeur est déterminée par le prix de celui-ci. Ce qui reste après déduction de tous ces cléments, est la rente. Si la quantité de produits stipulée dans le contrat comme devant constituer la rente en nature, représente plus que la quantité correspondant au prix de ce reste, la rente doit être prélevée sur le profit. Aussi peut-on dire que la rente en nature, par le fait qu'elle n'est pas en rapport avec le prix du produit, est une forme surannée ; elle peut être plus grande ou plus petite que la rente effective et elle peut représenter, non seulement une réduction du profit, mais un prélèvement sur la partie du produit qui doit servir à reconstituer le capital. En fait, cette rente, lorsqu'elle n'existe pas seulement de nom, est déterminée exclusivement par l'excédent du prix du produit sur ses frais de production. Mais ce calcul part de cette conception que le prix, qui est essentiellement variable, est une quantité constante et que le produit en nature est suffisant pour nourrir les ouvriers, pour fournir au fermier capitaliste plus de nourriture que ses besoins n'en réclament et laisser un excédent, qui sera la rente en nature. Absolument comme si un fabricant ayant produit 200.000 aunes de calicot, trouvait nécessairement dans sa production de l'étoffe pour habiller ses ouvriers, pour confectionner Plus de vêtements qu'il ne faut pour lui, sa femme et ses enfants, pour en mettre une partie en vente, et en outre un restant de calicot pour payer une rente énorme. Que faut-il d'ailleurs pour qu'il en soit ainsi ? Il suffit de déduire des 200.000 aunes le montant des frais de production et il restera du coton pour payer la rente 1 Les frais de production étant, par exemple, de 10.000 £, on retranchera ces 10.000 £ des 20.000 aunes (dont on ne connaît pas le prix) et l'excédent de ce calicot sur les livres sterling sera la rente, qu'il importe de connaître, comme du Karl Arnd, sous sa forme naturelle et non par toutes sortes de raisonnements « sophistiques ». Telle est la recette de M. Passy et tel est le résultat insensé, la soustraction d'autant de francs de frais de production d'autant de boisseaux de blé, auquel aboutit la résurrection de la rente en nature.

  3. La rente payée en travail.
  4. L'identité de, la rente et du surtravail apparaît clairement lorsque l'on considère la rente foncière sous sa forme la plus simple, lorsqu'elle est payée en travail : le producteur immédiat cultive pendant certains jours de la semaine la terre qui lui appartient, au moyen d'instruments de travail (charrues, bestiaux, etc.) qui sont sa propriété, et travaille gratuitement les autres jours sur les terres de son propriétaire. Le surtravail non payé revêt ici la forme de la rente et non celle du profit. Dans pareille organisation, c'est le, rapport entre le temps de travail qu'il dépense pour lui-même et le temps de la corvée qu'il doit au propriétaire, qui détermine ce que le self-sustaininq serf [4] peut produire en sus des moyens de subsistance qui lui sont indispensables, en sus de ce que nous appelons le salaire dans la production capitaliste. Cet excédent, qui est la forme rudimentaire du profit, est donc déterminé rigoureusement par l'importance de la rente foncière, qui apparaît ici clairement comme du surtravail non payé, dont profite le « propriétaire » des moyens de production. Le produit du corvéable doit être suffisant, pour assurer non seulement son existence, mais le renouvellement de ses moyens de production, ce qui est une condition naturelle de tout travail continu et reproductif. En outre, dans toutes les organisations où le producteur immédiat n'est que le « possesseur » des moyens de production qu'il met en œuvre pour récolter ses moyens de subsistance, le rapport de propriété est un rapport de domination, faisant du producteur immédiat un asservi, dont les obligations à l'égard du propriétaire varient depuis le servage avec corvée jusqu'au simple paiement d'un tribut. Lorsque le producteur immédiat possède les moyens de production nécessaires pour travailler et produire ce que son existence réclame, il exploite son champ en cultivateur autonome et fait dans les mêmes conditions de l'industrie à domicile, liée nécessairement à ses occupations agricoles, et cette autonomie se maintient même lorsque la production de ces petits paysans est plus ou moins communiste comme dans l'Inde. Dans ces circonstances, le propriétaire en titre ne peut s'emparer du surtravail sous aucun prétexte d'ordre économique, et les moyens de contrainte qu'il emploie pour se l'annexer doivent être de toute autre nature [5]. Le système diffère donc nettement de l'esclavage et du système des plantations, dans lesquels l'esclave met en œuvre des moyens de production qui ne lui appartiennent pas, est privé de toute liberté personnelle et est directement attaché au soi. Lorsque c'est l'État qui détient à la fois la propriété du sol et la souveraineté, ainsi que cela se présente en Asie, la rente se confond avec l'impôt ou plutôt il n'existe d'autre impôt que la rente foncière. Dans ce cas la propriété privée du sol n'existe pas, mais il y a possession et usufruit en même temps privés et communs.

    La forme économique spéciale sous laquelle le surtravail non payé est extorqué au producteur immédiat détermine le rapport de souveraineté et de dépendance, qui a sa source immédiate dans la production et qui à son tour réagit sur elle. Sur ce rapport se base toute la structure économique de la communauté, résultant des conditions mêmes de la production, et par cela même sa structure politique. C'est dans le rapport direct entre le propriétaire des moyens de production et le producteur immédiat - rapport qui dans chaque cas correspond naturellement à un stade déterminé du développement du procédé de travail et de sa productivité sociale - que nous trouvons chaque fois le secret intime, la base cachée de toute la construction sociale et par conséquent de la forme politique du rapport de souveraineté et de dépendance, en un mot de la forme de l’État. Ce qui n'empêche que la même base économique, du moins dans ses lignes essentielles, ne puisse présenter dans la réalité des variations allant à l'infini, dues à des circonstances empiriques innombrables, aux conditions naturelles, rapports de races, influences historiques, etc., variations qui ne peuvent être comprises que par l'analyse de ces circonstances empiriques.

