1861-65

«John Bull n'est-il pas un être exceptionnel ? A en croire le Times, ce qui chez d'autres serait infâme est en lui vertu.»
K. Marx, N.Y.D.T., 8.5.1858.
«... depuis le début, l'expédition du Mexique n'a pas eu le but que l'on proclame, mais tient lieu de guerre contre les États-Unis.»
K. Marx, N.Y.D.T., 25.8.1861.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La guerre civile aux États-Unis

K. Marx - F. Engels


3
PHASE POLITIQUE

IMPÉRIALISME ANGLAIS ET DÉFAITISME OUVRIER


Karl Marx : SYMPATHIES CROISSANTES EN ANGLETERRE

New York Daily Tribune, 25 décembre 1861.

Londres, le 7 décembre 1861.

Les amis des États-Unis de ce côté-ci de l'Atlantique attendent avec anxiété que le gouvernement de l'Union prenne une décision de conciliation. Ce n'est pas qu'ils soient d'accord avec les hurlements sauvages de la presse britannique sur un incident de guerre, qui ne s'avère être, de l'avis même des conseillers juridiques de la Couronne anglaise, qu'une simple faute de procédure puisqu'on peut la résumer en un mot : le droit international a été violé du fait que le capitaine Wilkes, au lieu de s'emparer du Trent, de sa cargaison, ses passagers, son équipage et des émissaires, n'a saisi que ces derniers. L'anxiété des amis de la grande République ne provient pas de ce qu'ils craignent qu'elle ne soit pas en mesure à la longue de faire face à l'Angleterre, même si la guerre civile pèse déjà sur ses épaules. A plus forte raison, n'attendent-ils pas des États-Unis qu'ils abandonnent - ne serait-ce qu'un instant et à l'heure sombre de l'épreuve - leur fière position dans le concert des nations. Les motifs qui les animent sont tout différents.

En premier lieu, la tâche la plus immédiate des États-Unis est d'écraser la rébellion et de restaurer l'Union. Le souhait qui prévaut chez les esclavagistes et leurs instruments nord-américain, est d'entraîner les États-Unis dans une guerre avec l'Angleterre. Si cette guerre éclatait, la première démarche de l'Angleterre serait de reconnaître la Confédération du Sud, et la seconde de mettre fin au blocus. En second lieu, aucun général - à moins d'y être contraint - n'engagera une bataille, dont le lieu, le temps et les conditions sont choisis par l'adversaire.

« Une guerre avec l'Amérique, dit l'Economist, un journal qui jouit de la confiance profonde de Palmerston, doit toujours être l'un des événements les plus déplorables de l'histoire anglaise; cependant, s'il fallait en venir là, ce serait indubitablement en ce moment précis où elle pourrait nous être le moins dommageable. C'est le seul instant, dans nos annales communes, où elle nous procurerait une compensation inespérée et partielle. »

C'est justement parce que l'Angleterre est si avide de saisir « en ce moment précis » le moindre malheureux prétexte de guerre que les États-Unis devraient se garder de fournir « en ce moment précis » le moindre prétexte à l'Angleterre. On ne commence pas une guerre avec l'intention qu'elle soit « le moins dommageable » possible, ni qu'elle « nous procure une compensation inespérée et partielle ». L'avantage du moment serait entièrement d'un côté, du côté de l'adversaire anglais. Faut-il beaucoup de réflexion pour comprendre que lorsque la guerre civile sévit avec rage dans un État, le moment est le plus défavorable au déclenchement d'une guerre extérieure ?

