1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Le milliard
Cologne, le 15 mars.
Peu après la révolution de février déjà, la crise financière éclata à Paris. Le respect de la propriété avait été proclamé partout et les pauvres petits bourgeois le prirent pour eux. Le gouvernement provisoire [1] fut d'autant plus empressé dans son respect de la propriété que la banque lui avait avancé sur le champ 50 millions sans intérêts. Le gouvernement provisoire était composé en grande partie de petits bourgeois du National et se laissa abuser par la générosité de la banque. Les 50 millions furent bientôt épuisés. Pendant tout ce temps, les actionnaires et porteurs de billets de banque avaient eu le temps d'utiliser au mieux le respect de la propriété et de retirer leur métal de la banque. Les petits bourgeois qui, de leur côté, voulaient aussi mettre à profit le respect de la propriété allèrent chez le banquier pour faire escompter leurs traites tirées sur leur propriété , c'est-à-dire leur industrie, leur boutique ou leur usine ! Les banquiers se retranchèrent derrière le manque d'argent et refusèrent d'escompter. Ils allèrent chez d'autres banquiers pour leur faire endosser leurs traites et les faire escompter par la banque : les banquiers refusèrent leur endossement . Respect de la propriété ! C'étaient donc justement les banques qui violaient les premières le respect de la propriété , alors qu'elles-mêmes savaient exploiter ce respect comme il fallait. Alors tout le monde se mit à se plaindre que le crédit, la confiance avaient disparu. En revanche les petits bourgeois ne renonçaient toujours pas à leur respect de la propriété ; lorsque « le calme et l'ordre » seront rétablis, pensaient-ils, alors la confiance reviendra et les traites sur leur propriété seront alors escomptées. On sait comment, après la bataille de juin, lorsque le calme et l'ordre furent rétablis, toute la propriété , à la suite de concordats judiciaires [2] , parvint dans les poches des banquiers et comment les petits bourgeois comprirent le sens du « respect » lorsque la propriété leur eut été enlevée. Ceux qui alors souffrirent le plus de la crise financière provoquée par la grande bourgeoisie furent manifestement les ouvriers. Au moment même où le gouvernement provisoire inventa le fameux impôt de 45 centimes [3] pour remédier à ses propres difficultés, une affiche signée par des ouvriers fit son apparition sur les murs; elle débutait par ces mots : avez-vous besoin d'argent ? Sur cette affiche on demandait tout bonnement que soit réclamé le milliard qui avait été accordé en 1825 aux émigrés à titre d'indemnisation. Qui étaient alors les émigrés ? Justement ceux qui, à l'étranger, avaient incité à la guerre contre la France et l'avaient soutenue, et qui étaient revenus en France dans les fourgons de l'étranger. Qui se trouvait parmi les émigrés à qui profitait l'indemnité ? Le duc d'Orléans, c'est-à-dire le roi qu'on venait de chasser, et les légitimistes, c'est-à-dire les amis du roi chassé depuis longtemps. La Constituante et la Convention avaient ordonné la confiscation des biens des émigrés-traîtres; à leur retour les rois et les émigrants des deux Restaurations [4] s'étaient octroyé l'indemnité à eux-mêmes et à leurs amis. Les rois étant chassés à nouveau, les décrets de la Constituante et de la Convention retrouvaient leur entière validité, et quoi de plus naturel que l'indemnité dût profiter au peuple. L'affiche où l'on expliquait ainsi que l'on réclamait le milliard fut lue par les travailleurs dans l'allégresse générale; ils s'arrêtaient par milliers devant l'affiche et en discutaient à leur manière. Ceci dura un jour entier; le lendemain l'affiche était comme disparue des murs. Les légitimistes et les orléanistes [5] , conscients de tout le danger qui les menaçait, avaient engagé au prix fort des gens chargés spécialement de supprimer nuitamment cette affiche jusqu'à sa dernière trace. On était alors dans le tourbillon des nouveaux plans d'organisation. Tout le monde ne pensait qu'à inventer un nouveau système et à l'introduire immédiatement « dans l'État » malgré toutes les circonstances présentes. Le gouvernement provisoire eut l'idée malheureuse d'inventer l'impôt de 45 centimes sur les paysans. Les ouvriers crurent que les 45 centimes produiraient le même effet que le milliard, à savoir une imposition de la propriété foncière - et ne s'occupèrent plus du milliard. Le