1867 |
Le discours ci-après fut prononcé par Marx à Londres, le 22 janvier 1867, à l’occasion de la célébration du quatrième anniversaire de l’insurrection polonaise de 1863. Il est traduit ici d’après une photocopie du manuscrit rédigé en anglais que nous avons publié dans ces Cahiers (Cahiers de l’I.S.E.A., série S, no 4, janvier 1961, pp. 83-89). Signalons la version allemande, réalisée d’après un texte polonais (paru le 10 février 1867 dans Glos Wolny) et d’après une traduction française incomplète, publiée par l’hebdomadaire parisien Le Socialisme du 15 mars 1908, dans Werke, vol. XVI, pp. 200-204. |
Célébration du quatrième anniversaire de l’insurrection polonaise de 1863
MESDAMES et MESSIEURS,
Lorsque les derniers oukases russes visant la suppression de la Pologne furent connus dans ce pays, l’organe des milieux dirigeants de la finance exhorta les Polonais à se changer en Moscovites. Et pourquoi pas, ne serait-ce que pour donner une garantie supplémentaire pour les six millions de livres sterling prêtés au tsar par les capitalistes anglais ?
Il y a trente ans, une révolution éclatait en France. Ce fut un événement non prévu par la Providence de Saint-Pétersbourg, qui venait juste de conclure un traité secret avec Charles X pour une administration et un arrangement géographique meilleurs de l’Europe. Au reçu de cette malencontreuse nouvelle, le tsar Nicolas harangua les officiers de sa garde, leur adressant un discours bref et martial, que couronnaient ces mots : À cheval, Messieurs ! Ce n’était pas une vaine menace. Paskievitch fut dépêché à Berlin pour y mettre au point l’invasion de la France. Quelques mois plus tard, tout était prêt. Les Prussiens devaient se concentrer sur le Rhin, l’armée polonaise devait faire route vers la Prusse, et les Moscovites fermaient la marche. Mais alors, comme La Fayette le déclara à la Chambre des Députés française : « L’avant-garde se tournait contre le gros de l’armée ». L’insurrection de Varsovie sauva l’Europe d’une deuxième guerre anti-jacobine.
Dix-huit ans plus tard, il se produisit une autre éruption du volcan révolutionnaire, ou plutôt un tremblement de terre, qui ébranla tout le continent. Même les Allemands commençaient à bouger, bien que, depuis la soi-disant guerre d’indépendance, les Russes les aient tenu maternellement en laisse. On vit plus étrange encore. De toutes les cités allemandes, Vienne fut la première à tenter de construire des barricades, et, qui plus est, avec succès. Cette fois, et peut-être pour l’unique fois dans son histoire, le Russe perdit la tête. Le tsar Nicolas ne harangua plus sa garde. Il lança un manifeste à son peuple pour l’informer que la peste française avait contaminé même les Allemands, qu’elle s’approchait des frontières de l’Empire et que, dans sa folie, la Révolution dirigeait ses regards fiévreux sur la Sainte Russie. Quoi d’étonnant ! s’exclama-t-il. Cette même Allemagne avait été, pendant de longues années, le foyer de l’incroyance. Le cancer d’une philosophie sacrilège avait rongé la force vitale de ce peuple apparemment sain. Enfin, il termina par cette apostrophe aux Allemands : « Dieu est avec nous ! Sachez-le bien, païens ! Soumettez-vous, car Dieu est avec nous ! » Peu après, par l’entremise de son fidèle serviteur Nesselrode, il envoya une autre bulle aux Allemands, mais débordante de tendresse pour ce peuple païen. Pourquoi ce changement ?
Eh bien ! les Berlinois n’avaient pas seulement fait une révolution, ils avaient proclamé le rétablissement de la Pologne, et les Polonais, abusés par l’enthousiasme populaire, commencèrent à former des camps militaires en Posnanie, d’où la flagornerie du tsar. Ce fut de nouveau la Pologne - immortel chevalier de l’Europe - qui mit le Mongol en déroute ! Ce n’est qu’après la trahison des Polonais par les Allemands, surtout par l’Assemblée nationale de Francfort, que la Russie reprit assez haleine et retrouva suffisamment de forces pour poignarder la révolution de 1848 dans son dernier refuge, la Hongrie. Et même là, le dernier cavalier à l’affronter sur le champ de bataille était un Polonais, le général Bem.