    Il est évident que lorsqu'elle est payée en travail, la rente se confond avec la plus-value. De même il est clair dans ce cas que la plus-value est du travail d'autrui non payé, car le travail que le producteur immédiat dépense pour lui-même est nettement distinct, dans le temps et -dans l'espace, de celui qu'il doit à son propriétaire et qui a la forme brutale du travail forcé, accompli pour un tiers. De même la « propriété » de la terre de produire une rente saute ici aux yeux ; la nature, qui fournit la rente, comprend également la force de travail de l'homme attaché à la terre et obligé, par le rapport qui le lie au propriétaire, de dépenser sa force au-delà de ce qu'il faut pour produire ce que réclament ses besoins. La rente consiste exclusivement dans l'appropriation directe par le propriétaire de cet excédent de dépense de force du producteur immédiat. Les conditions naturelles de la rente peuvent être clairement dégagées ici, étant donné que dans ce cas la rente est identique à la plus-value et que celle-ci se présente d'une manière évidente sous forme de surtravail. Il faut que le producteur immédiat ait une force de~~ travail suffisante et puisse l'appliquer dans des conditions naturelles assez productives - au premier rang de ces ,conditions figure la fertilité du sol - pour qu'il lui reste de la force de travail disponible, après qu'il a dépensé l'énergie nécessaire pour la satisfaction de ses besoins immédiats. biais ce n'est pas la disponibilité de cette force de travail qui crée la rente ; celle-ci résulte de ce que la contrainte impose l'application de cette force. Or la quantité de force disponible dépend de conditions naturelles objectives et subjectives. Si la force de travail est faible et les conditions naturelles peu favorables, la force de travail disponible (le surtravail) est nécessairement petite ; alors aussi sont restreints les besoins des producteurs, le nombre relatif des exploiteurs de surtravail et la masse de surproduit.

    Enfin le système de la rente payée en travail montre clairement que c'est la corvée, c'est-à-dire l'importance du surtravail, qui détermine dans quelle mesure le producteur immédiat peut améliorer sa situation, s'enrichir, produire plus que ce que réclame son existence ou, pour employer l'expression capitaliste, recueillir un profit, un excédent sur son salaire. La rente est ici la forme normale, pour ainsi dire légitime de la plus-value, et loin que ce soit elle qui vienne en excédent sur le profit, c'est au contraire le profit qui n’apparaît, dans le cas où il est possible, que lorsque la rente, le surtravail que s'annexe par contrainte le propriétaire.

    Certains historiens ont exprimé leur étonnement de ce qu’un certain développement de richesse ait été possible du côté des corvéables et des serfs, qui ne sont pas propriétaires mais seulement possesseurs, et dont tout le surtravail revient de droit au propriétaire foncier. Il faut remarquer que dans les conditions primitives servant de base à ce mode de production, la tradition joue nécessairement un rôle prépondérant, et que là comme partout il était de l'intérêt de la classe dominante de sanctionner par la loi ce qui avait été établi par la coutume et la tradition, ce qui devait se faire d'ailleurs spontanément, le procès de production, à force de se répéter, prenant dans le cours du temps, une forme parfaitement réglée et ordonnée, condition de la stabilité sociale. Or la corvée a eu pour point de départ un état de la société où la productivité sociale du travail était peu développée et où le travail lui-même était grossier, de sorte qu'elle a absorbé nécessairement au début une partie beaucoup plus petite du travail total des producteurs immédiats que les modes de production plus avancés et surtout que la production capitaliste. Si elle a été fixée à l’origine, par exemple, à deux jours par semaine, cette prestation n'a pas tardé à être sanctionnée définitivement avec cette importance par le droit coutumier ou le droit écrit, ce qui en a fait une quantité restant constante pendant que la productivité des autres jours de la semaine, dont le producteur immédiat disposait librement, a été une quantité variable, se développant par la pratique, par l'extension du marché des produits agricoles et par la garantie de plus en plus grande donnée au corvéable de la libre disposition de cette partie de sa force de travail (consacrée non seulement à l'agriculture, mais à l'industrie rurale à domicile). Un certain progrès économique, dépendant naturellement des circonstances, de la race, etc., a donc été possible.

  5. La rente payée en produits.
  6. Au point de vue économique la substitution du paiement en produits au paiement en travail ne modifie en rien la nature de la rente foncière. Dans le système que nous étudions ici, cette rente est la seule forme dominante et normale de la plus-value ou du surtravail, ce qui revient à dire qu'elle est l'unique surtravail ou l'unique surproduit que le producteur immédiat, jouissant de la possession des moyens de travail nécessaires pour assurer sa reproduction, doive à celui qui est investi de la propriété de la terre, la condition primordiale du travail et la seule se présentant à lui comme propriété d'autrui. La rente en produits, devenue la forme prépondérante de la rente foncière, est toujours accompagnée plus ou moins de résidus de la forme qui l'a précédée immédiatement, de résidus de la rente en travail, que la terre soit la propriété d'un particulier ou de l'État. Elle suppose une culture plus élevée du producteur immédiat, par conséquent un plus haut degré de développement de son travail et de la société en général; elle diffère de la forme précédente en ce que le surtravail ne doit plus être fourni directement, ni accompli sous la surveillance immédiate et l'autorité du seigneur ou de son représentant, et que le producteur immédiat subit l'influence des circonstances, des dispositions légales et de la notion de sa responsabilité au lieu d'obéir à la contrainte et aux moyens coercitifs. La récolte du surproduit dans un champ de production lui appartenant, sur la terre qu'il exploite lui-même et non plus sur le domaine du seigneur, est maintenant la règle, une règle inévitable. Il en résulte que le producteur immédiat dispose jusqu'à un certain point de tout son temps de travail, bien qu'une partie de celui-ci - à l'origine toute la partie en excès - appartienne gratuitement au propriétaire foncier, qui, il est vrai, ne la prélève plus sous sa forme originale, mais sous forme de produit. Dès que le paiement de la rente en produits est appliqué dans toute sa pureté, les interruptions et les troubles causés par le travail pour le seigneur disparaissent (voir vol. I, chap. X, 2. Boyard et Fabricant), ou du moins se ramènent à quelques prestations de courte durée, là où certaines couvées sont encore maintenues. Le travail du producteur pour lui-même et celui qu'il exécute pour le propriétaire ne sont plus séparés d'une manière apparente dans le temps et dans l'espace.

    La rente payée en produits, dont on retrouve des débris dans des modes de production plus avancés, suppose toujours l'économie naturelle, c'est-à-dire exige que les éléments de la production soient reconstitués entièrement on pour la plus grande partie par le produit brut lui-même. Elle a également pour condition la réunion de l'agriculture et de l'industrie rurale à domicile, de sorte que le surproduit qui la ,constitue est le fruit de ce double travail familial, soit que la rente soit payée exclusivement en produits de la terre, soit qu'elle comporte également, ainsi que cela se présentait fréquemment au moyen âge, une certaine quantité de produits industriels. Il n'est pas indispensable que la rente absorbe tout le travail en excès de la famille agricole. Comparé au corvéable, le producteur dispose de plus de liberté pour utiliser à son profit une partie du travail qui ne doit pas être consacrée à la satisfaction de ses besoins immédiats, et il en résulte que de plus grandes inégalités sont possibles entre les situations économiques des individus. De même, le producteur immédiat peut acquérir les moyens d'exploiter à son tour le travail d'autrui. Mais ces questions accessoires ne doivent pas nous occuper ici, pas plus que nous n'avons à analyser les multiples combinaisons suivant lesquelles les différentes formes de la rente peuvent s’unir, se fausser et s'entrelacer.

