1861-65

«John Bull n'est-il pas un être exceptionnel ? A en croire le Times, ce qui chez d'autres serait infâme est en lui vertu.»
K. Marx, N.Y.D.T., 8.5.1858.
«... depuis le début, l'expédition du Mexique n'a pas eu le but que l'on proclame, mais tient lieu de guerre contre les États-Unis.»
K. Marx, N.Y.D.T., 25.8.1861.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La guerre civile aux États-Unis

K. Marx - F. Engels


3
PHASE POLITIQUE

IMPÉRIALISME ANGLAIS ET DÉFAITISME OUVRIER


Karl Marx : UN COUP D'ÉTAT DE LORD JOHN RUSSELL

Die Presse, 21 janvier 1862.

Londres, le 17 janvier 1862.

L'attitude de lord John Russell pendant la dernière crise était très fâcheuse, même pour un homme, dont toute la carrière parlementaire démontre qu'il a rarement hésité à sacrifier une force réelle à une position officielle. Personne n'a oublié que lord John Russell a perdu sa place de premier ministre au profit de Palmerston, mais personne ne semble se souvenir qu'il tient de Palmerston le ministère des Affaires extérieures. Le monde entier considère comme un axiome évident que Palmerston dirige le cabinet en son nom, et la politique étrangère au nom de Russell.

A l'arrivée de la première nouvelle de paix de New York, libéraux et conservateurs entonnèrent à qui mieux mieux les trompettes de la renommée pour louer la sagesse d'État de Palmerston, alors que le ministre de l'Extérieur, lord John Russell, ne recevait même pas un accessit pour son rôle d'assistant. Il fut complètement ignoré. Mais à peine le scandale de l'escamotage de la dépêche américaine du 30 novembre eut-il éclaté que le nom de Russell ressuscita d'entre les morts.

L'attaque et la défense découvrirent alors que le ministre responsable des Affaires extérieures s'appelait lord John Russell. Mais, voilà que Russell perdit patience. Sans attendre l'ouverture du Parlement et contrairement à tous les usages ministériels, il publia aussitôt dans la Gazette officielle du 12 janvier sa propre correspondance avec lord Lyons. Celle-ci démontre que M. Adams a lu le 19 décembre à lord John Russell la dépêche de Seward du 30 novembre; que Russell a expressément reconnu que cette dépêche contenait des excuses pour le geste du capitaine Wilkes, et que M. Adams - d'après les révélations de Russell - était certain de l'issue pacifique du différend. Après cette révélation, officielle, que reste-t-il de la Morning Post du 21 décembre, qui avait nié l'arrivée de toute dépêche de Seward sur l'incident du Trent ? que reste-t-il de la Morning Post du 10 janvier, qui accusait M. Adams d'avoir supprimé la dépêche ? que reste-t-il de tous les bruits de guerre répandus par la presse, de Palmerston, du 19 décembre 1861 au 8 janvier 1862 ?

Pis encore ! La dépêche de lord John Russell à lord Lyons du 19 décembre 1861 démontre que le cabinet anglais n'a jamais présenté un ultimatum de guerre aux États-Unis; que lord Lyons n'a jamais eu pour instruction de quitter Washington sept jours après la remise de l' « ultimatum »; que Russell avait ordonné à l'ambassadeur d'éviter toute apparence de menace, et enfin que le cabinet anglais était déterminé à ne prendre une décision définitive qu'après réception de la réponse américaine. Toute la politique fracassante de la presse palmerstonienne, qui trouva un écho si servile sur le continent, est donc une simple chimère. Elle n'a jamais été pratiquée dans la réalité. Elle prouve simplement - comme le déclare aujourd'hui un journal londonien - que Palmerston « cherchait à contrecarrer la politique proclamée par le Conseil responsable de la Couronne et ayant donc force de loi ».

