1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno
Jusqu'à présent, la Critique critique semblait plus ou moins s'occuper de l'élaboration d'objets divers relevant de la Masse. Voici qu'elle s'occupe à présent de l'objet critique absolu, d'elle-même. Jusqu'à maintenant, elle tirait sa gloire, toute relative, de l'abaissement, de l'avilissement et de la métamorphose critiques d'objets et de personnes déterminés relevant de la Masse. Voici qu'elle tire sa gloire absolue de l'abaissement, de l'avilissement et de la métamorphose critiques de la Masse en général. La Critique relative se heurtait à des limites relatives. La Critique absolue se heurte à la limite absolue, la limite de la Masse, la Masse en tant que limite. La Critique relative, dans son opposition à des limites déterminées, était nécessairement elle-même un individu limité. La Critique absolue, par opposition à la limite générale, à la limite par excellence, est nécessairement un individu absolu : de même que les objets et les personnes de différentes espèces affligées du caractère de la Masse ont été jetés en vrac dans le magma impur de la « Masse », la Critique, tout en restant objective et personnelle en apparence, s'est métamorphosée en « Critique pure ». Jusqu'à présent, la Critique apparaissait plus ou moins comme une propriété des individus critiques, Reichardt, Edgar, Faucher, etc. La voici sujet, et M. Bruno en est l'incarnation.
Jusqu'à présent, le caractère de Masse semblait plus ou moins la propriété des objets et personnes soumis à la Critique. Voici que les objets et personnes sont devenus « Masse » et la « Masse » objet et personne. Tous les rapports critiques précédents se sont résolus dans le rapport de la sagesse critique absolue et de la sottise absolue de la Masse. Ce rapport fondamental apparaît comme le sens, la tendance, la clé des faits et combats critiques précédents.
Conformément à son caractère absolu, la Critique « pure », dès son entrée en scène, prononcera la « réplique caractéristique » de la situation; mais il lui faudra néanmoins, en tant qu'Esprit absolu, parcourir un procès dialectique. Ce n'est qu'à la fin de son mouvement céleste que son concept originel sera vraiment réalisé (voir Hegel, Encyclopédie).
« Il y a encore quelques mois », proclame la Critique absolue, « la Masse se croyait pourvue d'une force gigantesque et destinée à une hégémonie universelle, dont elle pensait pouvoir compter les délais de réalisation sur ses doigts [2]. »
C'est précisément M. Bruno Bauer qui, dans La Bonne cause de la liberté (sa « propre » cause s'entend), dans La Question juive [3], etc., a compté sur les doigts les délais d'approche de cette hégémonie universelle en marche, tout en avouant ne pouvoir donner la date exacte de sa réalisation. Au compte des péchés de la Masse, il porte la masse de ses propres péchés.
« La Masse se croyait en possession de tant de vérités qui, pour elle, se comprenaient toutes seules. »
« Mais on ne possède parfaitement une vérité... qu'en la suivant à travers ses preuves. »
Pour M. Bauer la vérité est, comme pour Hegel, un automate qui se prouve lui-même. L'homme n'a qu'à la suivre. Comme chez Hegel, le résultat du développement réel n'est autre chose que la vérité prouvée, c'est-à-dire amenée à la conscience. La Critique absolue peut donc, avec le théologien le plus borné, poser la question :
« À quoi servirait l'histoire, si elle n'avait pour tâche de nous prouver justement ces vérités, les plus simples de toutes (comme le mouvement de la terre autour du soleil) ? »
De même que d'après les anciens téléologues les plantes n'existent que pour être mangés par les animaux, et les animaux pour être manges par les hommes, l'histoire n'existe que pour servir à cet acte de consommation de la nourriture théorique : la démonstration. L'homme existe pour que l'histoire existe, et l'histoire existe pour qu'existe la preuve des vérités, Ce qu'on retrouve sous cette forme critiquement banalisée, c'est la sagesse spéculative d'après laquelle l'homme, l'histoire existent pour que la vérité puisse parvenir à la conscience de soi.
L'histoire devient donc, comme la vérité, une personne particulière, un sujet métaphysique auquel les individus humains réels servent de simples supports. C'est pourquoi la Critique absolue recourt à des formules creuses :
« L'histoire ne permet pas qu'on se moque d'elle; l'histoire a déployé ses plus grands efforts pour... ; l'histoire s'est occupée de... à quoi servirait l'histoire ? L'histoire nous fournit la preuve expresse; l'histoire met des vérités sur le tapis, etc. »
Si, selon l'affirmation de la Critique absolue, deux ou trois seulement de ces vérités — simples entre toutes — qui finalement vont de soi, ont jusqu'à ce jour occupé l'histoire, cette indigence à laquelle elle réduit les expériences antérieures de l'humanité prouve d'abord et seulement sa propre indigence. Du point de vue non critique, l'histoire aboutit au contraire à ce résultat que la vérité la plus compliquée qui soit, la quintessence de toute vérité, les hommes se comprennent finalement tout seuls.
La Critique absolue poursuit sa démonstration :
« Or des vérités qui paraissent tellement lumineuses à la Masse qu'elles se comprennent d'elles-mêmes, d'emblée... au point que la Masse en juge la preuve superflue, ne méritent pas que l'histoire nous en fournisse encore la preuve expresse; elles ne font nullement partie de la tâche que l'histoire s'emploie à résoudre. »
Animée d'un zèle sacré à l'égard de la Masse, la Critique absolue lui dit les flatteries les plus délicates. Si une vérité est lumineuse parce qu'elle paraît lumineuse à la Masse, si l'histoire se comporte vis-à-vis des vérités selon l'opinion de la Masse, c'est donc que le jugement de la Masse est absolu, infaillible, il est la loi de l'histoire, qui prouve uniquement ce qui n'est pas lumineux pour la Masse et a en conséquence besoin d'être démontré. C'est donc la Masse qui prescrit à l'histoire sa « tâche » et son «occupation ».