    Les caractères particuliers de la rente que nous étudions en ce moment sont donc qu'elle est liée à, un mode déterminé de production et à un genre déterminé de produits, qu'elle comporte la réunion du travail agricole et de l'industrie à domicile, et qu'elle permet à la famille paysanne de se suffire à elle-même et de vivre indépendante du mar­ché et de l'évolution du reste de la société, humaine. Aussi cette économie naturelle est parfaitement appropriée pour servir de base à des formes sociales stationnaires, telles que nous en rencontrons en Asie. De même que la rente payée en travail, la rente acquittée en produits est la forme normale de la plus-value et du surtravail que le producteur immédiat doit fournir gratuitement et par suite obligatoirement - bien que cette contrainte n'ait plus la forme brutale d'autrefois - au propriétaire de la terre, au défenseur de son moyen essentiel de production. Le profit, expression dont nous nous servons par anticipation pour désigner la partie du travail qui ne sert pas à la production des moyens d'existence indispensables et qui n'est pas re­mise au propriétaire, détermine tellement peu la rente qu'il n'est possible que lorsque celle-ci est produite et qu'il a, par conséquent, celle-ci comme limite naturelle. La rente peut même prendre une telle importance qu'elle compromette sérieusement la reconstitution des moyens de travail, qu'elle rende plus on moins impossible l'extension de la production et qu'elle réduise au strict minimum les moyens d'existence des producteurs immédiats. C'est ce qui se présente lors­ qu'une nation commerçante conquiert un pays où ce système de rente est établi et le maintient pour l'exploiter, comme les Anglais ont fait dans l'Inde.

  7. La rente payée en argent.
  8. Par rente en argent nous entendons, non la rente industrielle ou commerciale qui, dans la production capitaliste, est recueillie en surplus du profit moyen, mais la rente foncière qui découle d'un simple changement de forme de la rente payée en produits, de même que celle-ci n'est que la transformation de la rente acquittée en travail. Le producteur immédiat ne remet donc plus un produit à son propriétaire, que celui-ci soit l'État ou un particulier, mais le prix d'un produit ; il ne suffit plus qu'il prélève quelque chose en nature sur sa production, il doit d'abord convertir celle-ci en argent. Bien qu'il continue à produire lui-même, comme précédemment, la plus grande partie de ses moyens de subsistance, une partie de sa production doit être obtenue comme marchandise. Par là, il perd son indépendance comme producteur, et ne peut plus vivre en dehors du mouvement social. Les frais de production, qui comportent plus ou moins de dépenses en argent, jouent maintenant un rôle important, et un rôle décisif est dévolu à la partie du produit brut qui doit être convertie en espèces et qui représente l'excédent de ce produit sur les moyens de reproduction et les subsistances indispensables. Cette rente a cependant la même base que la rente en produits dont elle découle. Le producteur immédiat est, comme dans les formes précédentes, le possesseur par hérédité ou par tradition de la terre, et il doit fournir gratuitement et obligatoirement à celui qui en est le propriétaire une certaine quantité de travail, qui cette fois doit être remise non en nature, non sous forme de surproduit, mais en argent. Déjà précédemment les moyens de travail autres que la terre, les instruments aratoires, le mobilier de la ferme, étaient devenus d'abord en fait, puis en droit, la propriété des producteurs ; cette situation s'impose plus encore lorsque la rente est payée en argent. Celle-ci fait son apparition d'abord à l'état sporadique, puis envahit petit à petit toutes les exploitations agricoles des pays; mais pour qu'il puisse en être ainsi, il faut que le commerce, l'industrie dans les villes, la production de marchandises et la circulation monétaire aient atteint un développement assez considérable. Il faut également que les produits aient déjà un prix de marché et soient vendus approximativement à leur valeur, ce qui n'était pas nécessaire pour les formes antérieures. Nous assistons encore en ce moment, dans certaines parties de l'Europe orientale, à cette transformation de la rente, qui n'est pas possible sans un développement déterminé de la productivité du travail, ainsi que le démontre l'insuccès des tentatives qui furent faites sous l'empire romain de convertir en rente payée en argent la partie de la rente en produits due comme impôt à l'État. Des difficultés analogues se présentèrent avant la Révolution en France, où la transformation de la rente en argent fut inévitablement accompagnée de résidus des formes antérieures.

    La rente en argent sous l'aspect qu'elle revêt dans cette étude est la forme dernière' la forme de dissolution de la rente foncière constituée par le prélèvement normal du surtravail non payé, de la plus-value, par le propriétaire des moyens de production. De même que les rentes payées en travail et en produits, elle ne vient pas en surplus du profit ; comme elles, elle est la limite normale de celui-ci, de sorte qu'aucun profit n'est possible que lorsque le surtravail devant se transformer en rente d'argent a été fourni. Le développement ultérieur de la rente en argent aboutit - abstraction faite des formes intermédiaires, comme l'exploitation par de petits fermiers - à la propriété paysanne libre, ou à la rente payée par le fermier capitaliste, c'est-à-dire la forme adéquate a la production capitaliste.

    Avec la rente en argent le rapport consacré par le droit coutumier entre le propriétaire foncier et ses sujets possédant et cultivant une partie de la terre, se transforme en un rapport contractuel, défini par des lois précises du droit positif. Le cultivateur possédant devient en fait un simple fermier, et cette transformation, d'une part est mise à profit, lorsque les conditions générales de la production s'y prêtent, pour exproprier successivement les anciens possesseurs et mettre à leur place des fermiers capitalistes, d'autre part aboutit à l'émancipation économique des anciens possesseurs, devenant des cultivateurs indépendants, possédant en pleine propriété la terre qu'ils cultivent, affranchis par conséquent de l'obligation de payer la rente. La, transformation de la rente en nature en rente en argent a Don seulement comme complément inévitable la formation d'une classe de journaliers ne possédant rien et obligés de louer leurs bras pour de l'argent, elle est souvent précédée de la création de cette catégorie de travailleurs. Pendant que cette classe se constitue et en attendant qu'elle cesse d'exister à J'état sporadique, les producteurs immédiats les plus avantagés sont amenés nécessairement à exploiter pour leur compte des ouvriers salariés, de même qu'à l'époque féodale les serfs aisés prenaient -a leur service d'autres serfs, et parvenaient petit à petit à se constituer une certaine fortune et à préparer leur transformation future en capitalistes. L'ancienne classe des cultivateurs ayant la possession du sol et le cultivant eux-mêmes devient ainsi une pépinière de fermiers capitalistes, dont le développement dépend des progrès de la production capitaliste non agricole et qui s'élève avec une rapidité extraordinaire, lorsqu'elle est favorisée par des circonstances spéciales. C'est ce qui se présenta au XVI° siècle en Angleterre, lorsque la dépréciation progressive de l'argent vint enrichir les fermiers, en les faisant profiter au détriment des propriétaires de la durée excessive des baux.

