1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Le mouvement révolutionnaire
Cologne, 31 décembre.
Aucun mouvement révolutionnaire ne fut inauguré par un prélude aussi édifiant que celui de 1848. Le pape lui donna une consécration religieuse. La harpe éolienne de Lamartine frémit sous les mélodies philantropiques aux sons attendrissants dont le texte était la fraternité entre les membres de la société et entre les nations.
« Soyez embrassées, multitudes !
Ce baiser, au monde entier [1] ! »
En ce moment le pape, chassé de Rome, est à Gaète sous la protection de Ferdinand, ce tigre idiot, et des « Iniciatore » de l'Italie [2], intriguant contre l'Italie avec l'Autriche, son ennemi mortel et héréditaire, cette Autriche qu'en des temps heureux, il avait menacée d'excommunication. Les dernières élections françaises à la Présidence ont fourni des tableaux statistiques de l'impopularité du traître Lamartine [3]. Rien de plus philantropique, de plus humanitaire, de plus faible que les révolutionnaires de février et de mars, rien de plus brutal que les conséquences nécessaires de cet humanitarisme de la faiblesse. En témoignent l'Italie, la Pologne, l'Allemagne, et surtout les vaincus de juin.
La défaite des ouvriers français en juin a entraîné l'échec des vainqueurs de juin. Ledru-Rollin et les autres hommes de la Montagne ont été supplantés par le parti des républicains bourgeois, par le parti du National; le parti du National l'a été par l'opposition dynastique, Thiers-Barrot, et celle-ci devrait céder le pas aux Légitimistes [4] si le cycle des trois Restaurations n'était pas épuisé et si Louis-Napoléon n'était une urne vide où les paysans français ont déposé leur bulletin d'entrée dans le mouvement social révolutionnaire et les ouvriers français leurs votes condamnant tous les chefs des époques passées, Thiers-Barrot, Lamartine et Cavaignac-Marrast. Mais soulignons que la défaite de la classe ouvrière française révolutionnaire eut pour conséquence inéluctable la défaite de la bourgeoisie républicaine française sous les coups de laquelle elle avait succombé.
La défaite de la classe ouvrière en France, la victoire de la bourgeoisie française, c'était en même temps le bâillon imposé à nouveau aux nationalités qui avaient répondu au chant du coq gaulois par d'héroïques tentatives d'émancipation. La Pologne, l'Italie et l'Irlande furent une fois de plus pressurées, violées, assassinées par des sbires prussiens, autrichiens et anglais. La défaite de la classe ouvrière en France, la victoire de la bourgeoisie française, c'était du même coup la défaite des classes moyennes dans tous les pays européens où les classes moyennes, un instant alliées au peuple, avaient répondu au chant du coq gaulois par une levée sanglante de boucliers contre le féodalisme. Naples, Vienne, Berlin ! La défaite de la classe ouvrière française ce fut en même temps la victoire de l'Est sur l'Ouest, la défaite de la civilisation par la barbarie. En Valachie [5] débuta l'oppression des Roumains par les Russes et leurs instruments les Turcs; à Vienne, Croates et Pandours, Tchèques, Manteaux rouges et autres canailles égorgèrent la liberté germanique, et en ce moment le tsar est présent partout en Europe. La chute de la bourgeoisie en France, le triomphe de la classe ouvrière française, l'émancipation de la classe ouvrière en général, voilà donc le mot d'ordre de la libération européenne.
Mais le pays qui fait de nations entières ses prolétaires, qui étreint le monde entier de ses bras de colosse, qui une fois déjà paya de son argent les frais de la restauration européenne, le pays au sein duquel les oppositions de classes se sont exaspérées jusqu'à atteindre la forme la plus prononcée et la plus cynique - l'Angleterre, semble le roc où viennent échouer les vagues de la révolution; c'est le pays qui affame la nouvelle société, encore dans le sein de sa mère. L'Angleterre domine le marché mondial. Un bouleversement de la situation économique et nationale dans chacun des pays du continent européen, dans l'ensemble du continent européen sans l'Angleterre, c'est une tempête dans un verre d'eau [6]. La situation de l'industrie et du commerce à l'intérieur de chaque nation est dominée par ses relations avec d'autres nations, est conditionnée par ses rapports avec le marché mondial. Mais l'Angleterre domine le marché mondial et la bourgeoisie domine l'Angleterre !
La libération de l'Europe, que ce soit le soulèvement des nationalités opprimées pour leur libération, ou la chute de l'absolutisme féodal, dépend donc du soulèvement victorieux de la classe ouvrière française. Mais chaque bouleversement social français échoue nécessairement contre la bourgeoisie anglaise, la domination industrielle et commerciale mondiale de la Grande-Bretagne. Toute réforme sociale partielle en France et sur le continent européen en général, dans la mesure où elle doit être définitive, est et reste un vœu pieux sans consistance. Et la vieille Angleterre ne sera renversée que par une guerre mondiale qui seule peut offrir au parti chartiste, au parti ouvrier anglais organisé, les conditions d'un soulèvement victorieux contre ses oppresseurs gigantesques. Les Chartistes à la tête du gouvernement anglais - c'est alors que la révolution sociale passera du royaume de l'utopie à celui de la réalité. Mais toute guerre européenne où l'Angleterre est impliquée sera une guerre mondiale. Elle sera menée au Canada comme en Italie, dans les Indes orientales comme en Prusse, en Afrique comme sur le Danube. Et la guerre européenne est la conséquence première de la révolution ouvrière victorieuse en France. L'Angleterre, comme à l'époque napoléonienne, marchera à la tête des armées contre-révolutionnaires, mais la guerre elle-même la jettera à la tête du mouvement révolutionnaire et elle rachètera ainsi la faute commise envers la révolution du XVIII° siècle.
Soulèvement révolutionnaire de la classe ouvrière française, guerre mondiale - voilà le sommaire de l'année 1849.
Notes
Texte en bleu : en français dans le texte
[1] Cf. Ode « À la joie » de Schiller.
[2] Peu après son élection en 1846, le pape Pie IX introduisit une série de réformes libérales pour parer à un accroissement de l'agitation populaire (amnistie partielle pour les prisonniers politiques, suppression de la censure préalable). Après le soulèvement populaire de Rome, le pape Pie IX s'enfuit le 24 novembre 1848, chercha refuge dans la forteresse de Gaète, dans le royaume de Naples.
[3] Lors des élections à la présidence de la République, le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte obtint 5.430.000 voix. Lamartine, candidat du parti du National subit une défaite complète. Il obtint 17.900 voix et se trouvait en dernière position, bien après Cavaignac, Ledru-Rollin et Raspail.
[4] Partisans de la dynastie des Bourbons au pouvoir pendant la Restauration, de 1814 à 1830; ils représentaient la grande propriété foncière héréditaire.
[5] En juin 1848, en Valachie, après la fuite du prince Bibesco, des forces libérales formèrent un gouvernement provisoire qui aspirait à une série de réformes bourgeoises, à une Constitution de type européen et à un accord avec la Turquie. Là-dessus, le 10 juillet, un corps d'armée russe franchit le Prouth. Le gouvernement tsariste réussit en même temps à décider la Turquie à envoyer aussi des troupes pour réprimer le mouvement de libération. Au cours du mois de septembre des troupes turques occupèrent la Valachie et un règlement de comptes sanglant eut lieu avec le peuple de Bucarest.
[6] Expression employée par Montesquieu à propos de la république de San Marin.