La Critique absolue parle de vérités « qui se comprennent d'elles-mêmes, d'emblée ». Dans sa naïveté critique, elle invente un « d'emblée » absolu et une « Masse » abstraite, immuable. Le « d'emblée » de la Masse du XVIe siècle et le « d'emblée» de la Masse du XIXe siècle ne diffèrent pas plus, aux yeux de la Critique absolue, que ces Masses elles-mêmes. Ce qui caractérise précisément une vérité devenue vraie, manifeste, se comprenant d'elle-même, c'est que « d'emblée elle se comprend d'elle-même ». La polémique de la Critique absolue contre les vérités qui se comprennent d'elles-mêmes d'emblée est la polémique contre les vérités qui, somme toute, « se comprennent d'elles-mêmes ».
Une vérité qui se comprend d'elle-même a, pour la Critique absolue comme pour la dialectique divine, perdu son sel, son sens, sa valeur. Elle est devenue fade comme de l'eau croupie. Voilà pourquoi la Critique absolue prouve d'une part tout ce qui se comprend tout seul, ainsi que bien des choses qui ont la chance d'être insensées et donc ne se comprendront jamais d'elles-mêmes. Mais, d'autre part, elle considère que se comprend tout seul ce qui requiert un développement. Pourquoi ? Parce que, dans le cas de tâches réelles, il va de soi qu'elles ne se comprennent pas d'elles-mêmes.
Du fait que la vérité, comme l'histoire, est un sujet éthéré, séparé de la Masse matérielle, elle ne s'adresse pas aux hommes empiriques, mais « au tréfonds de l'âme ». Pour que l'homme fasse d'elle une « véritable expérience », elle ne s'attaque pas à son corps grossier, niché au fond de quelque cave anglaise ou sous le toit de quelque mansarde française, mais elle « se faufile » dans ses entrailles idéalistes qu'elle parcourt « de bout en bout ». La Critique absolue veut bien rendre « à la Masse » cette justice qu'elle a été touchée jusqu'ici à sa façon, c'est-à-dire superficiellement, par les vérités que l'histoire a eu la bonté de « mettre sur le tapis »; mais elle prophétise en même temps « que la situation de la Masse par rapport au progrès historique va changer du tout au tout ». Le sens caché de cette prophétie critique ne tardera pas à devenir « lumineux » pour nous. Nous apprenons en effet que :
« Toutes les grandes actions de l'histoire passée furent ratées d'emblée et demeurèrent sans résultat effectif, parce que la Masse s'y était intéressée et s'était enthousiasmée pour elles — ou bien elles furent condamnées à une fin lamentable, parce que l'idée sur laquelle elles reposaient était d'une nature telle qu'elle devait se contenter d'être comprise superficiellement et compter aussi, par conséquent, sur l'approbation de la Masse. »
Il semble qu'une compréhension qui suffit pour une idée, et correspond donc à une idée, cesse d'être superficielle. M. Bruno n'établit qu'en apparence un rapport entre l'idée et sa compréhension, de même qu'il n'établit qu'en apparence un rapport entre l'action historique ratée et la Masse. Si donc la Critique absolue condamne quelque chose en le qualifiant de «superficiel » c'est bien l'histoire passée tout court, dont les actions et les idées furent idées et actions de « Masses ». Elle rejette l'histoire selon la Masse et veut la remplacer par l'histoire critique (voir M. Jules Faucher sur les Questions à l'ordre du jour en Angleterre) [4]. D'après l'histoire non critique telle qu'elle a existé jusqu'ici, l'histoire non conçue au sens de la Critique absolue, il faut distinguer exactement jusqu'à quel point la Masse s'est « intéressée » à des buts, et jusqu'à quel point elle s'est « enthousiasmée » pour ces buts; « l'idée » a toujours échoué lamentablement dans la mesure où elle était distincte de l' « intérêt ». D'autre part, on comprend aisément que tout « intérêt » de la Masse en s'imposant dans l'histoire ne peut manquer, dès sa première apparition sur la scène mondiale, de dépasser de loin, dans l' « idée » ou la « représentation », ses limites réelles et de se confondre avec l'intérêt humain tout court [5]. Cette illusion constitue ce que Fourier appelle le ton de chaque époque historique. Dans la Révolution de 1789, l'intérêt de la bourgeoisie, bien loin d'être « raté », a tout « gagné » et a eu « un résultat tout à fait effectif », bien que le « pathos » se fût dissipé et que se fussent fanées les fleurs « enthousiastes » dont cet intérêt avait couronné son berceau. Cet intérêt fut tellement puissant qu'il triompha de la plume d'un Marat, de la guillotine des hommes de la Terreur, du glaive de Napoléon, comme du crucifix et du sang bleu des Bourbons. La Révolution n'est « ratée » que pour cette Masse qui, dans l' « idée » politique, ne possédait pas l'idée de son « intérêt » réel, pour cette Masse dont le véritable principe vital ne coïncidait donc pas avec le principe vital de la Révolution et dont les conditions effectives d'émancipation diffèrent essentiellement des conditions dans lesquelles la bourgeoisie pouvait s'émanciper elle-même en émancipant la société. Si donc la Révolution, qui peut symboliser toutes les grandes « actions » de l'histoire, fut ratée, elle le fut parce que la Masse dont elle modifia les conditions de vie sans, pour l'essentiel, dépasser les limites de cette Masse, était une Masse exclusive, n'embrassant pas l'universalité, une Masse limitée. Si la Révolution fut ratée, ce ne fut pas parce que la Masse « s'enthousiasmait » pour elle ou s'y « intéressait », mais parce que la partie la plus nombreuse de la Masse, celle qui était distincte de la bourgeoisie ne possédait pas, dans le principe de la Révolution, son intérêt réel, son principe révolutionnaire propre, mais simplement une « idée », donc simplement un objet d'enthousiasme momentané et d'exaltation purement apparente.