Dans toute autre circonstance, les milieux d'affaires de Grande-Bretagne eussent considéré avec effroi une guerre contre les États-Unis. Mais, depuis des mois, une fraction importante et influente du monde des affaires pousse le gouvernement à briser le blocus par la force, afin d'approvisionner la branche principale de l'industrie anglaise en matières premières indispensables. La crainte d'une diminution des exportations anglaises vers les États-Unis a perdu de sa force, du fait que ce commerce est en fait déjà limité. Ainsi, l'Economist affirme que les États du Nord « sont de mauvais clients, peu intéressants ». Le gigantesque crédit que le commerce anglais consentait d'habitude aux États-Unis, surtout en acceptant les traites tirées sur la Chine et l'Inde, a déjà été réduit à un cinquième de ce qu'il était en 1857. Qui plus est, la France bonapartiste, en banqueroute, paralysée à l'intérieur et harcelée de difficultés extérieures, se précipiterait sur une guerre anglo-américaine comme sur une manne céleste. N'est-elle pas toute disposée, pour acheter le soutien anglais sur le continent, à mobiliser toutes ses forces pour aider la « perfide Albion » outre-Atlantique ? Il suffit de lire les journaux français pour s'en convaincre. Le degré d'indignation auquel ils s'élèvent dans leur aimable souci de l' « honneur anglais », leurs longues tirades sur la nécessité pour l'Angleterre de venger son drapeau, leurs piètres dénigrements de tout ce qui est américain, tout cela pourrait véritablement être effrayant, si ce n'était en même temps grotesque et répugnant.

Finalement, les États-Unis ne perdraient pas un iota de leur dignité, s'ils cédaient dans cette affaire. L'Angleterre a ramené sa plainte à une pure faute de procédure, une erreur technique. Elle-même s'en est systématiquement rendue coupable au cours de toutes ses guerres maritimes, alors que les États-Unis n'ont cessé de protester contre elle et que le président Madison dans son message donnant le signal à la guerre de 1812, la dénonça comme l'une des plus révoltantes violations du droit international [1]. Si l'on voulait faire remarquer, à la défense des États-Unis, qu'ils ont rendu à l'Angleterre la monnaie de sa pièce, on ne leur rendrait pas service. Avec raison, ils ont pris leurs distances vis-à-vis de ce qu'un capitaine américain a fait de sa propre initiative et de ce qu'ils ont eux-mêmes appelé un empiètement systématique aux dépens de la marine britannique.

En agissant de la sorte tout l'avantage est du côté américain. D'une part, l'Angleterre reconnaîtrait le droit des États-Unis d'arraisonner tout navire anglais au service de la Confédération du Sud et de le conduire au tribunal de prise américain. D'autre part, aux yeux du monde entier, l'Angleterre aurait pratiquement abandonné une prétention, à laquelle n'ont pu la faire renoncer ni la paix de Gand en 1814 [2], ni les négociations menées en 1842 entre lord Ashburton et le ministre Webster [3]. La question se résume en fin de compte à ceci : préférez-vous utiliser cet « incident déplaisant » en votre faveur, ou - en cédant à une colère momentanée - en faveur de vos ennemis intérieurs et extérieurs ?

Depuis mon dernier article, d'il y a huit jours, les titres consolidés de l'État anglais ont encore baissé de deux pour cent par rapport à vendredi dernier, le prix actuel étant de 89 3/4 à 89 7/8 pour l'argent liquide et de 90 à 90 1/8 pour le nouveau compte du 9 janvier. Cette cotation des titres consolidés anglais correspond à celle que l'on a enregistrée au cours des deux premières années de la guerre de Crimée. Cette chute des cours est une réponse aux graves faits suivants : déclarations belliqueuses de journaux américains arrivés ici par le dernier courrier; irritation de la presse londonienne, dont la modération depuis deux jours n'est qu'une feinte montée par Palmerston; envoi de troupes au Canada; proclamation interdisant l'exportation d'armes et de matériel pour la fabrication de poudre, et enfin fanfaronnades quotidiennes sur les gigantesques préparatifs de guerre dans les docks et arsenaux maritimes.

On peut être assuré d'une chose : Palmerston voudrait un prétexte légal pour une guerre contre les États-Unis, mais il se heurte au cabinet à l'opposition la plus ferme de MM. Gladstone, Milner Gibson et, à un degré moindre, de sir Cornewall Lewis. Le «noble vicomte » dispose du soutien de Russell - un instrument servile entre ses mains - et de toute la coterie des whigs. Si le cabinet de Washington devait fournir ce prétexte souhaité, l'actuel cabinet anglais sauterait et serait remplacé par un gouvernement de tories. Les premiers contacts en vue d'un tel changement de scène ont déjà eu lieu entre Palmerston et Disraeli. C'est ce qui explique les violents appels à la guerre du Morning Herald et du Standard - ces loups affamés, qui hurlent dans l'attente de quelques miettes tombant de la charitable caisse de l'État.

