1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

La Belgique, "État modèle"

n° 68, 7 août 1848


Cologne, 6 août

Revenons enfin à la Belgique, à notre État constitutionnel « modèle », à l'Eldorado monarchique à base démocratique la plus large, à l'école supérieure des Berlinois diplômés ès arts politiques, à la fierté de la Kölnische Zeitung.

Considérons d'abord la situation économique dont la fameuse Constitution politique ne forme que le cadre doré.

Le Moniteur [1] belge - la Belgique a son Moniteur - donne les nouvelles suivantes du plus grand vassal de Léopold, le paupérisme.

On trouve :

dans la province de Luxembourg1 habitant secouru sur 69;
dans celle de Namur1 habitant secouru sur 17;
dans celle d'Anvers1 habitant secouru sur 16;
dans celle de Liège1 habitant secouru sur 7;
dans celle de Limbourg1 habitant secouru sur 7;
dans celle de Hainaut1 habitant secouru sur 6;
dans celles des Flandres orientales1 habitant secouru sur 5;
dans celle de Brabant1 habitant secouru sur 4;
dans celle des Flandres occidentales 1 habitant secouru sur 3.

Cet accroissement du paupérisme va entraîner nécessairement un nouvel accroissement du paupérisme. Avec l'impôt de solidarité que leur imposent leurs concitoyens paupérisés, tous les individus ayant les moyens de mener une existence indépendante perdent leur stabilité bourgeoise et sont également précipités dans le gouffre de la bienfaisance publique. Le paupérisme engendre donc avec une vitesse accrue le paupérisme. Mais à mesure que le paupérisme augmente, la criminalité augmente aussi, et la jeunesse, la source vitale par excellence de la nation, est démoralisée.

Les années 1845, 1846, 1847 nous apportent à cet égard de tristes documents [2].

Nombre des jeunes gens et jeunes filles de moins de 18 ans détenus par décision du tribunal :

1845
1846
1847
Jeunes gens

2,146

4,607

7,283

Jeunes filles

429

1,279

2,069

Total

2,575

5,886

9,352

Total général

17,813

Donc, à partir de 1815, le nombre des délinquants juvéniles de moins de 18 ans, a environ doublé chaque année. À ce rythme, en 1850, la Belgique compterait 74.816 délinquants juvéniles, et en 1855 : 2.393.312, c'est-à-dire plus qu'elle n'a de jeunes de moins de 18 ans, et plus de la moitié de sa population. En 1856 toute la Belgique serait en prison, y compris les enfants à naître. La monarchie peut-elle souhaiter une base démocratique plus large ? Au cachot règne l'égalité.

Les routiniers de l'économie nationale ont en vain appliqué les deux pilules de Morrison [3], le libre-échange d'une part, la protection douanière d'autre part. Le paupérisme en Flandres est né sous le système du libre-échange, il a grandi et a forci sous les droits protectionnistes sur le lin et les toiles d'importation.

Pendant que paupérisme et criminalité croissent ainsi dans le prolétariat, les sources de revenu de la bourgeoisie tarissent comme le prouve la publication récente d'un tableau comparatif du commerce extérieur belge pendant le premier semestre des années 1846, 1847, 1848.

Mises à part les fabriques d'armes et de clous exceptionnelle­ment favorisées par la conjoncture, les fabriques de drap qui maintiennent leur ancienne renommée, et la fabrication du zinc qui par comparaison avec l'ensemble de la production est insignifiante, toute l'industrie belge se trouve en état de déclin on de stagnation.

À peu d'exceptions près, on note une diminution considérable de l'exportation des produits des mines belges et de la métallurgie.

Citons quelques exemples :


1er semestre 1847
1er semestre 1848
Charbon en tonnes

869.000

549.000

Fonte

56.000

3.5.000

Articles en fonte

463

172

Fer, rails de chemins de fer

3.489

13

Fer forgé manufacturé

556

434

Serrures

3.210

3.618

Total général :

932.718

588.237

Donc, la diminution totale subie par ces trois articles se monte, pour le premier semestre de 1848, à 344.481 tonnes, soit un peu plus d'un tiers.

Venons-en à l'industrie linière.