    Du moment que la rente prend la forme de rente en argent et que le contrat devient la foi-me du rapport entre le fermier et le propriétaire - transformation qui n'est possible que pour autant que le marché mondial, le commerce et la manufacture aient atteint Un certain développement - il arrive inévitablement que la terre est louée également à des capitalistes, ayant vécu jusqu'alors loin de la campagne, ayant acquis leur capital à la ville et par la production capitaliste, venant se livrer à l'agriculture pour lui faire produire des marchandises et recueillir de la plus-value. Pareille exploitation ne peut devenir la règle que dans les pays qui dominent le marché mondial, au moment où la production abandonne la forme féodale pour devenir capitaliste, Dès que le fermier capitaliste vient s'intercaler entre le propriétaire et le cultivateur travaillant la terre, tous les liens inhérents à l'ancienne production sont rompus, Le fermier devient le patron du travailleur agricole, l'exploiteur de son surtravail, et le propriétaire ne connaît plus que le fermier, avec lequel il n'a que des rapports contractuels et d'argent. En même temps se modifie la nature de la rente, non pas accidentelle ment comme cela se présentait jusqu'à un certain point dans les systèmes antérieurs, mais définitivement. Alors que précédemment elle était la forme normale du surtravail et de la plus-value, elle n'est plus que ce qui reste du surtravail après qu'une partie en a été prélevée comme profit et après que tout le surproduit a été converti en argent. La rente n'est donc plus qu'un restant de la plus-value que le fermier capitaliste extrait au moyen de son capital de l'ouvrier agricole, et elle dépend en moyenne du profit moyen du capital et des coûts de production dans les industries non agricoles. Le profit est maintenant la forme normale de la plus-value et la rente n'est plus qu'une forme - indépendante dans certaines circonstances - du surprofit. Inutile de détailler comment à cette évolution correspond une transformation lente de la production. Celle-ci est nettement caractérisée par ce fait que l'objectif du fermier capitaliste est d'exploiter la terre pour produire des marchandises et qu'alors qu'autrefois c'était uniquement la petite partie du produit qu'il ne consommait pas directement qui était envoyée au marché, aujourd'hui ce qu'il consomme ne représente qu'une infime fraction de la marchandise qu'il récolte. Ce n'est plus la terre, c'est le capital qui tient sous son joug le travail agricole.

    Le profit moyen et le coût de production qui en dépend sont déterminés parla manufacture et le commerce des villes et non par l'exploitation de la terre. Entre le fermier payant la rente et le propriétaire foncier il n'y a pas de rapport capitaliste ; aussi le profit du fermier n'intervient pas dans la détermination du profit moyen. Lorsque le fermier recueille un excédent sur ses moyens de subsistance indispensables, soit directement par son travail, soit par J'exploitation du travail des autres, ce n'est pas ce profit qui fixe la rente, mais inversement. Le taux élevé du profit au moyen-âge résultait, non de ce que le capital, de composition inférieure, comportait principalement des avances de salaire, mais de ce que des manœuvres frauduleuses frustraient le seigneur d'une partie de sa rente et ses sujets d'une part de leurs revenus. Si à cette époque, partout où l'influence féodale se maintenait intacte, la campagne exploitait la ville au point de vue politique, partout et sans exception la ville exploitait la campagne au point de vue économique, par ses prix de monopole, ses impôts, ses corporations, sa filouterie commerciale, sa pratique de l'usure.

    On pourrait se figurer que l'avènement du fermier capitaliste fournit une preuve de ce que les prix des produits agricoles, qui de tout temps ont payé une rente sous l'une ou l'autre forme, sont plus élevés que les coûts de production de la manufacture, ou du moins l'étaient au moment où le capitalisme fit irruption dans la production agricole,- soit que ces prix s'élevassent à la hauteur de prix de monopole, soit qu'ils atteignissent le niveau de la valeur des produits, laquelle est plus élevée que le coût de production déterminé par le profit moyen. Comment sans cela ces prix auraient-ils été assez rémunérateurs pour permettre au fermier capitaliste de recueillir le profit moyen et d'obtenir en surplus de son profit de quoi payer la rente ? Le taux général du profit qui a guidé le fermier capitaliste lorsqu'il a conclu le contrat avec le propriétaire foncier, n'aurait donc pas compris la rente, de telle sorte que celle-ci aurait apparu dès que ce taux général aurait fait sentir son action régulatrice dans la production agricole. C'est là une explication traditionnelle que Rodbertus a également adoptée. Elle soulève les objections suivantes.

    Primo. - Ce n'est pas en une fois et d'une manière géné­rale, mais petit à petit et dans des branches de production spéciales que le capital s'empare de l'agriculture. Il com­mence, non par la culture proprement dite de la terre, mais par l'élevage du bétail, surtout l'élevage des moutons dont le produit principal, la laine, a continuellement, à l'époque où l'industrie se crée, un prix du marché plus élevé que le coût de production, différence qui ne disparaît que plus tard. Il en fut ainsi en Angleterre pendant le XVI° Siècle.

    Secundo. - Cette production capitaliste n'existe dans les premiers temps qu'à l'état sporadique. On peut donc admettre qu'elle s'empare d'abord des terres qui peuvent payer une rente différentielle grâce à leur fertilité exceptionnelle ou à leur situation spécialement favorable.

    Tertio. - Si nième au moment de l'introduction de la production agricole capitaliste, ce qui suppose une recrudescence de la demande des villes, les prix des produits de la terre étaient plus élevés que le coût (le production - il en fut indubitablement ainsi en Angleterre pendant le dernier tiers du XVII° siècle - cette situation ne devait pas tarder à prendre fin dès que le système avait acquis quelque développement et que se faisaient sentir les effets de l'amélioration de l'agriculture et la réduction des fi-ais de production qui en sont la conséquence. C'est ainsi que les. choses se passèrent en Angleterre dans la première moitié du XVIII° siècle.

    L'explication que nous venons de discuter n'établit donc pas comment la rente vient en surplus du profit moyen. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles la rente fait sa première apparition, une fois qu'elle a pris racine elle rie peut plus exister que dans les conditions modernes que nous avons développées précédemment.