Les desseins de Palmerston deviennent clairs lorsqu'on les met en parallèle avec quelques événements récents. Au matin du 14 mal, après avoir été informé par le télégraphe de Liverpool de l'arrivée de M. Adams au soir du 13 mai à Londres, il tint absolument à reconnaître aux sécessionnistes la qualité de belligérants. Après une lutte sévère avec ses collègues, il envoya trois mille hommes de troupe au Canada [4], armée ridicule pour occuper un front de mille cinq cents milles, mais tour de passe-passe habile, si la rébellion devait s'en trouver aiguillonnée et l'Union irritée. Il y a quelques semaines, il pressa Napoléon III de proposer une intervention armée commune « dans le combat meurtrier », puis il défendit ce projet au cabinet et, s'il échoua au moment de le faire passer, c'est uniquement à cause de la résistance de ses collègues. Palmerston et Bonaparte décidèrent alors l'intervention au Mexique comme pis-aller. Cette expédition poursuivait deux buts : provoquer un juste ressentiment des Américains, et en même temps fournir le prétexte d'envoyer une escadre, prête, comme le dit le Morning Post, à « remplir tous ses devoirs dans les eaux de l'Atlantique-Nord si l'attitude hostile du gouvernement de Washington nous y obligeait. » Au moment où cette expédition fut déclenchée, le Morning Post ainsi que le Times et d'autres laquais plus insignifiants de la presse de Palmerston écrivirent que ce serait là une chose belle et même philanthropique parce qu'elle exposerait la Confédération esclavagiste à un double feu - celui du Nord anti-esclavagiste et celui des forces anti-esclavagistes de l'Angleterre et de la France ! Et que dit le même Morning Post - un curieux mélange de Jenkins et de Rodomonte [5], de bassesse et de fanfaronnade - dans son édition d'aujourd'hui à propos de l'adresse de Jefferson Davis ? [6] Qu'on écoute l'oracle de Palmerston : « Nous devons nous attendre à ce que cette intervention puisse rester inefficace pendant une période de temps considérable. Tandis que le gouvernement du Nord est trop éloigné pour permettre d'intervenir énergiquement dans cette question, la Confédération du Sud s'étend, d'autre part, sur une grande distance le long de la frontière du Mexique, si bien que son attitude amicale vis-à-vis des promoteurs de l'intervention pourra avoir des effets sensibles. Le gouvernement du Nord a toujours raillé notre position de neutralité, cependant que les gouvernants du Sud, en hommes d'État avisés et pondérés, ont reconnu tout ce que nous pouvions faire dans l'intérêt des deux partis. Tant en ce qui concerne notre entreprise au Mexique qu'en ce qui concerne notre attitude vis-à-vis du cabinet de Washington, l'amicale modération de la Confédération du Sud est un point important en notre faveur. »

Je me permets de remarquer que le Nord du 3 décembre - un journal russe qui, à ce titre, est initié aux plans de Palmerston - donne à entendre que depuis le début l'expédition du Mexique n'a pas eu le but que l'on proclame mais tient lieu de guerre contre les États-Unis.

La lettre du général Scott [7] a eu un effet bienfaisant sur l'opinion publique et même sur la Bourse de Londres : les conjurés de Downing Street et des Tuileries ont dû démentir la Patrie, qui, ayant fait mine d'être informée de source officielle, avait déclaré que le cabinet de Washington avait lui-même fait arrêter les émissaires sudistes sur le Trent.


