1859 |
"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale." |
Critique de l'économie politique
PREMIER LIVRE : DU CAPITAL
L'or devient monnaie, distincte du numéraire, d'abord en se retirant de la circulation sous forme de trésor, puis en y entrant comme non-moyen de circulation, et enfin en franchissant les barrières de la circulation intérieure pour fonctionner comme équivalent général dans le monde des marchandises. C'est ainsi qu'il devient monnaie universelle.
De même que les mesures de poids générales des métaux précieux servirent de premières mesures de valeur, les noms de compte de la monnaie redeviennent à l'intérieur du marché mondial les noms de poids correspondants. De même que le métal brut amorphe (aes rude) était la forme primitive du moyen de circulation et que la forme monétaire n'était elle-même primitivement que le signe officiel du poids contenu dans les pièces métalliques, de même le métal précieux, en tant que monnaie universelle, dépouille de nouveau figure et empreinte pour reprendre la forme indifférente de barres, ou encore, quand des monnaies nationales, comme les impériales russes, les écus mexicains et les souverains anglais, circulent à l'étranger, leur dénomination devient indifférente et seul compte leur teneur. Comme monnaie internationale enfin, les métaux précieux remplissent de nouveau leur fonction primitive de moyen d'échange, qui, de même que l'échange des marchandises lui-même, n'a pas son origine à l'intérieur des communautés primitives, mais aux points de contact entre communautés différentes. En tant que monnaie universelle, l'argent retrouve donc sa forme naturelle primitive. En sortant de la circulation intérieure, il dépouille derechef les formes particulières qui étaient nées du développement du procès d'échange à l'intérieur de cette sphère particulière, les formes locales qu'il avait comme étalon des prix, numéraire, monnaie d'appoint et signe de valeur.
Nous avons vu que, dans la circulation intérieure d'un pays, une seule marchandise sert de mesure des valeurs. Mais, comme dans un pays c'est l'or et dans l'autre, l'argent, qui remplit cette fonction, une double mesure des valeurs est valable sur le marché mondial et la monnaie acquiert également une double existence dans toutes ses autres fonctions. La conversion des valeurs des marchandises du prix or en prix argent et inversement est chaque fois déterminée par la valeur relative de ces deux métaux, qui varie continuellement et dont la détermination apparaît ainsi comme un procès continuel. Les possesseurs de marchandises de chaque sphère intérieure de circulation sont obligés d'utiliser alternativement l'or et l'argent pour la circulation extérieure et d'échanger ainsi le métal qui sert de monnaie à l'intérieur, contre le métal dont ils ont précisément besoin comme monnaie à l'étranger. Chaque nation utilise donc les deux métaux, l'or et l'argent, comme monnaie universelle.
Dans la circulation internationale des marchandises, l'or et l'argent n'apparaissent pas comme moyens de circulation, mais comme moyens d'échange universels. Mais le moyen d'échange universel ne fonctionne que sous les deux formes développées du moyen d'achat et du moyen de paiement, dont le rapport est toutefois inversé sur le marché mondial. Dans la sphère de la circulation intérieure, la monnaie, pour autant qu'elle était numéraire, qu'elle représentait le moyen terme de l'unité en mouvement M-A-M, ou la forme purement fugitive de la valeur d'échange dans le changement de place incessant des marchandises, agissait exclusivement comme moyen d'achat. Sur le marché mondial, c'est l'inverse. L'or et l'argent apparaissent ici comme moyens d'achat quand l'échange de substance est seulement unilatéral et qu'il y a ainsi séparation entre l'achat et la vente. Le commerce limitrophe de Kiakhta, par exemple, est, de fait et par traité, un commerce de troc, où l'argent n'est que mesure de valeur. La guerre de 1857-58 incita les Chinois à vendre sans acheter. L'argent apparut alors subitement comme moyen d'achat. Pour respecter la lettre du traité, les Russes transformèrent des pièces françaises de cinq francs en marchandises d'argent non travaillées, qui servirent de moyen d'échange. L'argent-métal fonctionne continuellement comme moyen d'achat entre l'Europe et l'Amérique d'une part et l'Asie d'autre part, où ce métal se dépose sous forme de trésor. De plus, les métaux précieux fonctionnent comme moyens d'achat internationaux dès qu'est brusquement rompu l'équilibre habituel de l'échange de substance entre deux nations, que de mauvaises récoltes, par exemple, obligent l'une d'elles à acheter en quantités exceptionnelles. Enfin les métaux précieux sont moyens de paiement international pour les pays producteurs d'or et d'argent, où ils sont produit et marchandise immédiats, non formes métamorphosées de la marchandise. Plus se développe l'échange des marchandises entre différentes sphères de circulation nationales, plus la fonction de la monnaie universelle se développe en tant que moyen de paiement pour le solde des balances internationales.