    Enfin signalons encore que la transformation de la rente en produits en rente en argent est accompagnée de la capitalisation de la rente, c'est-à-dire de la fixation, d'après cette dernière, du prix de la terre, par suite de l'aliénabilité et de l'aliénation de celle-ci. Il en résulte que non seulement le fermier peut se transformer en propriétaire foncier indépendant, mais que des habitants des villes et que d'autres que les hommes des champs peuvent acheter des terres pour les louer et prélever la rente à titre d'intérêt du capital qu'ils ont avancé pour cette opération. Par là encore se trouve accélérée la transformation de l'ancien mode d'exploitation et la modification des rapports entre W propriétaire et le cultivateur.

  9. Le métayage et la propriété parcellaire.
  10. Nous touchons à la fin de notre étude de l'évolution de la rente foncière.

    Dans les formes que nous avons étudiées jusqu'à présent - paiements en travail, en produits et en argent - il a été admis que celui qui paie la rente cultive lui-même et détient comme possesseur la terre, dont il remet directement au propriétaire foncier le surtravail non payé. Même quand la rente payée en argent existe sous sa forme pure, non seulement il est possible qu'à en soit ainsi, mais il en est ainsi réellement.

    Comme transition entre ces formes primitives et la rente capitaliste, on peut citer le métayage ou colonage partiaire, système dans lequel le fermier fait l'avance du travail (le sien ou celui d'autres) et d'une partie du capital d'exploitation, où le propriétaire foncier avance outre la terre, une autre partie du capital, les bestiaux par exemple, le produit étant partagé entre les deux dans une proportion déterminée. D'une part, le fermier ne fournit pas tout le capital que nécessite l'exploitation ; d'autre part, la fraction du profit prélevée par le propriétaire n'a pas la forme pure de la rente, soit qu'elle comprenne une partie correspondant à l’intérêt du capital avancé par le propriétaire, soit qu'elle absorbe entièrement ou partiellement le surtravail du fermier. La rente n'est donc plus la forme normale de la plus-value : d'un côté, le métayer a droit à une fraction du produit, non en sa qualité de travailleur, mais comme capitaliste propriétaire d'une partie des instruments de travail ; d'un autre côté, le propriétaire foncier prélève une fraction, non seulement parce que la terre est sa propriété, mais parce qu'il est prêteur du capital [6].

    En Pologne et en Roumanie, des vestiges de l'ancienne propriété commune du sol qui se sont maintenus après l'avènement des paysans autonomes, ont servi de prétexte pour l'application de certaines formes intérieures de la rente. Une partie de la terre est propriété privée et chaque paysan cultive pour son compte ce qui lui appartient, une autre partie est exploitée en commun et le surproduit qu'elle fournit sert à couvrir les dépenses de la commune et à constituer une réserve pour les années de mauvaises récoltes, etc. Mais petit à petit on voit des fonctionnaires de l'État et des particuliers s'emparer d'abord du surproduit de la terre commune, puis de la terre elle-même, prélever sur les paysans une rente en travail ou en produits, et finir par s'accaparer non seulement des terres communes mais de celles qui étaient propriété privée.

    Nous jugeons inutile de nous appesantir ni sur l'exploitation par esclaves et ses transformations depuis le système patriarcal produisant pour la consommation directe jusqu'au système de la plantation alimentant le marché mondial, ni sur le faire-valoir direct dans lequel le propriétaire cultive pour son compte, est propriétaire des instruments de production et exploite, en le payant en nature ou en argent, le travail de serviteurs libres ou non affranchis. Dans ces systèmes le propriétaire de la terre et le propriétaire des instruments de travail n'en font qu'un, la rente et le profit se confondent et la plus-value ne se fractionne pas. Les travailleurs se voient extorquer par le propriétaire - qui possède les travailleurs eux-mêmes quand ceux-ci sont des esclaves - tout leur surtravail et par conséquent tout le surproduit, et celui-ci est considéré comme profit dans les pays où la conception capitaliste prédomine (tel est le cas des plantations américaines) et comme rente dans ceux où la production capitaliste n'est pas encore connue. Quelque soit le nom qu'on lui donne, le revenu du propriétaire foncier est constitué ici par le sui-produit disponible, qui est la forme normale et dominante du surtravail dont il s'empare en sa qualité de propriétaire de la terre.

    Dans le système de la propriété parcellaire le paysan est propriétaire de la terre, qui est son instrument de production principal, l'élément indispensable pour qu'il puisse appliquer son capital et son travail. Il ne paye pas de fermage et la rente n'est plus une forme spéciale de la plus-value, bien que dans les pays capitalistes elle soit considérée comme un surprofit relativement au profit que donnent les autres branches de production ; la rente est alors un surprofit encaissé par le paysan, qui garde pour lui tout le produit de son travail.

