1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Les confessions d’une belle âme [1]
Nous avons prédit à la Droite ce qui l'attendait si la camarilla triomphait : un pourboire et des coups de pied.
Nous nous sommes trompés. La lutte n'a pas encore pris une tournure décisive que la Droite reçoit des coups de pied de ses patrons, sans en recevoir de pourboire.
Dans un de ses derniers numéros, la Nette Preussische Zeitung, titulaire de la Croix de la Territoriale « avec Dieu, pour le Roi et la Patrie », organe officiel du pouvoir actuel, traite les députés Zweiffel, procureur général à Cologne, et Schlink, conseiller à la Cour d'appel de Cologne, de - que le lecteur devine - d'« estomacs révolutionnaires ». (La Nette Preussische Zeitung écrit « estomaques ».) Elle parle « du vide et de l'absence de pensée inexprimables » de ces Messieurs. Elle trouve que même les « chimères de Robespierre » sont bien supérieures aux inspirations de ces « Messieurs de la section centrale ». Avis à Messieurs Zweiffel et Schlink !
Dans le même numéro de ce journal Pinto-Hansemann [2] est traité de « chef de l'extrême-gauche », et contre des chefs de l'extrême-gauche il n'y a, d'après le même journal, qu'un moyen : la loi martiale, la corde. Avis à M. Pinto-Hansemann, l'ex-ministre d'action et des constables [3].
Pour un Moniteur d'État la Neue Preussische Zeitung a trop de franchise naïve. Elle dit trop haut aux différents partis ce qui est scellé dans les registres de la Santa Casa [4].
Au moyen âge on ouvrait Virgile [5] pour prophétiser. En brumaire 1848, en Prusse, on ouvre la Neue Preussische Zeitung pour s'épargner la peine de prophétiser. Nous en donnons de nouveaux exemples. Que réserve la camarilla aux catholiques ?
Écoutez !
Dans le numéro 115 de la Neue Preussische Zeitung, on lit :
« C'est aussi une contre-vérité de dire que l'État (il s'agit de l'État royal prussien, l'État de la Croix de la Territoriale dans sa période d'avant mars) a pris un caractère étroitement confessionnel et a dirigé les affaires religieuses de ce point de vue partial. Certes ce reproche, s'il était vrai, serait une louange sans restriction. Mais c'est une contre-vérité, car on sait que notre régime a abandonné expressément le bon vieux point de vue d'un gouvernement évangélique.»
On sait que Frédéric-Guillaume III a transformé la religion en une branche de la discipline militaire et qu'il faisait châtier les dissidents (dissenters) par la police. On sait que Frédéric-Guillaume IV, un des douze prophètes au petit pied, voulut, grâce au ministère Eichhorn-Bodelschwingh-Ladenberg convertir de force le peuple et la science à la religion de Bunsen. On sait que même sous le ministère Camphausen, les Polonais furent pillés, incendiés, matraqués autant parce qu'ils étaient Polonais que parce qu'ils étaient catholiques. L'astuce des Poméraniens a toujours été d'embrocher en Pologne les images de la mère de Dieu et de pendre les ecclésiastiques catholiques.
Les persécutions contre les protestants dissidents sous Frédéric-Guillaume III et Frédéric-Guillaume IV sont connues, elles aussi.
Le premier enterra dans des forteresses les pasteurs protestants qui rejetaient le rituel et les dogmes spécialement inventés par lui : cet homme était un grand inventeur d'uniformes et de rituels. Et le second ? Le ministère Eichhorn ? Il suffit de nommer le ministère Eichhorn.
Mais ce n'était pas tout !
« Notre régime avait expressément abandonné le bon vieux point de vue d'un gouvernement évangélique. » Catholiques de Rhénanie, de Westphalie et de Silésie, attendez donc la Restauration de Brandenburg-Manteuffel ! Autrefois on vous a fustigés avec des verges, maintenant on vous châtiera avec des scorpions. Vous apprendrez à connaître « expressément le bon vieux point de vue d'un gouvernement évangélique ».
Et maintenant les Juifs qui, depuis l'émancipation de leur secte, ont pris partout la tête de la contre-révolution tout au moins par l'intermédiaire de leurs distingués représentants, que leur réserve-t-on ?
On n'a pas attendu la victoire pour les rejeter dans leur ghetto.