Notes

[1] Le 1° juin 1812, le président Madison déclara dans un message au Congrès que les croiseurs britanniques ne cessaient de violer le drapeau américain et s'emparaient de marins américains pour les incorporer de force dans leur flotte. Il assurait la Grande-Bretagne que si les États-Unis se fussent permis ce qu'elle faisait, l'Angleterre eût aussitôt « vengé » cette « criante énormité ». Finalement les États-Unis déclarèrent la guerre à l'Angleterre qui détenait encore des parties entières de l'actuel territoire des États-Unis et ne pouvait se résoudre à laisser l'Amérique aux Américains. Les Anglais enregistrèrent plusieurs succès militaires de 1812 à 1814, et occupèrent même Washington. A cette époque l'Angleterre cherchait à restaurer l'ancien régime aussi bien en Europe, contre la France révolutionnaire, qu'en Amérique, mais ses troupes n'y suffisaient plus. C'est pourquoi, les Américains finirent par battre les Anglais à La Nouvelle-Orléans, et ce fut la fin des hostilités en janvier 1815.

[2] À la conférence de paix de Gand, en 1814, l'Angleterre se trouva en excellente position pour négocier. Napoléon étant en exil, ses troupes n'étaient plus liées en Europe et pouvaient donc intervenir plus facilement en Amérique. D'autre part, la position de l'Amérique était désespérée; la Nouvelle-Angleterre menaçant de faire sécession, le gouvernement fédéral était au bord de la guerre civile. Dans ces circonstances, la délégation britannique refusa toute concession. Dans le traité de Gand, signé le 24 décembre 1814, il n'était pas fait mention de l'enrôlement forcé des marins américains, ni des droits des neutres en haute mer. Même la question des frontières fut remise à d'autres négociations.

[3] En 1841, lord Ashburton, propriétaire de vastes domaines dans le Maine, fut dépêché en Amérique pour y régler un certain nombre de problèmes litigieux. A la suite de négociations menées avec, Webster, secrétaire d'État américain, ils signèrent un traité en 1842. Les États-Unis obtenaient les sept douzièmes du territoire en litige entre le Maine et le Canada. Des dispositions furent prises également pour l'extradition réciproque des criminels et l' « abolition » du trafic d'esclaves.

[4] Ainsi, les Anglais utilisèrent non seulement le Mexique, mais encore le Canada comme base d'invasion contre l'Union américaine. En outre, les Anglais détinrent longtemps de grandes parties de territoire américain au sud de l'actuel Canada. Cf. note précédente. Lors de son voyage en Amérique en 1888, Engels écrivit à Sorge : « On est frappé, lorsqu'on passe des États-Unis au Canada. On croit d'abord être revenu en Europe; en réalité, on se trouve littéralement dans un pays arriéré et rétrograde. On voit ici à quel point il faut, au développement rapide d'un pays neuf, l'esprit fébrile de spéculation des Américains (en supposant acquise la base de la production capitaliste). Dans dix ans, ce Canada à demi endormi sera mûr pour l'annexion et les fermiers du Manitoba, etc., la réclameront eux-mêmes. De toute façon, le pays est déjà à moitié annexé sur le plan social : les hôtels, les journaux, la publicité, etc., tout cela se fait sur le modèle américain. » (10.9.1888.) Et Engels, de montrer encore que l'Angleterre, en maintenant « cette ridicule ligne frontière », était en grande partie responsable de l'arriération de cette colonie.

[5] Jenkins : nom populaire donné à un valet de pied en livrée. Rodomonte roi d'Alger, dans le poème Roland Furieux d'Arioste, cette figure personnifie la vantardise. (N. d. T.)

[6] Quelques jours après la capture des deux émissaires sudistes, Davis envoya au Congrès confédéré un message destiné à l'usage des Britanniques plutôt que des sudistes. En appelant aux « instincts » patriotiques des Anglais, Davis affirma que le Nord revendiquait une juridiction générale sur la pleine mer, et que l'arrestation des agents confédérés « dans les rues de Londres eût été tout aussi fondée que celle qu'ils avaient subie en haute mer ».

[7] Le général Winfield Scott, qui se trouvait à Paris au moment où la nouvelle du Trent parvint en Europe, exprima l'opinion que la capture des émissaires sudistes ne pouvait avoir été autorisée par le gouvernement fédéral. « je suis convaincu, écrivit-il, que le président et le peuple américain ne seraient que trop heureux de relâcher ces hommes ... si, en agissant ainsi, ils pouvaient œuvrer à libérer le commerce mondial. »


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