Journal des débats [6] tout comme le stupide National les confirmèrent dans cette opinion et expliquèrent dans leurs éditoriaux que le vrai capital c'était la «terre», la propriété foncière ancestrale, et que le gouvernement provisoire avait parfaitement le droit de prélever cet impôt au profit des ouvriers. Lorsque dans la pratique on entreprit de le recouvrer, les paysans poussèrent des cris de mort contre les ouvriers. « Quoi ? » disaient les paysans, « notre situation est encore pire que celle des ouvriers et nous devons accepter des capitaux grevés de lourds intérêts pour pouvoir cultiver notre terre et nourrir nos familles, et en plus des impôts et des intérêts que nous versons aux capitalistes, nous devrions encore payer pour entretenir les ouvriers ! »
Les paysans renièrent la révolution parce qu'elle lésait leurs intérêts au lieu de les favoriser. Les ouvriers reconnurent la supercherie de l'impôt suggéré par le parti réactionnaire, ils comprirent eux aussi ce qu'était le respect de la propriété : la différence entre la propriété formelle et la propriété réelle apparut; il en ressortait que le capital bourgeois avait pour ainsi dire séparé le sol de la terre, que le propriétaire formel du sol était devenu un vassal du capitaliste et que l'impôt ne frappait que le vassal endetté. Et quand alors par surcroît le véritable propriétaire foncier fit sentir pour de bon au pauvre paysan son influence par le retrait du crédit, la saisie, etc., alors celui-ci se mit à détester carrément la révolution. Les légitimistes à qui leurs grandes propriétés foncières avaient donné une grande influence à la campagne, exploitèrent cette situation et c'est alors que prirent naissance les menées des royalistes en faveur d'Henri V [7] . C'est dans ces circonstances attristantes pour la révolution que le 15 mai approchait [8] . Le milliard de Barbès, bien qu'il reçut une nouvelle présentation, tomba de nouveau comme la foudre sur le peuple et l'enflamma. Même la bataille de juin ne put étouffer la pensée de ce milliard, et maintenant, alors que le procès de Barbès se déroule à Bourges [9] , cette même idée s'est ancrée chez les paysans. Réclamer aux légitimistes, à leurs seigneurs et à leurs sangsues le milliard qu'eux, les paysans, avaient fourni - voilà un autre appât que Napoléon. L'agitation pour le reversement du milliard s'est déjà répandue dans toute la France et si ce problème devait faire l'objet d'un vote, il recueillerait encore plus de voix que Napoléon. Le milliard est la première mesure révolutionnaire qui précipite les paysans dans la révolution. Les pétitions qui parviennent de toutes parts, le ton dans lequel elles sont rédigées prouvent que cette mesure a déjà pris pied. À Cluny on ne réclame pas seulement le reversement du milliard, mais aussi les intérêts à 3 % qu'il a produits depuis 1825. Depuis le procès de Bourges, les pétitions s'amoncellent d'une façon qui commence à inquiéter aussi bien les juges de Bourges que tout le parti réactionnaire. Agey, Ancey, Malain, Saint-Wibaldt, Vittaux et une foule d'autres communes ont fait parvenir aujourd'hui par leurs représentants de nouvelles pétitions à la Chambre. Sous la rubrique « Rappel du milliard » les journaux inscrivent journellement les noms de nouvelles communes qui se rallient à cette mesure sensationnelle. Bientôt on lira « Rappel du milliard » sur tous les murs, dans toutes les communes, et si les élections qui vont avoir lieu se déroulent à ce cri, alors nous verrons ce que les capitalistes, qu'ils se nomment légitimistes, orléanistes ou bourgeois ont à opposer à ce milliard, pour repousser les candidats démocratiques qui veulent entrer à la Chambre avec ce milliard en dot, pour en faire profiter les paysans et les ouvriers au titre d'apanage. Mais ce n'est pas encore tout : Louis-Napoléon avait promis partout aux paysans, non seulement le remboursement de l'impôt de 45 centimes, mais encore un allègement des impôts en général. Dans les pétitions, on réclame partout que le milliard y soit affecté en grande partie. Quant aux fondements juridiques de ce remboursement lui-même, ils furent établis immédiatement après la révolution de juillet 1830. On cessa alors brusquement le paiement des sommes qui restaient du milliard. Si l'on ne fit pas rembourser ce qui avait déjà été payé, ce fut seulement parce que justement Louis-Philippe et sa famille avaient déjà reçu une grande part de ces sommes.