À Bromberg, le gouvernement renouvelle les anciennes limitations apportées à la liberté de circuler et vole aux Juifs un des premiers droits de l'homme de 1789 : se rendre librement d'un endroit à un autre.
Voilà « un » aspect du gouvernement du prolixe FrédéricGuillaume IV sous les auspices de Brandenburg-Manteuffel-Ladenberg.
Dans son numéro du 11 novembre la Neue Preussische Zeitung avait jeté la prospérité en appât au parti libéral-constitutionnel. Mais déjà elle secouait la tête d'un air soucieux au sujet des Constitutionnels.
« Pour l'instant nos Constitutionnels ont toutefois une peur intense de s'avouer en bloc réactionnaires dans des assemblées ou des organes officiels. »
Elle ajoute cependant, apaisante et pertinente :
« Il y a longtemps que chaque [libéral et constitutionnel] pris à part ne dissimule plus qu'il n'y a de salut actuellement que dans la réaction légale », c'est-à-dire dans le fait de rendre la loi réactionnaire ou de rendre la réaction légale, d'élever la réaction au rang de la loi.
Dans son numéro du 15 novembre la Neue Preussische Zeitung ne prend plus autant d'égards avec les Constitutionnels qui veulent voir la réaction élevée au rang de loi, mais se hérissent contre le ministère Brandenburg-Manteuffel parce qu'il veut la contre-révolution sans phrase.
« Il faut, dit-elle, abandonner les Constitutionnels ordinaires à leur sort. »
Compagnons de captivité ! Compagnons de gibet !
Avis aux constitutionnels ordinaires !
Et en quoi consiste le constitutionnalisme extraordinaire de Frédéric-Guillaume IV sous les auspices de Brandenburg-Manteuffel-Ladenberg ?
L'organe officiel du gouvernement, le chevalier à la Croix de la Territoriale, avec Dieu pour le roi et la patrie, trahit les secrets du constitutionnalisme extraordinaire.
Le « remède le plus simple, le plus direct, le plus inoffensif» c'est naturellement de transférer « l'Assemblée à un autre endroit », d'une capitale à un corps de garde, de Berlin à Brandebourg.
Cependant ce transfert n'est qu'un « essai ». C'est ce qu'a dévoilé la Neue Preussische Zeitung.
« Il faut, dit-elle, faire une tentative pour savoir si par son transfert à un autre endroit, l'Assemblée retrouvera non seulement sa liberté extérieure de mouvement, mais aussi sa liberté intérieure. »
À Brandebourg l'Assemblée aura sa liberté extérieure. Elle ne sera plus sous l'influence des Blouses [6], elle sera seulement sous l'influence des traîneurs de sabre moustachus.
Mais la liberté intérieure ?
Est-ce qu'à Brandebourg l'Assemblée se libérera des préjugés et des impressions révolutionnaires détestables du XIX° siècle ? Son âme sera-t-elle assez libre pour proclamer articles de foi officiels les droits de chasse féodaux, tout le fatras poussiéreux des autres charges féodales, les différences de classes, la censure, l'inégalité devant l'impôt, la noblesse, la royauté absolue et la peine de mort pour laquelle Frédéric-Guillaume IV s'engoue, le pillage et la mise à l'encan du travail national par les
« pâles canailles
qui ont l'apparence de la foi, de l'amour et de l'espérance [7] »,
par des hobereaux campagnards affamés, des lieutenants de la garde et des agents recrutés sur états de service, - l'Assemblée sera-t-elle assez libre intérieurement même à Brandebourg pour proclamer articles de foi officiels tous ces articles de l'ancienne misère ?
On sait que le parti contre-révolutionnaire avait lancé le mot d'ordre constitutionnel : « Achever l'œuvre constitutionnelle ! »
L'organe du ministère Brandenburg-Manteuffel-Ladenberg dédaigne de porter plus longtemps le masque.
« La situation, avoue l'organe officiel, en est à un tel point que l'achèvement de l'œuvre constitutionnelle si longtemps désirée ne peut même plus être un remède. Qui peut en effet se dissimuler plus longtemps qu'un document dicté sous la menace, article par article, aux représentants du peuple et extorqué par eux à la Couronne ne sera considéré comme entraînant des obligations qu'aussi longtemps que la contrainte la plus directe sera en mesure de la maintenir. »
Donc supprimer encore, article par article, les maigres droits du peuple conquis par l'Assemblée nationale à Berlin, voilà la tâche de l'Assemblée nationale à Brandebourg !