Le fait suivant démontre que le coup de main de lord John Russell a frappé la presse palmerstonienne comme la foudre dans un ciel serein. Le Times d'hier a esquivé la difficulté en passant purement et simplement sous silence la correspondance de Russell. C'est aujourd'hui seulement qu'il reproduit dans ses colonnes l'article de la Gazette londonienne, introduit et commenté par un éditorial qui évite craintivement le point central, à savoir le conflit opposant le peuple anglais au gouvernement anglais, et ne l'effleure qu'avec cette phrase exprimant sa mauvaise humeur : « Lord John Russell s'est donné beaucoup de mal pour trouver mention d'une excuse dans la dépêche de Seward. » La colère du Jupiter tonnant de Printing Square House s'évapore au contraire comme fumée dans un second éditorial où il déclare que M. Gilpin, qui est ministre du Commerce et partisan de l'école de Manchester, est indigne de siéger au gouvernement. Pourtant cet ancien libraire, ce démagogue et apôtre du juste milieu qu'est Gilpin ne passe chez personne pour un héros. Or, mardi dernier, dans une réunion publique à Northampton, dont il est le représentant au Parlement, il a commis ce forfait : il a exhorté le peuple anglais à empêcher par des manifestations publiques une reconnaissance intempestive de la Confédération du Sud qu'il stigmatisait inconsidérément comme le fruit de l'esclavagisme. Comme si - rugit le Times indigné - comme si Palmerston et Russell - et le Times de se souvenir soudain de l'existence de lord John Russell - n'avaient pas consacré toute leur vie à combattre l'esclavage ! C'était assurément une indiscrétion soigneusement calculée de M. Gilpin que d'inviter le peuple anglais à entrer en lice contre les ardeurs pro-esclavagistes du ministère auquel il appartenait lui-même. Mais, comme nous l'avons dit, M. Gilpin n'est pas un héros. Toute sa carrière témoigne de ses faibles dispositions au rôle de martyr. Son indiscrétion eut lieu le jour même où lord John Russell procéda à son coup de main. Nous pouvons conclure de tout cela que le cabinet ne forme pas une « famille unie et heureuse » et que certains de ses membres se sont déjà faits à l'idée d'un « divorce ».

L'épilogue russe du drame du Trent n'est pas moins remarquable que son rebondissement ministériel anglais. Durant tout ce tapage, la Russie avait gardé le silence et était restée les bras croisés à l'arrière-plan. Or, voici qu'elle se précipite sur l'avant-scène, tape sur l'épaule de M. Seward, et déclare que le moment est enfin venu de régler définitivement la question des droits maritimes des États neutres. Comme on le sait, la Russie estime avoir pour mission de mettre les questions urgentes de la civilisation à l'ordre du jour de l'histoire mondiale au bon moment et au lieu adéquat. En fait, la Russie est à l'abri de toute attaque d'une puissance maritime, sitôt que celle-ci, renonçant à ses droits de belligérance vis-à-vis des États neutres, perd le moyen de dominer le commerce extérieur russe. La déclaration de Paris du 16 avril 1856 [1], qui copie littéralement certaines parties du traité de neutralité « armée » de 1780 contre l'Angleterre, n'est pas encore devenue loi en Angleterre. Quelle ironie du destin, si le différend anglo-américain s'achevait avec la ratification par le- Parlement et la couronne anglaise d'une concession que deux ministres anglais ont faite, de leur propre initiative, à la Russie à la fin de la guerre anglo-russe de 1853 !


Notes

[1] Déclaration sur les principes du droit maritime international, adoptée le 16 avril 1856 au Congrès de Paris. Elle interdisait les opérations de corsaires (c'est-à-dire la guérilla sur mer), et inaugurait donc l'ère des guerres navales entre États officiels. Elle garantissait la protection des navires de commerce des États neutres contre les empiétements des puissances belligérantes. Comme Marx l'explique, la déclaration fut un succès pour la Russie, qui, en cas de guerre, eût été asphyxiée par un blocus maritime, étant donné que son industrie était encore trop arriérée pour suffire aux besoins normaux, et à plus forte raison exceptionnels d'un pays en guerre.


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