Avec la profondeur de l'action historique augmentera donc l'ampleur de la Masse dont elle constitue l'action. Dans l'histoire critique, selon laquelle il ne « s'agit » pas, dans les actions historiques, des Masses agissantes, de l'acte empirique, ni de l'intérêt empirique de cet acte, mais plutôt « d'une idée» « qui les habite », les choses doivent évidemment se passer autrement !
« C'est dans la Masse [nous apprend l'histoire critique] et non ailleurs, comme le pensent ses anciens porte-parole libéraux, qu'il faut chercher le véritable ennemi de l'Esprit. »
Les ennemis du progrès en dehors de la Masse, ce sont précisément les produits, devenus autonomes et dotés d'une vie propre, de l'autoabaissement, de l'auto-avilissement, de l'aliénation de soi, dont souffre la Masse.
En se dressant contre ces produits de son auto-abaissement qui existent d'une vie indépendante, la Masse se dresse donc contre sa propre déficience, tout comme l'homme, qui s'en prend à l'existence de Dieu, s'en prend à sa propre religiosité. Mais, comme ces autoaliénations pratiques de la Masse existent de façon extrinsèque dans le monde réel, elle est forcée de les combattre également de façon extrinsèque. Il ne lui est nullement loisible de considérer ces produits de son aliénation comme des fantasmagories idéales, de les tenir pour de simples aliénations de la conscience de soi, et de vouloir abolir la dépossession matérielle par une action purement intérieure de nature spiritualiste. La revue de Loustalot de 1789 porte déjà en exergue [6] :
Les grands ne nous paraissent grands
Que parce que nous sommes à genoux
Levons-nous [7] !
Mais pour se lever, il ne suffit pas de se lever en pensée, en laissant planer sur sa tête réelle et sensible le joug réel et sensible, qu'on ne saurait détruire par de simples ruminations de l'esprit. La Critique absolue, elle, a du moins appris de la Phénoménologie de Hegel l'art de métamorphoser les chaînes réelles objectives, existant en dehors de moi, en chaînes purement idéales, purement subjectives, existant purement en moi, et par conséquent toutes les luttes extérieures et concrètes en simples luttes d'idées.
Cette métamorphose critique fonde l'harmonie préétablie de la Critique critique et de la censure. Du point de vue critique, la lutte de l'écrivain contre le censeur n'est pas une lutte « d'homme à homme ». Le censeur n'est au contraire que mon propre tact, personnifié à mon intention par les soins de la police, mon propre tact en lutte contre mon manque de tact et de critique. La lutte de l'écrivain contre le censeur ne diffère de la lutte intérieure de l'écrivain contre lui-même qu'en apparence et pour le vil monde des sens. Le censeur, en tant que sbire de la police distinct de moi dans son individualité réelle et maltraitant le produit de mon esprit d'après une norme extérieure, étrangère, est une simple imagination de la Masse, une chimère non critique. Si les thèses sur la réforme de la philosophie de Feuerbach [8] ont été proscrites par la censure, la faute n'en incombait pas à la barbarie officielle de la censure, mais à l'inculture des thèses de Feuerbach. Même en la personne du censeur, la Critique « pure», qu'aucun grain de Masse ni de matière ne vient souiller, possède une forme « éthérée », détachée de toute réalité à caractère de Masse.
La Critique absolue a déclaré que la « Masse » est le véritable ennemi de l'Esprit. Voici comment elle développe cette affirmation :
« L'Esprit sait maintenant où il lui faut chercher son seul adversaire : dans les illusions volontaires et la veulerie de la Masse. »
La Critique absolue part de ce dogme : l' « Esprit » possède une justification absolue. Elle y ajoute cet autre dogme que l'existence de l'Esprit se situe en dehors du monde, c'est-à-dire en dehors de la Masse de l'humanité. Elle finit par métamorphoser « l'Esprit », « le progrès », d'une part, « la Masse », d'autre part, en entités fixes, en concepts et par les rapporter alors l'un à l'autre, comme des extrêmes immuables, donnés tels quels. La Critique absolue ne s'avise pas de sonder l' « Esprit » en lui-même, d'examiner si « la formule creuse », « l'illusion volontaire », « la veulerie » n'ont pas leur fondement dans la nature spiritualiste de l'Esprit elle-même, dans ses prétentions charlatanesques. L'Esprit est au contraire absolu; ce qui ne l'empêche pas, malheureusement, de tomber constamment dans l'absence totale d'esprit : il fait toujours ses calculs sans tenir compte du principal intéressé. Il lui faut donc nécessairement un adversaire qui intrigue contre lui. Cet adversaire, c'est la Masse.