Si elle ne restaure pas complètement, article par article, l'ancien fatras, alors elle prouve justement qu'elle a certes reconquis à Brandebourg « la liberté extérieure de mouvement », mais non la liberté intérieure exigée par Potsdam.
Et comment le gouvernement doit-il agir contre l'obstination morale, contre l'absence de liberté intérieure de l'Assemblée transférée à Brandebourg ?
« La dissolution devrait s'ensuivre» s'écrie la Neue Preussische Zeitung.
Mais il lui vient à l'esprit que le peuple a peut-être encore moins de liberté intérieure que l'Assemblée.
« On pourrait se demander, dit-elle avec un haussement d'épaules, si de nouvelles élections ne donneraient pas un résultat encore plus navrant que les premières. »
Le peuple, lorsqu'il vota pour la première fois, possédait la liberté extérieure de mouvement. Mais la liberté intérieure ?
That is the question ! [8]
Les articles de l'Assemblée issue des élections au premier degré pourraient dépasser les anciens en impudence.
Que faire alors contre les « anciens » ?
Le chevalier à la Croix de la Territoriale se met en position.
« C'est le Poing qui les a enfantés [les anciens articles depuis le 19 mars], c'est le poing qui les renversera, et ce, pour l'amour de Dieu et du droit. »
Le poing rétablira le « bon vieux régime ».
Le poing est le dernier argument de la Couronne; le poing sera le dernier argument du peuple.
Surtout que le peuple se défende contre les poings avides et quémandeurs qui tirent de ses poches des civils et des canons. Les poings vantards dépériront dès qu'il ne les engraissera plus. Que le peuple refuse avant tout les impôts et il comptera ensuite de quel côté il y a le plus de poings.
Toutes les prétendues conquêtes de mars ne seront considérées comme entraînant des obligations que si la contrainte la plus directe est en mesure de les maintenir. C'est le poing qui les a enfantées, c'est le poing qui les renversera.
C'est la Neue Preussische Zeitung qui le dit, et ce que dit la Neue Preussische Zeitung c'est Potsdam qui le dit. Donc plus d'illusions. Le peuple doit mettre un terme aux demi-mesures de mars, ou bien c'est la Couronne qui le fera.
Notes
Texte surligné : en français dans le texte
[1] Titre du sixième livre du roman de Goethe : Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister.
[2] Allusion ironique à la similitude des mesures proposées par le ministre prussien des Finances, Hansemann (emprunt forcé pour accélérer la circulation de l'argent) et des vues du spéculateur hollandais Pinto, qui considérait la spéculation en Bourse comme un facteur d'accélération de la circulation de l'argent. (Cf. l'article : « Le projet de loi sur l'emprunt forcé et l'exposé des motifs. »)
[3] Le ministère Auerswald-Hansemann, appelé le « Ministère d'action » exerça ses fonctions du 25 juin au 21 septembre 1848.
Sous ce ministère un groupe de civils armés fut constitué, en plus de la police habituelle, pour réprimer les attroupements sur la voie publique et les manifestations de masse et pour se livrer à un service d'espionnage. On les appelait les constables par allusion aux constables spéciaux anglais qui jouèrent un rôle important dans la dispersion de la manifestation des Chartistes, le 10 avril 1848.
[4] Nom de la prison de l'Inquisition à Madrid.
[5] Au moyen âge on fit de Virgile, le grand poète latin, un personnage légendaire. L'opinion se répandit très tôt qu'une grande sagesse était cachée dans ses écrits. On fit un usage mystique des poèmes de Virgile, usage qui se maintint bien après la fin du moyen âge : c'étaient les « sortes vigilianae » ; on interrogeait le destin en prenant pour oracle les vers du livre, ouvert au hasard.
[6] Les hommes en blouses étaient les ouvriers; on employait aussi ce terme pour désigner les révolutionnaires.
[7] Heine : L'Allemagne. Un conte d'hiver, chapitre VIII.
[8] Voilà la question. (Shakespeare : Hamlet, acte III scène I)