Maintenant, il y a des gens assez naïfs pour croire que tout cela a changé, que la Pologne a cessé d’être « une nation nécessaire », comme le disait un auteur français, pour n’être plus qu’un souvenir sentimental ; comme vous le savez, les sentiments et les souvenirs ne sont pas cotés en Bourse. Qu’est-ce qui a donc changé, je vous prie ? Le danger serait-il moindre ? Non. Seulement l’aveuglement des classes dominantes de l’Europe a atteint son paroxysme.
Tout d’abord, la politique de la Russie est invariable, comme le reconnaît son historien officiel, le moscovite Karamzine. Ses tactiques peuvent changer, mais l’étoile conductrice de sa politique est fixe : la domination du monde. Seul un gouvernement civilisé, régnant sur des masses barbares, peut de nos jours ourdir un tel plan et le mettre à exécution. Comme Pozzo di Borgo, le plus grand diplomate russe des temps modernes, l’écrivait à Alexandre Ier, au moment du Congrès de Vienne : la Pologne est le grand instrument pour la réalisation des visées mondiales de la Russie ; mais elle est aussi un invincible obstacle jusqu’au jour où, lassée par les trahisons accumulées de l’Europe, elle deviendra un fouet entre les mains du Moscovite.
Or, sans parler des aspirations du peuple polonais, quelque chose a-t-il contrecarré les plans de la Russie ou paralysé son action ?
Inutile de vous dire qu’en Asie, ses conquêtes ne cessent de s’étendre. Inutile de vous dire que la soi-disant guerre anglo-française contre la Russie a livré à celle-ci la forteresse des monts du Caucase, lui a assuré la maîtrise de la mer Noire et les droits maritimes que Catherine II, Paul et Alexandre Ier avaient vainement essayé d’arracher à l’Angleterre. Des voies ferrées relient et concentrent ces forces éparses. Ses ressources matérielles, dans la Pologne du Congrès [1], son camp retranché en Europe, se sont énormément accrues. Les villes fortifiées de Varsovie, Modlin, Ivangorod - points d’élection du premier Napoléon - dominent tout le cours de la Vistule et offrent une formidable base d’attaque vers le Nord, l’Ouest et le Sud. La propagande panslaviste a marché de pair avec l’affaiblissement de l’Autriche et de la Turquie, et ce que signifie cette propagande, vous en aviez eu un avant-goût en 1848-1849, quand la Hongrie fut submergée, Vienne dévastée par les Slaves qui luttaient sous les drapeaux de Jellachich, Windischgrätz et Radetzky ! Et, par-dessus le marché, les crimes de l’Angleterre commis contre l’Irlande ont suscité un nouvel allié puissant à la Russie de l’autre côté de l’Atlantique.
Le plan de la politique russe demeure inchangé, ses moyens d’action ont même considérablement crû depuis 1848, mais jusqu’à présent une seule chose est restée hors de sa portée, et Pierre le Grand a vu le défaut de la cuirasse quand il s’exclamait que, pour conquérir le monde, seules des âmes manquaient aux Moscovites. Eh bien ! cet esprit vivifiant qui manque à la Russie sera infusé à sa carcasse quand les Polonais deviendront sujets russes. Qu’aurez-vous alors à jeter dans l’autre plateau de la balance ?
Un Européen du continent répondrait peut-être qu’avec l’émancipation des serfs, la Russie est entrée dans la famille des nations civilisées, que la puissance allemande récemment concentrée entre les mains des Prussiens peut soutenir n’importe quelle attaque asiatique, et, finalement, que la révolution sociale en Europe Occidentale mettra fin à tous les conflits « internationaux ». Un Anglais qui ne lit que le Times me rétorquerait que, si, dans le pire des cas, la Russie s’empare de Constantinople, l’Angleterre mettra la main sur l’Égypte, s’assurant ainsi la route de son grand marché indien.