1er semestre 1846
1er semestre 1847
1er semestre 1848
Filés de lin

1.017.000

623.000

306.000

Tissus de lin

1.483.000

1.230.000

631.000

Total général

2.500.000

1.853.000

987.000

Par rapport au semestre de 1846, celui de 1847 accuse une diminution de 657.000 kg et celui de 1848 de 1.613.000 kg ou 64 % [4].

L'exportation de livres, cristaux et verres à vitres a énormément diminué; baisse également sur l'exportation de lin brut et cardé, d'étoupe, d'écorce, de tabac manufacturé.

Le paupérisme qui s'étend, l'emprise inouïe que le crime exerce sur la jeunesse, le déclin systématique de l'industrie belge consti­tuent la base matérielle des réjouissances constitutionnelles : le journal ministériel L'Indépendance compte, - il ne se lasse pas de le proclamer - 4.000 abonnés. Le vieux Mellinet, le seul général qui ait sauvé l'honneur belge, est aux arrêts et comparaîtra dans quelques jours devant les Assises à Anvers. L'avocat gantois Rolin qui a conspiré contre Léopold au profit de la famille d'Orange, et au profit de Léopold de Cobourg contre ses alliés ultérieurs, les libéraux belges, Rolin, deux fois apostat, a obtenu le portefeuille des Travaux publics. L'ex-brocanteur franquillon [5], baron et ministre de la Guerre Cha-a-azal brandit son grand sabre et sauve l'équilibre européen. L'Observateur a enrichi le programme des fêtes de septembre [6] d'une réjouissance nouvelle : une procession - un Ommeganck [7]général - en l'honneur du Doudou de Mons [8] , du Houplala d'Anvers [9] et du Mannequin Pisse [10] de Bruxelles. Voilà le profond sérieux de L'Observateur, le journal du grand Verhaegen. Finalement la Belgique s'est élevée au rang d'école supérieure des Montesquieu de Berlin, d'un Stupp, d'un Grimm, d'un Hansemann, d'un Baumstark et elle jouit de l'admiration de la Kölitische Zeitung. Heureuse Belgique !


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Le Moniteur belge, c'est ainsi que s'appelait d'après le titre de l'organe officiel du gouvernement français, un journal officiel belge, fondé à Bruxelles en 1831.

[2] Les indications suivantes sur la criminalité juvénile en Belgique sont empruntées au mémoire d'Édouard Duepetiaux paru en 1848 à Bruxelles et intitulé : Mémoire sur l'organisation des écoles de réforme.

[3] Les pilules de Morrison étaient à l'époque un remède connu contre la constipation.

[4] Les indications concernant l'exportation belge sont empruntées au Moniteur belge, numéro 213 du 31 juillet 1848.

[5] Franquillon, en Belgique, est un terme injurieux à l'adresse de ce qui est français.

[6] En septembre les Belges célèbrent l'anniversaire de leur indépendance conquise en 1830.

[7] Défilé.

[8] Personnage très populaire dans le Borinage. C'est le méchant dragon terrassé par saint Georges. C'est aussi le nom de la procession annuelle et des réjouissances qui rappellent ce haut-fait. C'est encore un chant wallon qui commence par ces mots : « Nous irons vir l'car d'or ... ! (Nous irons voir le char doré). Cette procession porte en effet officiellement le nom de procession du car d'or. C'est enfin une statuette en bronze enfermée toute l'année jusqu'à la procession annuelle.

[9] Lorsque les Espagnols furent chassés des Flandres, la population anversoise réussit à mettre la main sur le dernier soldat ennemi et le berna en l'envoyant en l'air à de nombreuses reprises dans un drap tendu brutalement à chaque fois. Alors les Anversois criaient : « Op ! Sin-jorken ! » (op ! : en l'air; sinjor : senor prononcé à la flamande; ken : suffixe diminutif marquant le mépris.) L'« Op Sinjorken » est resté un des personnages principaux du folklore anversois. Aujourd'hui encore, la kermesse d'Anvers comporte une brimade symbolique dans laquelle le « Sinjorken » est remplacé par une poupée. Lorsquon lance la poupée, les participants crient : « Houp-la-la ! Houp-la-la ! »

[10] Nous avons respecté l'orthographe de Marx. Cette statue, emblème de Bruxelles, est d'ordinaire désignée sous le nom de Manneken Pis.


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