    La propriété parcellaire suppose, comme les formes qui la précédent, que la population des champs est beaucoup plus dense que celle des villes, c'est-à-dire que la production capitaliste est relativement peu développée et que la -concentration du capital n'existe encore dans aucune branche de production. La plus grande partie des produits de la terre est consommée directement par ceux qui l'exploitent et une petite partie seulement est envoyée comme marchandise au commerce des villes. Quel que soit, dans ce cas, l'élément qui règle le prix du marché des produits agricoles, les prix des marchandises provenant des terres les meilleures ou les mieux situées doivent fournir un rente différentielle, comme dans la production capitaliste. Cette rente existe même dans les situations sociales qui ne comportent pas encore un prix général du marché, et elle est constituée Par un surproduit supplémentaire, tombant en partage aux paysans profitant des conditions de culture les plus favorables. Dans ce système le prix de la terre fait partie des frais de production directs, car pour peu que le système existe depuis quelque temps, la terre représente pour le paysan une somme d'argent, soit qu'elle lui ait été portée en compte dans un partage, soit qu'il l'ait requise contre espèces sonnantes ou sur hypothèque. Ce prix intervient donc comme un élément donné d'avance et il en résulte que la rente, dont il est la capitalisation, semble être indépendante des inégalités de fertilité et de situation qui différencient les terres. En outre, on peut admettre que sous ce régime la rente absolue n'existe pas et que la terre la plus mauvaise ne paie pas de rente. En effet, la rente absolue suppose que le produit soit vendu à sa valeur, c'est-à-dire au-dessus de son coût de production, ou a un prix de monopole supérieur à sa valeur. Or, lorsque domine la propriété parcellaire, la production est faite en grande partie pour la consommation immédiate et la terre est l'élément sur lequel la majeure partie de la population doit appliquer son capital et son travail ; le produit rie peut donc avoir un prix du marché égal à sa valeur que dans des circonstances exceptionnelles ; mais sa valeur sera généralement plus élevée que son coût de production, en présence de la prépondérance des avances pour le travail vivant, bien que l'écart entre les deux soit réduit à cause de la composition inférieure du capital non agricole. L'exploitation de la propriété parcellaire n'est limitée, ni par le profit moyen du capital, ni par la rente, le paysan étant à la fois petit capitaliste et propriétaire foncier. Comme petit capitaliste, il n'a à tenir compte que du salaire qu'il se paie à lui-même, après déduction des frais proprement dits ; aussi longtemps que le prix du produit couvrira ce salaire - et celui-ci descendra souvent jusqu'au minimum -il cultivera sa terre. Étant lui-même propriétaire foncier, il n'a pas à tenir compte des exigences de la propriété, qui ne peut s'opposer aux avances pour la culture de la terre que lorsqu'elle est séparée du capital. Il est vrai qu'il doit prendre en considération l'intérêt du prix d'achat de la terre, qui, lorsque celle-ci est grevée d'une hypothèque, doit être remis à une tierce personne ; mais cet intérêt peut être payé parla partie du surtravail, qui dans le régime capitaliste constitue le profit. Cette forme embryonnaire de la rente. l'intérêt du prix de la terre, ne peut d'one être que le produit du travail que le paysan dépense en surplus de celui qui est indispensable pour vivre, mais ce surtravail ne représente pas tout le profit moyen et encore moins un sur-profit. La rente peut venir en déduction du profit moyen ou même représenter la seule partie de celui-ci qui soit réalisée. Pour que dans le système de la propriété parcellaire le paysan cultive sa terre ou achète de la terre pour la cultiver, il n'est donc pas nécessaire, comme dans la production capitaliste, que le prix du marché des produits agricoles soit assez élevé pour lui payer le profit moyen et encore moins pour lui payer, cri surplus du profit moyen, un surprofit pour constituer la rente. Il n'est donc pas nécessaire que le prix du -marché devienne égal à la valeur ou au coût de production des produits, et c'est là une des raisons pour lesquelles dans les pays où la propriété parcellaire domine, le prix des céréales est moins élevé que dans les pays de production capitaliste. Une partie du surtravail des paysans travaillant dans les conditions les plus défavorables, est remise gratuitement à la société et n'intervient pas pour déterminer ni le coût de production ni la valeur. Cette infériorité du prix est donc une conséquence de la pauvreté, des producteurs et nullement de la productivité de leur travail.

    Ce système du faire-valoir direct et de la propriété morcelée domine et constitue la base économique de la société aux meilleures époques de l'antiquité classique ; il se rencontre chez les peuples modernes comme un résultat de la dissolution de la propriété féodale, par exemple dans la yeomanry en Angleterre et chez les paysans de la Suède, de la France et de l'Allemagne occidentale. Il est incontestablement la forme la plus normale de la propriété foncière pour la petite exploitation, c'est-à-dire le mode de production dans lequel il est indispensable que le travailleur possède la terre pour qu'il recueille le produit de son travail et dans lequel, qu'il soit propriétaire indépendant ou sujet, il doit produire lui-même les moyens de subsistance pour lui et sa famille. L'appropriation individuelle de la terre est aussi nécessaire pour le complet épanouissement de ce mode d'exploitation que l'est l'appropriation individuelle de l'instrument de travail pour le libre développement du métier. Ce système, qui est un stade intermédiaire indispensable pour les progrès de l'agriculture, disparaît sous l'action des circonstances suivantes: la ruine de l'industrie rurale à domicile par suite du développement de la grande industrie ; l'appauvrissement et l'épuisement progressif du sol; l'accaparement, parles grands propriétaires, des communaux, qui sont le complément indispensable, comme l'industrie à domicile, de la propriété parcellaire et qui sont nécessaires pour que le cultivateur puisse élever des bestiaux; la concurrence de la grande culture et les progrès de l'industrie agricole qui, d'une part, déterminent la baisse des prix des produits agricoles et qui, d'autre part, entraînent à des avances plus considérables, ainsi qu'on le constate en Angleterre dans la première moitié du XVIII° siècle.

    La propriété parcellaire exclut, de par sa nature, le développement des forces productives sociales et des formes sociales du travail, c'est-à-dire la concentration des capitaux, l'élevage en grand du bétail et l'application progressive de la science. Elle rencontre comme ennemis l'usure et l'impôt qui l'appauvrissent ; en outre la dépense de capital qu'elle doit s'imposer pour acheter la, terre, l’empêche de faire des avances suffisantes pour la culture. Elle est caractérisée par l'éparpillement à l'infini des moyens de production et l'isolement des producteurs eux-mêmes, le gaspillage outré des forces humaines, la dégradation progressive et le renchérissement des conditions de production. Les années fertiles lui sont funestes [7].

    L'un des inconvénients spécifiques de la petite agriculture combinée à la petite propriété résulte de ce que le paysan doit consacrer un capital à l'achat de la terre, inconvénient qui se présente également dans la forme transitoire où le grand propriétaire doit avancer un premier capital pour le même achat et un second pour faire lui-même l'exploitation. Or, la terre étant devenue une marchandise, est soumise à des mutations fréquentes [8], si bien que chaque nouvelle génération, chaque partage de succession voient se produire de nouvelles avances de capitaux. Il en résulte que le prix du sol grève la production de faux frais considérables et constitue pour chaque cultivateur un élément important de son prix de revient.

    Le prix de la terre n'est que la capitalisation anticipée de la rente. Lorsque l'agriculture est exploitée en mode capitaliste, c'est-à-dire lorsque le propriétaire ne fait que toucher la rente que lui paie le fermier, il est évident que le capital dépensé pour l'achat de la terre est simplement un capital productif d'intérêts et nullement un capital avancé pour l'exploitation agricole. Il ne fait partie ni du capital fixe, ni du capital circulant [9] qui fonctionne dans cette dernière; il procure uniquement à celui qui l'avance le droit de toucher annuellement la rente, sans qu?il ait à intervenir dans la production de celle-ci. Celui qui achète la terre remet le capital à celui qui la vend, lequel, moyennant cette remise, lui cède son droit de propriété. Le capital n'existe donc plus comme capital de l'acheteur et il ne fait pas partie du capital qu'il pourrait engager de n'importe quelle manière dans la terre. Qu'il ait acheté la terre cher ou à bon marché, qu'il l'ait reçue sans bourse délier, il n'en résulte aucune conséquence ni pour le capital que le fermier consacre à son exploitation, ni pour la rente; seul le taux de fintérèt que celle-ci représente sera différent.