Il en va de même du « progrès ». Malgré les prétentions « du progrès », il se produit continuellement des régressions ou bien on tourne en rond. Bien loin de présumer que la catégorie « du progrès » est totalement vide et abstraite, la Critique absolue est au contraire assez judicieuse pour reconnaître que « le progrès » est absolu, et pour expliquer la régression en supposant un « adversaire personnel » du progrès, la Masse [9]. Parce que « la Masse » n'est autre chose que « le contraire de l'Esprit », du progrès, de la « Critique », elle ne saurait être déterminée que par cette contradiction imaginaire; hormis cette contradiction, la Critique ne sait, sur le sens et l'existence de la Masse, que nous faire cette confidence insensée, parce que totalement indéterminée : « La Masse dans le sens où ce « terme » englobe également le monde dit cultivé. » Les expressions «également » et « dit » suffisent pour une définition critique. La Masse se trouve ainsi distinguée des masses réelles et n'est la « Masse » que pour la « Critique ».
Tous les auteurs communistes et socialistes sont partis de cette double constatation : d'une part, même les actions d'éclat les plus favorables paraissent ne pas donner de résultats éclatants et se perdre dans les trivialités de l'histoire; d'autre part, tous les progrès de l'Esprit ont été jusqu'à nos jours des progrès contre la Masse de l'humanité, qui s'est trouvée placée dans une situation de moins en moins humaine. Ils ont donc déclaré (voir Fourier) que « le progrès » est une formule abstraite, insuffisante; ils ont supposé (voir entre autres Owen) que le monde civilisé était marqué de quelque tare fondamentale; c'est pourquoi ils ont soumis les fondements réels de la société actuelle à une critique incisive. À cette critique communiste [10] correspondait immédiatement dans la pratique le mouvement de la grande masse, contre laquelle s'était fait jusqu'alors le développement historique. Il faut avoir connu l'application studieuse, la soif de savoir, l'énergie morale, l'infatigable instinct de développement des ouvriers français et anglais, pour pouvoir se faire une idée de la noblesse humaine de ce mouvement [11].
Quelle ingéniosité la « Critique absolue » ne déploie-t-elle donc pas lorsque, en face de ces faits intellectuels et pratiques, elle ne conçoit, avec son étroitesse d'esprit, qu'un seul côté de la situation, l'échec constant de l'Esprit, et cherche de surcroît, dans son dépit, un adversaire de l' « Esprit » qu'elle trouve dans la Masse. Finalement, cette grande découverte critique aboutit à une tautologie. À l'entendre, l'Esprit avait jusqu'ici une limite, un obstacle, c'est-à-dire un adversaire, parce qu'il avait un adversaire. Et quel est l'adversaire de l'Esprit ? Le manque d'esprit. La Masse n'est en effet déterminée qu'en tant que « contraire » de l'Esprit, et en tant que manque d'esprit, et, pour reprendre les déterminations plus précises du manque d'esprit, en tant qu' « indolence », « légèreté », « contentement de soi ». Quelle supériorité foncière sur les auteurs communistes que d'avoir non pas traqué le manque d'esprit, l'indolence, la légèreté, le contentement de soi jusque dans leurs sources, mais de les avoir condamnés moralement et d'avoir découvert qu'ils étaient le contraire de l'Esprit, du progrès ! Si l'on déclare que ces propriétés sont des propriétés de la Masse considérée comme un sujet encore distinct d'elles, cette distinction n'est qu'une pseudo-distinction « critique ». Ce n'est qu'en apparence que la Critique absolue, en dehors des propriétés abstraites : manque d'esprit, indolence, etc., possède encore un sujet concret déterminé, car « la Masse », dans la conception critique, n'est rien d'autre que ces propriétés abstraites, un autre terme pour les désigner, une personnification fantastique de ces propriétés.
Le rapport « Esprit-Masse », pourtant, recèle encore un sens caché, qui se révélera complètement dans le cours des développements. Nous n'y ferons ici qu'allusion. Ce rapport, découvert par M. Bruno, n'est rien d'autre en effet que le parachèvement critique et caricatural de la conception hégélienne de l'histoire, qui, elle-même, n'est que l'expression spéculative du dogme germano-chrétien de la contradiction Esprit-matière ou Dieu-monde. Cette contradiction s'exprime en effet dans le cadre de l'histoire, à l'intérieur du monde humain lui-même sous la forme suivante : quelques individus élus s'opposent, en tant qu'Esprit actif, au reste de l'humanité : Masse sans Esprit, matière [12].
La conception hégélienne de l'histoire suppose un Esprit abstrait ou absolu, qui se développe de telle façon que l'humanité n'est qu'une Masse lui servant de support plus ou moins conscient.
Dans le cadre de l'histoire empirique exotérique, Hegel fait donc se dérouler une histoire spéculative, ésotérique. L'histoire de l'humanité se métamorphose en histoire de l'Esprit abstrait de l'humanité, d'un Esprit par conséquent transcendant à l'homme réel.
Parallèlement à cette doctrine hégélienne se développait en France l'enseignement des Doctrinaires [13], qui proclamaient la souveraineté de la raison par opposition à la souveraineté du peuple, afin d'exclure les masses et de régner seuls. Position logique. Si l'activité de l'humanité réelle n'est que l'activité d'une masse d'individus humains, il faut, en revanche, que l'universalité abstraite, la raison, l'Esprit possèdent à. l'opposé une expression abstraite qui s'épuise en un petit nombre d'individus. Dès lors, suivant sa position et son imagination, tout individu donnera, ou ne se donnera pas, pour ce représentant « de l'Esprit ».