Le parti contre-révolutionnaire, dans l'impossibilité de pouvoir contester l'équité de cette mesure se contente provisoirement d'en souligner la difficulté de réalisation : selon eux, elle réside dans la difficulté de trouver ceux qui avaient retiré des sommes plus ou moins importantes de cette indemnité allouée. Rien de plus facile. Commençons par les grosses sommes. En tête de la liste il y a le duc d'Orléans (le futur Louis-Philippe) et sa sœur Madame Adélaïde, pour 50 millions, et on n'avait qu'à prélever ces millions sur les biens innombrables que l'Assemblée nationale vient de restituer, récemment encore, à la famille royale.
Le prince de Condé reçut 30 millions; et qui a hérité de ces 30 millions ? Le duc d'Aumale et Madame de Feuchères. Ce serait déjà un beau début. La famille royale a d'immenses forêts et d'immenses propriétés en France et les paysans commencent déjà à calculer ce qu'ils ont perdu, du fait que dès 1830 on ne leur ait pas rendu ces millions.
Notes
Texte surligné : en français dans le texte.
[1]
Après l'émeute parisienne qui provoqua la chute du gouvernement de Louis-Philippe et la fuite du roi, les républicains victorieux
ne voulurent pas se laisser escamoter la victoire. Ils organisèrent, sous le nom de Gouvernement provisoire, un gouvernement
républicain. Le fils ainé de Louis-Philippe, le duc d'Orléans était mort en 1842; le roi avait abdiqué en faveur de son petit-fils,
le comte de Paris, un enfant de dix ans. Les députés allaient donner la régence à la duchesse d'Orléans quand la salle des
séances fut envahie par les insurgés. Au milieu du tumulte, députés républicains et insurgés mêlés décidèrent de former un
gouvernement provisoire : on acclama les noms de sept députés dont les plus connus étaient Dupont (de l'Eure), Lamartine,
le savant Arago, Ledru-Rollin; c'était à peu près la première liste préparée dans les bureaux du National,
l'un des journaux républicains. Les députés proclamés se rendirent à l'Hôtel de Ville où le Gouvernement provisoire s'installa.
Cependant une autre liste avait été établie dans les bureaux de La Réforme,
le journal des républicains les plus avancés, à tendance socialiste; elle comprenait, outre les députés, trois journalistes,
parmi lesquels Louis Blanc, et un ouvrier mécanicien, Albert, chef d'une société secrète républicaine. Ceux-ci se rendirent
aussi à l'Hôtel de Ville : les députés déjà installés ne les admirent d'abord dans le gouvernement qu'à titre de « secrétaires»
, mais dès le surlendemain, par crainte de mécontenter les ouvriers, toute distinction fut abolie. Après les élections (23
et 24 avril) l'Assemblée constituante se réunit le 4 mai. Le Gouvernement provisoire résilia ses pouvoirs et fut remplacé
par une Commission exécutive de cinq membres; Lamartine, Arago, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin; quatre modérés, un radical,
pas de socialiste.
