1861-65 |
« Au cours de la révolution bourgeoise, les revendications plus
radicales s'imposent à certains moments, puis le parti plus modéré reprend le dessus :
les conquêtes du parti radical sont perdues à nouveau, en totalité ou en partie, les vaincus
crient à la trahison ou attribuent la défaite au hasard. En réalité, les choses sont le
plus souvent ainsi : les conquêtes de la première victoire ne sont assurées que par la
deuxième victoire du parti plus radical : une fois ceci acquis, c'est-à-dire ce qui est
momentanément nécessaire, les éléments radicaux disparaissent à nouveau du théâtre
d'opérations, et leur succès aussi. »
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La guerre civile aux États-Unis
VICTOIRE ET COMPROMIS
Londres, le 18 novembre 1862.
Les élections constituent, en fait, une défaite pour le gouvernement de Washington [1]. Les vieux chefs du Parti démocrate ont habilement exploité la mauvaise humeur due aux maladresses financières et aux impérities militaires, et il ne fait pas de doute que l'État de New York [2], pris en main par les Seymour, Wood et Bennett, puisse devenir le centre de dangereuses intrigues. Il ne faut cependant pas s'exagérer l'importance pratique de cette réaction. L'actuelle Chambre des représentants républicaine continue de siéger, et les parlementaires qui viennent d'être élus n'entreront en fonction qu'en décembre 1863.
Pour autant qu'elles concernent le Congrès de Washington, les élections ne sont pour l'heure qu'une simple démonstration. Dans aucun État, hormis celui de New York, il n'y a eu d'élections de gouverneurs. Le Parti républicain reste donc, avant comme après, à la tête des différents États. Les victoires électorales des républicains au Massachusetts, dans l'Iowa, le Michigan et l'Illinois contrebalancent d'une certaine manière ses pertes à New York, en Pennsylvanie, dans l'Ohio et l'Indiana.
Une analyse quelque peu détaillée des gains « démocrates » conduit à un résultat tout autre que celui qui est proclamé par les journaux anglais. La ville de New York, fortement dissolue par la populace irlandaise, a pris ces derniers temps une part active à la traite des esclaves et constitue le siège du marché financier américain, en même temps qu'elle représente le créancier hypothécaire de toutes les plantations du Sud. De tout temps, elle fut nettement « démocrate », tout comme Liverpool est aujourd'hui encore conservatrice. Comme depuis 1856, les districts ruraux de l'État de New York ont voté cette fois encore pour les républicains, quoique avec moins de zèle qu'en 1860. Au reste, une grande partie des hommes en âge de voter se trouve en campagne. Si l'on additionne les districts urbains et ruraux, la majorité démocrate n'est que de huit à dix mille voix dans l'État de New York.
En Pennsylvanie, qui balança d'abord entre les whigs et les démocrates, puis entre les démocrates et les républicains, la majorité, démocrate ne s'élève qu'à trois mille cinq cents voix, en Indiana elle est plus faible encore, et dans l'Ohio, où elle est de huit mille voix, les leaders démocrates marqués par leurs sympathies pour le Sud - tel l'odieux Vallandigham - ont cependant perdu leur siège au Congrès.
L'Irlandais voit dans le Noir un dangereux concurrent. Les paysans laborieux de l'Indiana et de l'Ohio haïssent le Noir en second après l'esclavage. Il est, pour eux, le symbole de l'esclavage et de l'avilissement des classes laborieuses, et la presse démocrate agite tous les jours la menace que leurs territoires soient submergés par les « nègres ». Au surplus, c'est dans les États qui ont fourni les plus forts contingents de volontaires, que l'on est le plus mécontent de la misérable façon de conduire la guerre en Virginie.
Mais ce n'est cependant pas l'essentiel. Au moment où Lincoln a été élu (1860), la guerre civile n'avait pas encore éclaté, et la question de l'émancipation des Noirs n'était pas encore à l'ordre du jour. Étant encore entièrement séparé du Parti abolitionniste, le Parti, républicain voulait simplement en 1860 protester contre l'extension de l'esclavage aux territoires et proclamait en même temps qu'il n'entendait pas se mêler de cette institution dans les États où elle existait déjà légalement. S'il avait lancé le cri de guerre de l'émancipation des esclaves, Lincoln eût été sûrement battu aux élections d'alors, car la majorité n'en voulait pas.
Il en va tout autrement des élections qui viennent de s'achever. Les républicains firent cause commune avec les abolitionnistes. Avec emphase, ils se déclarèrent pour l'émancipation immédiate, ou bien comme fin en soi, ou bien comme moyen de mettre un terme à la rébellion. Si l'on tient compte de cette donnée, la majorité gouvernementale au Michigan, dans l'Illinois, le Massachusetts, l'Iowa et le Delaware, et la minorité très forte dans les États de New York, de l'Ohio et de Pennsylvanie, apparaissent aussi surprenantes l'une que l'autre. Un tel résultat était inconcevable avant la guerre, même au Massachusetts. Il a suffi que le gouvernement et le Congrès (convoqué pour le mois prochain) fassent preuve de quelque énergie pour que les abolitionnistes, qui s'identifient désormais aux républicains, prennent partout l'avantage moral et numérique. Les velléités d'intervention de Louis Bonaparte leur procurent un soutien « extérieur ». Le seul danger consiste dans le maintien de généraux. tels que McClellan, qui, abstraction faite de leur incapacité, sont des partisans déclarés de l'esclavagisme.
Notes
[1] Lors des élections à la Chambre des représentants du Congrès le 4 novembre 1862 dans les États du Nord, les républicains obtinrent certes la majorité dans la plupart des États nordistes, mais perdirent. par rapport aux élections précédentes, un nombre considérable de voix à New York et dans les États du Nord-Ouest qui votèrent pour les démocrates.
[2] New York est au centre du compromis final entre le Sud et le Nord pour deux raisons : c'est le siège de la traite des esclaves, du marché de la monnaie, des capitaux et des créances hypothécaires des plantations du Sud, et ensuite l'intermédiaire de l'Angleterre. C'est donc, tout naturellement, la place forte des démocrates liés au Sud. Dans l'article " Affaires américaines " (in : Die Presse, 17.12.1861), Marx écrit : " Le lord-maire de Londres n'est un homme d'État que dans l'imagination des écrivains de vaudeville et de faits divers parisiens. En revanche, le maire de New York est une véritable puissance. Au début de la sécession, le sinistre Fernando Wood, a échafaudé un plan pour proclamer l'indépendance de New York, en tant que république urbaine, en accord bien sûr avec Jefferson Davis. Son plan échoua en raison de l'opposition énergique du Parti républicain de l'Empire City. "