Chez Hegel déjà, la Masse constitue la matière de l'Esprit absolu de l'histoire, qui ne trouve son expression adéquate que dans la philosophie. Cependant, le philosophe apparaît uniquement comme l'organe dans lequel l'Esprit absolu, qui fait l'histoire, parvient à la conscience après coup, après que le mouvement est achevé. C'est à cette conscience a posteriori que se réduit la participation du philosophe à l'histoire, puisque l'Esprit absolu accomplit le mouvement réel dans l'inconscience. Le philosophe arrive donc post festum [14].
Hegel se rend coupable d'une double insuffisance. Il déclare que la philosophie est l'existence de l'Esprit absolu, mais se garde bien, en même temps, de déclarer que l'individu philosophique réel est l'Esprit absolu. Ensuite, il ne fait faire l'histoire qu'en apparence par l'Esprit absolu en tant qu'Esprit absolu. En effet, l'Esprit absolu ne parvenant à la conscience, en tant qu'Esprit créateur du monde, qu'après coup, dans le philosophe, sa fabrication de l'histoire n'existe que dans la conscience, dans l'opinion et la représentation du philosophe, dans son imagination spéculative. M. Bruno comble les lacunes de Hegel.
Il déclare, d'une part, que la Critique est l'Esprit absolu, et qu'il est lui-même la Critique. De même que l'élément de la Critique est banni de la Masse, l'élément de la Masse est banni de la Critique. La Critique se sait donc incarnée exclusivement non pas dans une Masse, mais dans un petit groupe d'hommes élus : M. Bauer et ses disciples.
Quant à l'autre lacune de Hegel, M. Bruno la supprime de la façon suivante : il ne fait plus l'histoire après coup, en imagination, comme l'Esprit hégélien; c'est au contraire en pleine conscience qu'il joue le rôle de l'Esprit du monde, en s'opposant à la Masse du reste de l'humanité, qu'il établit entre la Masse et lui-même un rapport actuel dramatique, qu'il invente et accomplit l'histoire à bon escient, et après mûre réflexion.
Il y a, d'un côté, la Masse, élément matériel de l'histoire, élément passif, sans esprit, sans histoire; et de l'autre côté, il y a l'Esprit, la Critique, M. Bruno et consorts, élément actif d'où part toute action historique. L'acte de transformation de la société se réduit à l'activité cérébrale de la Critique critique [15].
Bien plus, le rapport entre la Critique — y compris donc la Critique incarnée : M. Bruno et compagnie — et la Masse est en vérité le seul rapport historique de notre époque. Toute l'histoire actuelle se réduit au mouvement réciproque de ces deux termes. Toutes les contradictions se sont résolues en cette contradiction critique.
La Critique critique qui ne s'objective que dans son contraire, la Masse, la bêtise, est donc obligée d'engendrer sans cesse ce contraire ; et MM. Faucher, Edgar et Szeliga ont fourni suffisamment d'échantillons de [la] virtuosité avec laquelle la Critique critique sait travailler dans sa spécialité, l'abêtissement massif des personnes et des choses.
Accompagnons maintenant la Critique absolue dans ses campagnes contre la Masse.
L'« Esprit », par opposition à la Masse, s'avère immédiatement critique en considérant comme absolu son propre ouvrage borné, La Question juive, de Bruno Bauer, et comme pécheurs, les seuls adversaires de cet ouvrage. Dans sa réplique n° 1 [16] aux attaques dirigées contre ce livre, il n'a même pas l'air de se douter que son ouvrage puisse avoir des imperfections ; il prétend au contraire avoir développé la signification « vraie », « universelle » (!) de la question juive. Dans des répliques subséquentes, nous le verrons forcé de confesser son « erreur ».
« L'accueil fait à mon travail est un début de preuve que ceux qui ont parlé jusqu'à ce jour en faveur de la liberté et qui continuent à le faire sont précisément forcés de se révolter plus que quiconque contre l'Esprit; et la défense que je vais consacrer à mon livre prouvera ensuite le manque total d'idées des porte-parole de la Masse, qui se figurent avoir fait monts et merveilles parce qu'ils sont intervenus pour défendre l'émancipation et le dogme des « droits de l'homme ».
Il était inévitable que la « Masse » commençât à prouver qu'elle est le contraire de l'Esprit à l'occasion d'un ouvrage de la Critique absolue, puisque l'existence même de la Masse a pour condition et pour preuve la contradiction qui l'oppose à la Critique absolue.
La polémique de quelques Juifs libéraux et rationalistes contre La Question juive de M. Bruno a naturellement un tout autre sens critique que la polémique « de Masse » des libéraux contre la philosophie et celle des rationalistes contre Strauss [17]. La grande originalité de l'idée ci-dessus nous est démontrée au surplus par le passage suivant de Hegel :
« La forme particulière de la mauvaise conscience qui se révèle dans cette espèce d'éloquence où se complaît cette pensée superficielle [des libéraux] se manifeste d'abord en ceci qu'elle parle surtout d'esprit là où elle en manque le plus, et qu'elle a la bouche pleine de termes, tels que vie, [etc.,] « là où elle est tout à fait morte et desséchée. »
Pour ce qui est des « droits de l'homme », on a démontré à M. Bruno (« Zur Judenfrage », Deutsch-Französiche Jahrbücher) (« À propos de la question juive », Annales franco-allemandes [18]) que ce ne sont pas les porte-parole de la Masse qui en ont méconnu et maltraité dogmatiquement l'essence, mais « lui-même ». En comparaison de sa découverte que les droits de l'homme ne sont pas « innés » — découverte que, depuis quarante ans, les Anglais ont faite un nombre incalculable de fois — nous pouvons dire que Fourier a été génial le jour où il a dit que la pêche, la chasse, etc., sont des droits de l'homme innés.