De même que la circulation intérieure, la circulation internationale exige une quantité d'or et d'argent toujours. variable. Aussi une partie des trésors accumulés sert-elle chez tous les peuples de fonds de réserve de monnaie universelle, qui tantôt se vide, tantôt se remplit de nouveau suivant les oscillations de l'échange des marchandises [1]. Indépendamment des mouvements particuliers qu'elle exécute dans son va-et-vient entre les sphères de circulation nationales [2], la monnaie universelle est animée d'un mouvement général dont les points de départ se trouvent aux sources de la production, d'où les courants d'or et d'argent se répandent en diverses directions sur le marché mondial. C'est en tant que marchandises que l'or et l'argent entrent ici dans la circulation mondiale et ils sont échangés comme équivalents contre des équivalents marchandises proportionnellement au temps de travail qu'ils contiennent, avant de tomber dans les sphères de circulation intérieures. Ils apparaissent donc dans ces dernières avec une grandeur de valeur donnée. Toute variation en hausse ou en baisse de leurs frais de production affecte donc uniformément sur le marché mondial leur valeur relative, qui, par contre, est totalement indépendante de la proportion dans laquelle l'or ou l'argent sont absorbés par diverses sphères de circulation nationales. La portion du courant de métal, qui est captée par chaque sphère particulière du monde des marchandises, entre en partie directement dans la circulation monétaire intérieure pour remplacer les espèces métalliques usées, est en partie endiguée dans les différents trésors servant de réservoirs de numéraire, de moyens de paiement et de monnaie universelle, et en partie transformée en articles de luxe, tandis que le reste enfin devient trésor tout court. Au stade développé de la production bourgeoise, la constitution de ces trésors est limitée au minimum que requiert le libre jeu du mécanisme des divers procès de la circulation. Seule la richesse en jachère devient ici trésor en tant que tel - à moins que ce ne soit la forme momentanée d'un excédent dans la balance des paiements, le résultat d'une interruption dans l'échange de substance et, partant, la solidification de la marchandise dans sa première métamorphose.
De même qu'en tant que monnaie l'or et l'argent sont conçus comme la marchandise générale, dans la monnaie universelle ils revêtent le mode d'existence correspondant de marchandise universelle. Dans la mesure où tous les produits s'aliènent en eux, ils deviennent la figure métamorphosée de toutes les marchandises et, partant, la marchandise universellement aliénable. Ils sont réalisés comme matérialisation du temps de travail général dans la mesure où l'échange matériel des travaux concrets embrasse toute la surface de la terre. Ils deviennent équivalent général dans la mesure où se développe la série des équivalents particuliers qui forment leur sphère d'échange. Comme, dans la circulation mondiale, les marchandises déploient universellement leur propre valeur d'échange, la forme de celle-ci, métamorphosée en or et en argent, apparaît comme la monnaie universelle. Alors donc que, par leur industrie universelle et par leur trafic mondial, les nations de possesseurs de marchandises convertissent l'or en monnaie adéquate, l'industrie et le commerce ne leur apparaissent que comme un moyen de soustraire la monnaie au marché mondial sous forme d'or et d'argent. En tant que monnaie universelle, l'or et l'argent sont donc à la fois le produit de la circulation générale des marchandises et le moyen d'en élargir les cercles. De même que les alchimistes en voulant faire de l'or firent naître à leur insu la chimie, c'est à l'insu des possesseurs de marchandises lancés à la poursuite de la marchandise sous sa forme magique que jaillissent les sources de l'industrie et du commerce mondiaux. L'or et l'argent aident à créer le marché mondial en ce que dans leur concept monétaire réside l'anticipation de son existence. Cet effet magique de l'or et de l'argent n'est nullement limité aux années d'enfance de la société bourgeoise; il résulte nécessairement de l'image complètement inversée que les agents du monde des marchandises ont de leur propre travail social; et la preuve en est fournie par l'influence extraordinaire qu'exerce sur le commerce mondial la découverte de nouveaux pays aurifères au milieu du XIX° siècle.
De même qu'en se développant la monnaie devient monnaie universelle, le possesseur de marchandises devient cosmopolite. A l'origine, les relations cosmopolites entre les hommes ne sont autre chose que leurs rapports en tant que possesseurs de marchandises. La marchandise en soi et pour soi est au-dessus de toute barrière religieuse, politique, nationale et linguistique. Sa langue universelle est le prix, et sa communauté, l'argent. Mais, avec le développement de la monnaie universelle par opposition à la monnaie nationale, se développe le cosmopolitisme du possesseur de marchandises sous forme de religion de la raison pratique par opposition aux préjugés héréditaires religieux, nationaux et autres, qui entravent l'échange de substance entre les hommes. Alors que le même or, qui débarque en Angleterre sous forme d'eagles américains [pièces de 10 dollars], devient souverains, circule trois jours après à Paris sous forme de napoléons, se retrouve quelques semaines plus tard à Venise sous forme de ducats, mais conserve toujours la même valeur, le possesseur de marchandises se rend bien compte que la nationalité is but the guinea's stamp [n'est que l'estampille de la guinée]. L'idée sublime dans laquelle se résout pour lui le monde entier, c'est celle du marché- du marché mondial [3].
Notes
[1] « L'argent accumulé vient s'ajouter à la somme qui, pour être effectivement dans la circulation et pour satisfaire aux éventualités du commerce, s'éloigne et abandonne la sphère de la circulation elle-même. » (G. R. CARLI, note à VERRI : Meditazioni sulla Economia Politica, p. 196, vol. XV, collection Custodi, ibid.)
[2] 1° édition : « internationales ». Corrigé dans l’exemplaire I, annoté à la main. (N. R.)
[3] MONTANARI : Della Moneta (1683), ibid., p. 40 : « Les relations entre tous les peuples sont Bi étendues sur tout le globe terrestre, que l'on peut presque dire que le monde entier est devenu une seule ville où se tient une foire permanente de toutes les marchandises et où chacun, sans sortir de chez lui, peut, au moyen de l'argent, s'approvisionner et jouir de tout ce qu'ont produit n'importe où la terre, les animaux et le labeur humain. Merveilleuse Invention. »