    Considérons, par exemple, l'exploitation par esclaves. Le prix payé pour l'achat de ceux-ci n'est que la. capitalisation anticipée de la plus-value ou du profit qui en sera retiré, mais ce capital ne fait partie d'aucune façon de celui qui sert à extraire ce profit et le surtravail qu'il représente. Le premier est du capital que le maître d'esclaves a aliéné et distrait de celui qu'il aurait pu consacrer à la production effective. Il a cessé d'exister pour celle-ci, de même que le capital dépensé pour l'achat d'une terre n'existe plus pour l'agriculteur ; ce qui le démontre clairement c'est que ce capital reprend son existence pour le maître d'esclaves ou le propriétaire foncier, dès que celui-ci vend ses esclaves ou sa terre. Celui qui achète des esclaves n'est pas en état de les exploiter par ce seul fait qu'il les a achetés ; il faut encore qu'il ait un second capital à consacrer à en faire l'exploitation.

    Un même capital n'existe pas deux fois, d'une part dans la main de celui qui a vendu la terre, d'autre part dans la main de celui qui l'a achetée. Il a passé de la main de l'un à celle de l'autre, et l'acheteur dispose après la vente non plus d'un capital mais d'une terre. La nature économique du facteur, la terre, n'est nullement altérée parce que la rente produite par le capital consacré à l'exploiter est considérée par celui qui l'achète comme, l'intérêt du capital qu'il consacre à cet achat ; de même que celui qui paie 1000 £ pour des consolidés 3 pour cent reste étranger au capital dont le revenu permet de payer les intérêts de la dette de l'État.

    L'argent dépensé à un achat de terres ou de fonds d'État n'est que du capital en soi, du capital potentiel, comme l'est toute valeur dans la société capitaliste. Cet argent est capital en soi parce qu'il peut être converti en capital, ce qui dépendra de l'usage qu'en fera celui qui le possède. Il ne pourra plus fonctionner comme capital pour celui qui l'aura &pensé pour l'acquisition d'une terre ou d'un titre de la dette publique, mais il figurera dans ses comptes comme capital productif d'intérêts ; car le revenu qu'assure la rente de la terre ou le paiement de l'intérêt de la dette de l'État, est considéré par celui qui le reçoit comme l'intérêt de la somme d'argent qu'il a avancée pour acheter cette terre ou ce titre de la dette publique pour que cet argent redevienne capital il faut la vente de ces derniers, et alors c'est celui qui les achète qui joue le rôle que nous Venons de définir.

    C'est avant tout la petite propriété qui donne l'illusion que la, terre a une valeur par elle-même et passe comme capital dans le coût de production, au même titre que la machine ou la matière première. Cependant dans deux cas seulement, la rente et par conséquent le prix de la terre, qui est la rente capitalisée, interviennent pour déterminer le prix du produit agricole. D’abord, quand il y a un prix de monopole ; ensuite, lorsque la composition du capital agricole, un capital qui n'a rien de commun avec celui dépensé pour l'achat de la terre, est telle que la valeur du produit est plus élevée que le coût de production et que les conditions du marché permettent au propriétaire foncier de mettre cette différence en valeur. Or c'est précisément dans le faire-valoir direct combiné avec la propriété parcellaire que ces deux cas sont les plus rares, étant donné que la plus grande partie de la production s'y fait en vue de la consommation immédiate et échappe à l'action régulatrice du faux général du profit. Même lorsque le système parcellaire est combiné avec l'affermage, le fermage absorbe beaucoup plus fréquemment que dans n'importe quel autre système une part du profit et même une part du salaire ; il représente alors une rente simplement nominale et non la rente formant une catégorie indépendante du salaire et du profit.

    Les dépenses de capital-argent pour l'achat de terres ne sont donc pas des avances de capital agricole ; elles sont au contraire une diminution du capital que les petits paysans peuvent mettre en œuvre dans leurs exploitations. Elles réduisent l'importance des moyens de production et restreignent la base de la reproduction. Elles font de la petite culture, qui tire parti du crédit proprement dit beaucoup moins que les autres sphères de production, la proie des usuriers, et elles sont une entrave à l'agriculture, même lorsque celle-ci se fait sur une grande échelle. Elles sont en contradiction avec la production capitaliste, qui est indifférente à J'endettement du propriétaire et aux conditions dans lesquelles il acquiert sa propriété, qui n'a pas à considérer si le propriétaire empoche lui-même la rente ou doit l'abandonner à des créanciers hypothécaires.

    Nous avons vu que la rente foncière étant donnée, le prix de la terre dépend du taux de l'intérêt, et est d'autant plus élevé que le taux de l'intérêt est plus bas. Normalement le prix de la terre devrait donc varier en sens inverse du taux de l'intérêt, de telle sorte que celui-ci étant bas le paysan paierait cher la terre, mais se procurerait aussi dans des conditions de crédit avantageuses le capital nécessaire pour son exploitation. Les choses se passent autrement lorsque la propriété parcellaire prédomine :

    1. Les lois générales du crédit ne sont pas applicables dans ce cas, puisque le petit paysan est à la fois propriétaire et capitaliste.
    2. Dans les nations - nous ne parlons pas des colonies - où les petits paysans exploitant en fairevaloir direct constituent la plus grande partie de la population, la formation de capital, c'est-à-dire la reproduction sociale, est relativement faible et plus faible encore est la formation de capital empruntable, qui suppose la concentration et l'existence d'une classe de capitalistes riches et oisifs (Massie).
    3. La possession de la terre constituant dans ce cas, pour la majorité des producteurs, une condition d'existence et la terre étant l'élément auquel ils doivent nécessairement appliquer leur capital, le prix de la terre augmente indépendamment des variations du taux de l'intérêt et souvent en sens inverse de la loi énoncée plus haut, la demande dépassant l'offre.

Vendue en petites parcelles, la terre est aliénée ici à un prix beaucoup plus élevé que lorsqu'elle est vendue en grandes masses, le nombre des petits acheteurs étant considérable dans la situation spéciale que nous envisageons, et celui des grands acheteurs étant petit (Rubichon, Bandes Noires; Newman). Il y a donc hausse des prix de la terre avec un taux d'intérêt relativement élevé. L'intérêt relativement bas que le paysan retire ici du capital qu'il a avancé pour l'achat de la terre (Mounier), a comme pendant le taux usuraire qu'il doit payer à ses créanciers hypothécaires. Les mêmes faits se rencontrent, mais sous une autre forme, dans le système irlandais.

Le prix de la terre bien qu'étant un élément étranger à la production, peut donc s'élever ici à un niveau tel qu'il rend la production impossible (Dombasle).