Nous ne donnerons que quelques exemples de la lutte de M. Bruno contre Philippson. Hirsch [19], etc. Même ces tristes adversaires ne succomberont pas devant la Critique absolue. M. Philippson ne dit pas du tout une absurdité, comme le prétend la Critique absolue, quand il lui objecte ceci :
« Bauer s'imagine un État d'une espèce particulière... un État qui soit un idéal philosophique. »
M. Bruno, qui a confondu lÉtat avec l'humanité, les droits de l'homme avec l'homme, l'émancipation. politique avec l'émancipation humaine, devait nécessairement, sinon penser, du moins imaginer un État d'une espèce particulière, un État qui soit un idéal philosophique.
« Le déclamateur [M. Hirsch] n'aurait-il pas mieux fait, au lieu de se fatiguer à coucher sa phrase sur le papier, de réfuter ma démonstration que l'État chrétien, parce qu'il a comme principe vital une religion déterminée, ne saurait concéder aux adeptes d'une autre religion déterminée... une égalité totale avec les divers ordres qui le composent ? »
Si le déclamateur Hirsch avait réellement réfuté la démonstration de M. Bruno, s'il avait, comme on l'a fait dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, montré que l'État des trois ordres et du christianisme exclusif n'est pas seulement l'État imparfait, mais l'État chrétien imparfait, M. Bruno aurait répondu ce qu'il répond à la réfutation publiée dans les Annales :
« En cette matière, les reproches n'ont aucun sens. » À l'encontre de la thèse de M. Bruno :« À force de peser contre les ressorts de l'histoire, les Juifs ont provoqué une pression en sens contraire »,M. Hirsch rappelle à très juste titre :
« Ils sont donc intervenus d'une certaine façon dans la formation de l'histoire; et si, d'une part, B[auer] l'affirme lui-même, il a tort d'affirmer d'autre part qu'ils n'ont contribué en rien à la formation des temps modernes. »M. Bruno répond :
« Une épine dans lil ce n'est pas rien non plus; mais contribue-t-elle pour cela au développement de mon sens visuel ? »Une épine que j'ai dans lil depuis l'heure de ma naissance — et, par rapport au monde chrétien, les Juifs sont une épine de ce genre - une épine qui s'incruste dans mon il, croit et prend forme avec lui, n'est pas une épine ordinaire, mais une épine merveilleuse, qui fait partie intégrante de mon il, qui devrait même nécessairement contribuer à un développement fort original de mon sens visuel. L' « épine » critique n'embroche donc pas notre « Hirsch [20] » déclamateur. La critique précitée a d'ailleurs révélé à M. Bruno l'importance du judaïsme pour « la formation des temps modernes ».
La Critique absolue se sent tellement blessée dans son âme théologique, par la déclaration d'un député de la Diète rhénane aux termes de laquelle « les Juifs ont l'esprit faussé à la façon juive, et non pas à notre façon dite chrétienne », qu'après coup elle « rappelle encore ce député à l'ordre pour avoir employé cet argument ».
Un autre député ayant avancé que « l'assimilation civile des Juifs ne peut se réaliser que là où le judaïsme lui-même n'existe plus », M. Bruno observe :
« Exact ! mais à condition de conserver l'autre idée de la Critique que j'ai développée dans mon ouvrage »,c'est-à-dire que le christianisme devrait, lui aussi, avoir cessé d'exister.
On le voit : dans sa réplique n° 1 aux attaques contre « La question juive », la Critique absolue continue à considérer la suppression de la religion, l'athéisme, comme la condition de l'égalité civile. À ce premier stade, elle n'a donc réussi à acquérir une vue plus profonde ni de l'essence de l'État, ni de «l'erreur » de son « ouvrage».
La Critique absolue a un accès de mauvaise humeur lorsqu'on dénonce une des découvertes scientifiques « dernier cri » qu'elle se proposait de faire comme une idée déjà universellement répandue. Un député rhénan observe :
« Jamais encore personne n'a prétendu que, dans leur organisation politique, la France et la Belgique aient fait preuve d'une clarté spéciale pour dégager les principes servant de base à cette organisation ».La Critique absolue aurait pu rétorquer que c'était là situer le présent dans le passé, puisqu'on présentait comme opinion traditionnelle l'idée banale aujourd'hui que les principes politiques français sont insuffisants. Mais la Critique absolue ne trouverait pas son compte à cette réplique adéquate. Elle est forcée au contraire de défendre un point de vue périmé qu'elle métamorphose en opinion actuelle, et de faire de l'opinion qui règne actuellement un mystère critique, qu'il est réservé à ses études de révéler à la Masse. C'est pourquoi elle est obligée de dire :
« Il [ce préjugé suranné] a été soutenu par un très grand nombre de gens [la Masse] ; mais une étude approfondie de l'histoire prouvera que, même après les grands travaux accomplis en France, il reste encore beaucoup à réaliser pour aboutir à la connaissance des principes. »L'étude approfondie de l'histoire ne « réalisera » donc pas elle-même cette connaissance des principes. En dépit de toute sa profondeur, elle ne prouvera qu'une chose : « qu'il reste encore beaucoup à réaliser». Grande réalisation, vraiment, surtout après les travaux des socialistes ! Cependant, M. Bruno réalise déjà, beaucoup pour l'intelligence de l'état social actuel, quand il observe :
« La détermination qui règne à l'heure actuelle, c'est l'indétermination. »Hegel dit que la détermination dominante en Chine est l' « être » et la détermination dominante aux Indes le « néant », etc., la Critique absolue adhère à cette conception de façon tout à fait « pure » en dissolvant le caractère de l'époque contemporaine dans la catégorie logique de l' « indétermination », adhésion d'autant plus pure que l' « indétermination », elle aussi, tout comme l' « être » et le « néant », fait partie du chapitre premier de la Logique spéculative, le chapitre de la « qualité ».