Tout d’abord, l’émancipation des serfs a libéré le pouvoir suprême de l’obstacle que les nobles ont pu opposer à son action centralisatrice. Il a créé un vaste champ de recrutement pour son armée, dissous la propriété commune des paysans russes, les isolant, et, par-dessus tout, il a renforcé leur foi dans leur pape-autocrate. Il ne les a pas purifiés de leur barbarie asiatique, fruit de longs siècles. Toute tentative pour élever leur niveau moral est punie à l’égal d’un crime. Rappelez-vous seulement les persécutions officielles contre les sociétés de tempérance qui avaient entrepris de sevrer le Moscovite de ce que Feuerbach appelle la substance pratique de la religion, à savoir la vodka. Quels qu’en soient les effets dans l’avenir, l’émancipation des serfs, pour l’instant, n’a fait qu’accroître les forces dont dispose le tsar.
Maintenant, passons à la Prusse. Jadis vassale de la Pologne, elle n’a pu devenir une puissance de premier rang que sous l’égide de la Russie, et grâce au partage de la Pologne. Si elle perdait sa proie polonaise, elle se fondrait dans l’Allemagne au lieu de l’absorber. Elle était et demeure donc le valet et l’exécuteur des hautes œuvres du tsar. Pour s’affirmer en tant que puissance distincte de l’Allemagne, elle doit se rabattre sur le Moscovite. Au lieu de relâcher ces liens, son extension territoriale récente les a rendus indissolubles, tout en renforçant son antagonisme envers la France et l’Autriche. En même temps, la Russie est le pilier sur lequel reposent le règne arbitraire de la dynastie des Hohenzollern et de sa suite féodale. C’est là son bouclier contre la désaffection populaire. La Prusse est, par conséquent, le champion d’élection du Moscovite, elle n’est pas un rempart contre la Moscovie, mais son instrument prédestiné pour l’invasion de la France et l’asservissement de l’Allemagne.
Quant à la révolution sociale, qu’est-ce d’autre sinon la lutte de classes ? Il est possible que la lutte entre travailleur et capitaliste sera moins cruelle et sanglante que ne le furent celles qui opposèrent, en Angleterre et en France, seigneur féodal et capitaliste.
Nous voulons l’espérer. Mais, quoi qu’il en soit, tout en éveillant les énergies des peuples occidentaux, une telle crise sociale, comme toute dissension interne, sera une invite à l’agression venant de l’extérieur. Elle affublera de nouveau la Russie du rôle qu’elle a joué pendant la guerre anti-jacobine et, depuis la Sainte Alliance : le rôle de sauveur prédestiné de l’ordre. Elle rassemblera sous la bannière de la Russie toutes les classes privilégiées d’Europe. Déjà, pendant la révolution de Février, il n’y avait pas que le comte de Montalembert qui avait l’oreille collée au sol pour écouter si les sabots d’une troupe de chevaux cosaques approchaient. Il n’y avait pas que les hobereaux prussiens qui, en pleine assemblée des corps représentatifs de l’Allemagne, avaient proclamé le tsar leur Oberlandesvater, leur père protecteur. Les cours de toutes les bourses d’Europe montaient à chaque victoire des Russes sur les Hongrois et tombaient à chaque défaite russe.
Finalement, quant au Times affirmant que la Russie peut s’emparer de Constantinople à condition qu’elle n’empêche pas l’Angleterre de s’emparer de l’Égypte, qu’est-ce que cela signifie ? Rien, sinon que l’Angleterre abandonnera Constantinople à la Russie si celle-ci autorise l’Angleterre à disputer l’Égypte à la France. Voilà l’agréable perspective que vous ouvre le Times. Quant à l’amour de la Russie pour l’Angleterre, éprise qu’elle est de livres sterling, il suffit de citer la Gazette de Moscou de décembre 1851 : « Non, il faut que le tour de la perfide Albion vienne, et dans quelque temps, nous ne devrons plus traiter avec ce peuple qu’à Calcutta ».
Il ne reste à l’Europe qu’une seule alternative : ou bien la barbarie asiatique sous la direction moscovite déferlera sur elle telle une avalanche, ou elle doit rétablir l’intégrité de la Pologne, plaçant entre elle-même et l’Asie un rempart de vingt millions de héros, gagnant ainsi du temps pour reprendre haleine et accomplir sa régénération sociale.
Note
[1] Au Congrès de Vienne (1815), les restes du duché de Varsovie devinrent le royaume de Pologne avec le tsar pour souverain ; la Prusse reçut la Posnanie et Cracovie fut déclarée ville libre.