Ce rôle du prix de la terre de même que l'importance qu'acquièrent la vente et l'achat de celle-ci et sa circulation comme marchandise, sont une conséquence pratique du développement de la production capitaliste dans laquelle la marchandise est la forme générale de tous les produits et de tous les moyens de production. Mais ce rôle ne s'accuse nettement que là où la production capitaliste est incomplètement développée et ne présente pas toutes ses propriétés caractéristiques, c'est-à-dire là où l'agriculture n'est plus ou n'est pas encore soumise à la production capitaliste et est dominée par un mode de production survivant à des formes sociales passées. Les inconvénients de la production capitaliste, qui fait dépendre le producteur du prix en argent de son produit, existent ici en même temps que les inconvénients inhérents à la production capitaliste imparfaitement développée. Le paysan y est négociant et industriel sans les conditions nécessaires pour qu'il puisse produire des produits sous forme de marchandises.

Ce fait que le prix de la terre est un élément du prix de revient (pour le producteur) et n'intervient pas dans le coût de production (même quand celui-ci est déterminé par la rente, il n'est nullement déterminé par la capitalisation de la rente, c'est-à-dire l'anticipation de celle-ci pour 20 années ou plus, n'est qu'une des formes de l'opposition entre l'appropriation de la terre et une agriculture rationnelle, comportant une exploitation normale et sociale du sol. D'autre part, l'appropriation individuelle de la terre, par conséquent l'expropriation du producteur immédiat, est la base de la production capitaliste.

Dans la petite culture, le prix de la terre, forme et résultat de l'appropriation individuelle du sol, trace une limite à la production. De même dans la grande culture et la grande propriété foncière ayant pour base l'exploitation capitaliste, la propriété a une action limitative, puisqu'elle limite pour le fermier l«avance de capital productif, dont profite en dernière instance, non lui, mais le propriétaire foncier. Dans les deux formes l'exploitation et le gaspillage des forces productives de la terre (exploitation dépendant des conditions accidentelles et inégales des différents producteurs et non du développement social) sont substitués à la culture consciente et rationnelle, traitant la terre comme la propriété éternellement commune, l'instrument inaliénable de l'existence et de la reproduction de toutes les générations qui se succéderont dans l'humanité. Il en est ainsi parce que sous le régime de la petite propriété, les moyens et la science pour appliquer la productivité sociale du travail font défaut, et que sous le régime de la grande propriété, ces moyens sont exploités en vue de l'enrichissement le plus rapide possible des fermiers et des propriétaires. Dans les deux cas, il en est ainsi à cause de l'influence du prix du marché.

Abstraction faite des considérations politiques qui les accompagnent, toutes les critiques de la petite et de la grande propriété foncière se ramènent en dernière instance à mettre en évidence que l'appropriation individuelle du sol trace des limites et des entraves à, l'agriculture. Ces obstacles au traitement rationnel, à la conservation et à l'amélioration de la terre sont développés de part et d'autre sous des formes différentes, et dans la discussion la cause dernière du mal est oubliée.

Le régime de la petite propriété suppose que la vie rurale est la règle pour l'immense majorité de la popula­tion et que c'est le travail isolé et non le travail social qui prédomine ; il exclut par conséquent les conditions d'une culture rationnelle, la richesse et les conditions tant intel­lectuelles que matérielles de la reproduction. D'autre part, la grande propriété foncière décime de plus en plus la population agricole et lui oppose une population indus­trielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes villes. Elle en gendre ainsi des conditions qui provoquent une rupture immédiate de l'équilibre de l'échange social des matières tel qu'il est commandé par les lois naturelles de la vie, et qui aboutissent au gaspillage des forces productives de la terre, gaspillage que le commerce étend bien au delà des frontières d'un pays (Liebig).

Si la petite propriété crée une classe de barbares vivant à moitié en dehors de la société, soumis à toute l'imperfection des formes sociales primitives et à tous les maux et toutes les misères des pays civilisés, la grande propriété mine la force de travail dans le dernier refuge (la campagne) de son énergie native, dans le domaine où elle s'accumule comme réserve pour le renouvellement de la vie des nations. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent en commun. Si elles se différencient au début en ce que l'une gaspille et ruine davantage la force naturelle de l'homme et l'autre la force naturelle de la terre, elles se tendent la main plus tard, le système industriel appliqué à la terre venant à son tour exténuer la force de travail, et l'industrie et le commerce intervenant pour procurer à l'agriculture les moyens d'épuiser la terre.


Notes

[1] Voir Vinçard, Histoire du Travail.

[2] A. Smith fait remarquer que de son temps - il en est de même de nos jours dans les plantations des pays tropicaux et sous-tropicaux - la rente et le profit sont encore confondus. parce que le propriétaire foncier et le capitaliste n’en font qu'un, ainsi que Caton sur ses terres. La séparation de la rente et du profit, du propriétaire et du capitaliste, est la condition de la production capitaliste, qui est incompatible, d'ailleurs, avec l'esclavage.

[3] Dans son Histoire romaine, M. Mommsen attribue au mot capitalisite, non le sens qui lui donnent l'Économie et la société modernes, mais le sens que lui attribue encore la conception populaire dans les pays du continent, où la tradition a maintenu dans les cerveaux l'impression de situations qui n'existent plus, conception que l'on ne rencontre plus en Angleterre, ni en Amérique.

[4] Serf s’entretenant lui-même.

[5] Ceux qui faisaient la conquête d'un pays maient toujours pour but de s'emparer également de ses habitants. Voir Linguet et Môser.

[6] Voir Buret, Tocqueville, Sismondi.

[7] Voir dans Tooke le discours du trône du roi de France.

[8] Voir Mounier et Rubichon.

[9] Dans sa brochure Extensiv oder intensiv ? (le texte ne dit rien d'autre sur cette brochure. F.E.), le Dr H. Maron part de la même erreur que ceux qu'il combat. Il considère comme « capital engagé » le capital dépensé pour l'achat de la terre et discute ensuite les notions de capital engagé et de capital d'exploitation, c'est-à-dire de capital fixe et de capital circulant. Ses considérations puériles sur le capital en général, excusables chez quelqu'un qui n'est pas économiste et qui subit l'influence de l'état lamentable de la « science économique» en Allemagne, ne lui permettent pas de voir que ce capital n'est pas plus un capital engagé ou un capital d'exploitation, qu'un capital dépensé pour l'achat d'actions ou de titres de la dette publique n'est « engagé » dans une branche de production, bien qu'il soit un capital engagé au point de vue de celui qui fait l’achat de ces valeurs.


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