Avant d'abandonner le n° 1 de la Question juive, il nous faut encore faire une remarque générale.
Une des tâches principales de la Critique absolue consiste à mettre toutes les questions d'actualité dans leur position exacte. En effet, elle ne répond pas aux questions réelles; elle y substitue des questions tout à fait différentes. De même qu'elle fait tout, il faut qu'elle lasse les « questions d'actualité », qu'elle en fasse des questions à elle, des questions critico-critiques. S'agirait-il du « Code Napoléon », qu'elle prouverait qu'il s'agit à proprement parler du « Pentateuque. » Pour elle, poser les « questions d'actualité », c'est les poser à côté et les transposer à la façon critique. C'est ainsi déformer la « question juive » de façon à ne pas avoir à étudier l'émancipation politique dont il s'agit en la matière, et à se contenter au contraire d'une critique de la religion juive et d'une peinture de l'État germano-chrétien.
Cette méthode est, elle aussi, comme toute trouvaille de la Critique absolue, la répétition d'une astuce spéculative. La philosophie spéculative, surtout la philosophie de Hegel, était obligée de traduire toutes les questions de la forme du bon sens dans la forme de la raison spéculative et de métamorphoser la question réelle en question spéculative, pour pouvoir y répondre. Après avoir déformé dans ma bouche la question que j'allais poser, et m'avoir mis, comme on le fait au catéchisme, sa propre question dans la bouche, à lui était naturellement possible, tout comme au catéchisme, d'avoir sa réponse prête à chacune de mes questions,
c: Hinrichs n°1 [21]. Mystérieuses allusions touchant à la politique, au socialisme et à la philosophie.
« Politique ! » L'existence de ce terme dans les cours du professeur Hinrichs inspire littéralement de l'horreur à la Critique absolue.
« Quiconque a suivi l'évolution des temps modernes et connaît l'histoire saura aussi que les mouvements politiques qui ont lieu à notre époque ont une signification tout autre (!) que politique : ils ont au fond » [au fond ! voici donc le fond de la sagesse !] une signification sociale (!) qui, tout le monde le sait (!), est telle (!) que tous les intérêts politiques paraissent insignifiants devant elle (!). »Quelques mois avant la parution de la Literatur-Zeitung critique parut, tout le monde le sait, le fantastique ouvrage politique de M. Bruno : État, religion et parti !
Si les mouvements politiques ont une signification sociale, comment les intérêts politiques peuvent-ils paraître « insignifiants » au regard de leur propre signification sociale ?
« M. Hinrichs n'est au courant ni de ce qui se passe chez lui, ni de ce qui se passe dans le monde... — Il ne pouvait se trouver chez lui nulle part, parce que... parce que la critique qui, depuis quatre ans, a commencé et poursuivi son uvre nullement « politique », mais... sociale (!), lui est demeurée totalement (!) inconnue. »Si nous en croyons la Masse, luvre que la Critique a poursuivie n'est « nullement politique », mais « toujours et partout théologique », et elle l'est en ce moment encore où, pour la première fois, non seulement depuis quatre ans, mais depuis sa naissance littéraire, elle prononce le mot « social », elle se contente du mot !
Depuis que les écrits socialistes ont répandu en Allemagne l'idée que tous les efforts et tous les travaux humains, tous sans exception, ont une signification sociale, M. Bruno peut appeler pareillement ses ouvrages théologiques ouvrages sociaux. Mais quelle exigence critique que de demander au professeur Hinrichs de puiser le socialisme dans la connaissance des écrits de Bauer, alors que tous les ouvrages publiés par B[runo] Bauer avant l'édition des cours d'Hinrichs, dès qu'ils tiraient des conséquences pratiques, tiraient des conséquences politiques ! Le professeur Hinrichs, à parler non critiquement, ne pouvait tout de même pas compléter les uvres publiées de M. Bruno à l'aide de ses uvres encore inédites. Du point de vue critique, la Masse, il est vrai, a le devoir d'interpréter dans le sens de l'avenir et du progrès absolu non seulement les mouvements « politiques », mais tous les « mouvements » à caractère de Masse de la Critique absolue ! Cependant, afin que M. Hinrichs, après avoir pris connaissance de la Literatur-Zeitung n'oublie jamais le mot « social » et ne méconnaisse plus jamais le caractère « social » de la Critique, celle-ci proscrit pour la troisième fois, à la face du monde, le terme « politique » et répète solennellement, pour la troisième fois, le terme « social ».
« Il n'est plus question de signification politique, quand on envisage la vraie tendance de l'histoire moderne, mais... mais de signification sociale », etc.Après avoir servi de victime expiatoire pour les mouvements « politiques » antérieurs de la Critique, le professeur Hinrichs sert maintenant de victime expiatoire pour les mouvements et les termes « hégéliens » de la Critique absolue, maintenus à dessein jusqu'à la publication de la Literatur-Zeitung et conservés involontairement dans cette feuille.