[2]
Le décret sur les concordats à l'amiable devait garantir un délai aux petits bourgeois auprès de leurs créanciers et de leurs
banquiers pour payer les traites échues, les reconnaissances de dettes, les loyers, etc. La petite bourgeoisie se trouvait
acculée : ses clients, le prolétariat parisien, étaient de plus en plus misérables, et les journées de juin n'étaient pas
favorables aux affaires. Cependant, le 22 août 1848, l'Assemblée nationale repoussa le projet de loi sous cette forme. Des
milliers de petits bourgeois furent ruinés de ce fait, tandis que les banquiers encaissaient de gros profits.
[3]
Le Gouvernement provisoire établit une contribution supplémentaire de quarante-cinq centimes par franc sur toutes les contributions
directes, si bien que la charge de l'impôt se trouva accrue de près de moitié. Cette mesure touchait surtout les paysans qui
constituaient la grande majorité du peuple. Cette politique des républicains bourgeois eut pour conséquence de détourner la
paysannerie de la révolution et de la faire voter pour Louis-Napoléon Bonaparte aux élections du 10 décembre 1848 à la présidence
de la République.
[4]
Après l'abdication de Napoléon, en avril 1814, Louis XVIII fut installé par les Alliés sur le trône de France. Après les Cent
jours et le désastre de Waterloo, Napoléon qui avait débarqué de l'île d'Elbe et avait fait à Paris une rentrée triomphale,
en fut réduit à se livrer aux Anglais. Louis XVIII fut alors rappelé pour la seconde fois.
[5]
Les orléanistes étaient partisans de la dynastie des Orléans représentée par Louis-Philippe (régnant de 1830 à 1848). Ils
représentaient les intérêts de l'aristocratie financière et de la grande bourgeoisie industrielle.
[6]
Le Journal des débats politiques et littéraires
était un quotidien français, fondé en 1789, à Paris. Sous la monarchie de juillet, il fut l'organe du gouvernement et de la
bourgeoisie orléaniste. Pendant la révolution de 1848-1849, il défendit les conceptions de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.
[7]
Après la révolution de juillet, Charles X abdiqua en faveur de son petit-fils, le comte de Bordeaux, âgé de neuf ans : Henri
V, qui prétendit toute sa vie au trône de France sans jamais y parvenir. Ses partisans se nommaient les Légitimistes, par
opposition aux Orléanistes.
[8]
L'inévitable conflit entre l'Assemblée nationale et les révolutionnaires parisiens éclata le 15 mai. Barbès avait soumis à
l'Assemblée nationale une série de propositions, réclamant en particulier un impôt spécial d'un milliard de francs pour les
riches. Le 15 mai, sous prétexte de présenter une pétition en faveur de la Pologne, une colonne de manifestants armés envahit
la salle des séances. Après plusieurs heures de tumulte, un orateur appartenant à un club déclara l'Assemblée dissoute. Les
manifestants allèrent à l'Hôtel de Ville constituer un nouveau gouvernement provisoire. Mais ils furent dispersés facilement
par les gardes nationaux et mobiles; on arrêta les principaux chefs de l'insurrection et l'on ferma plusieurs clubs. Ce succès
rendit confiance à la bourgeoisie et lui inspira le désir et la volonté de briser l'agitation ouvrière.
[9]
Du 7 mars au 3 avril 1849 se déroula à Bourges le procès des manifestants du 15 mai 1848 à Paris. Les dirigeants du prolétariat
et une partie de la « Montagne » furent accusés de complot contre le gouvernement. Barbès et Albert furent condamnés à la
déportation à vie, Blanqui à dix ans de réclusion, de Flotte, Sorbier, Raspail et d'autres à des peines de prison et de bannissement.