On lance deux formules contre Hinrichs : une fois on le traite de « pur hégélien » et deux fois de « philosophe hégélien ». M. Bruno se flatte même de l' « espoir » que les « locutions banales qui ont circulé - au prix de quelles fatigues ! — dans tous les livres de l'école hégélienne [notamment dans ses livres à lui], toucheront bientôt au terme de leurs pérégrinations », étant donné l'état d' « épuisement » dans lequel nous les trouvons dans les cours du professeur Hinrichs. M. Bruno attend de l'épuisement du professeur Hinrichs la dissolution de la philosophie hégélienne et espère être délivré lui-même de cette philosophie !
Dans sa première campagne, la Critique absolue jette donc à bas ses propres dieux, les dieux qu'elle a si longtemps adorés : « Politique » et « Philosophie », en déclarant que ce sont là des idoles du professeur Hinrichs.
Glorieuse première campagne !
Notes
[1] . Lénine note : « Ce passage est extrêmement important : Critique de l'opinion selon laquelle l'histoire a été manquée parce que la Masse s'y était intéressée, parce que l'histoire comptait sur la Masse, qui se contentait d'une conception « superficielle » de « l'idée ». » (Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 22). Tout le chapitre est bâti sur l'opposition Critique-Masse; ce dernier mot, souvent utilisé pour former un adjectif « de masse », que nous avons parfois traduit par massif, prend au fil du développement plusieurs sens : il désigne tantôt le peuple, les masses, tantôt la réalité tangible, concrète, etc., et plus généralement tout ce qui n'est pas la Critique telle que Bruno Bauer la conçoit.
[2] Marx cite ici (et plus loin) l'article de Bruno Bauer : « Derniers écrits sur la question juive » (Fascicule 1 de l'Allgemeine Literatur-Zeitung, décembre 1843). Cet article était une réponse de Bauer aux critiques que son ouvrage : La Question juive avait suscitées.
[3] Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (La bonne cause de la liberté et ma propre affaire) et Die Judenfrage (La Question juive) sont des ouvrages de Bruno Bauer parus en 1842 et 1843. Ce dernier complétait l'article du même auteur paru dans les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes) en novembre 1842. (Sur cette revue, voir p. 42, note 5).
[4] Les deux phrases qui précèdent sont citées par Lénine dans ses Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 22.
[5] Ibidem, p. 22. Idée longuement reprise dans L'Idéologie allemande, à propos de la bourgeoisie.
[6] Les vers qui suivent sont cités en exergue par la revue Les Révolutions de Paris qui parut à Paris de juillet 1789 à février 1794. Jusqu'en septembre 1790. cette revue fut rédigée par le publiciste révolutionnaire Élisée Loustalot.
[7] Ces vers sont en français dans le texte.
[8] FEUERBACH Ludwig : Thèses provisoires sur la réforme de la philosophie. Écrites en janvier 1842, mais interdites par la censure allemande, elles ne parurent qu'en 1843 en Suisse dans le tome Il des Anekdota zur neuesten deutschen Philosophie und Publicistik.
[9] Phrases reprises par Lénine dans Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 23.
[10] Le terme est ici à peu près synonyme de socialiste.
[11] Tout le paragraphe est repris par Lénine : Cahiers philosophiques, uvres complètes, pp. 23-24. On notera le respect et l'admiration de Marx pour la classe ouvrière anglaise et française de l'époque.
[12] Cf. LÉNINE : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 24.
[13] Les Doctrinaires, groupe de penseurs français, partisans sous la Restauration de la monarchie constitutionnelle. Ce groupement reflétait les intérêts de la bourgeoisie et d'une fraction de l'aristocratie terrienne. Ce nom de doctrinaires leur fut donné à cause du caractère dogmatique des jugements qu'ils portaient. Les plus connus de ces doctrinaires sont François Guizot et le philosophe Jean-Paul Royer-Collard.
[14] Après la noce.
[15] Cf. LÉNINE : Cahiers philosophiques, uvres complètes, p. 24.
[16] Réplique n° 1 : il s'agit de l'article de Bruno Bauer : « Récents écrits sur la question juive ». (Fascicule 1 de l'Allgemeine Literatur-Zeitung, décembre 1843.)
[17] STRAUSS David Friedrich (1808-1874) : philosophe et écrivain allemand, publia Das Leben Jesus (La Vie de Jésus) (4° éd., Tubingen 1840), qui suscita des discussions passionnées.
[18] Article de Karl Marx sur la question juive paru dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher.
[19] PHILIPPSON Gustav (1814-1890) : pédagogue et publiciste allemand. HIRSCH Samuel (1809-1889), rabbin de Dessau. Essaya, dans ses ouvrages, de donner un fondement philosophique à la religion juive.
[20] Jeu de mots intraduisible; Hirsch signifie aussi cerf en allemand.
[21] Cours de politique, publiés à Halle en 1843 en deux tomes par le « vieil hégélien » Hinrichs. Le compte rendu du premier tome par Bruno Bauer parut dans le fascicule 1 de l'Allgemeine Literatur-Zeitung (déc. 1843). Dans le paragraphe intitulé : « Hinrichs n° 2 » (cf. p. 115), il est question du compte rendu du second tome que Bruno Bauer fit paraître en avril 1844 dans le cahier V de la Literatur-Zeitung.