1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
«La critique critique sous les traits du calme de la connaissance »,
ou la critique critique personnifiée par M. Edgar [1]
Pour atteindre au parfait « Calme de la connaissance », il faut que la Critique essaye avant tout de se débarrasser de l'amour. L'amour est une passion, et rien n'est plus dangereux pour le Calme de la connaissance que la passion. À l'occasion des romans de Mme von Paalzow [2], qu'il nous assure « avoir étudiés à fond », M. Edgar cède donc à « cet enfantillage qu'on appelle l'amour ». Quelle horreur, quelle abomination ! Voilà de quoi exciter la rage de la Critique critique, lui faire tourner la bile et même perdre la tête.
« L'amour... est un dieu cruel qui, semblable à toutes les divinités, veut posséder l'homme tout entier et n'a de cesse que l'homme lui ait sacrifié non seulement son âme, mais encore son MOI physique. Le culte de l'amour, c'est la souffrance, et l'apogée de ce culte, c'est le sacrifice de soi-même, le suicide. »
Pour pouvoir métamorphoser l'amour en un « Moloch », en un diable de chair et d'os, M. Edgar commence par en faire un dieu. Devenu dieu, c'est-à-dire objet de la théologie, il relève naturellement de la Critique de la théologie, et tout le monde sait d'ailleurs qu'il n'y a pas loin de dieu au diable. M. Edgar fait de l'amour un « dieu », et qui plus est un « dieu cruel », en substituant à l'homme aimant, à l'amour de l'homme, l'homme de l'amour, en détachant de l'homme l' « Amour » dont il fait un être particulier et en lui conférant une existence indépendante. Par ce simple processus, par cette métamorphose de l'attribut en sujet, on peut critiquement transformer toutes les déterminations essentielles et toutes les manifestations essentielles de l'homme en monstres et aliénations de l'être. C'est ainsi, par exemple, que la Critique critique fait de la critique, attribut et activité de l'homme, un sujet particulier, la Critique appliquée à elle-même, en un mot la Critique critique : « Moloch », dont le culte est le sacrifice de soi-même, le suicide de l'homme, à savoir de l'humaine faculté de penser.
« Objet, s'écrie le Calme de la connaissance, objet ! voilà bien le terme exact; car l'aimé n'importe à l'amant — (le féminin est absent) — qu'autant qu'il est cet objet extérieur de son affectivité, l'objet dans lequel il veut trouver la satisfaction de son sentiment égoïste. »
Objet ! Quelle horreur ! Rien de plus condamnable, de plus profane, de plus affligé du caractère de masse qu'un objet - à bas l'objet ! Comment la subjectivité absolue, l'actus purus, la critique «pure », ne verrait-elle pas dans l'amour sa bête noire, Satan en chair et en os, dans cet amour qui plus que toute autre chose apprend à l'homme à croire au monde objectif en dehors de lui, et fait non seulement de l'homme un objet, mais même de l'objet un homme ?
L'amour, continue, hors de lui, le Calme de la connaissance, l'amour ne se contente même pas de métamorphoser l'homme en la catégorie : « objet » pour un autre homme, il va jusqu'à faire de l'homme un objet déterminé, réel, le Ceci (Voir HEGEL : Phénoménologie [3], sur le Ceci et le Cela, où on polémique aussi contre le détestable « Ceci ») l'objet individuel-détestable, extérieur, non pas seulement intérieur, confiné dans le cerveau, mais manifeste aux sens.
« L'amour ne vit pas seulement emmuré dans le cerveau. »
Non, la bien-aimée est un objet sensible; et la Critique critique exige pour le moins, quand elle condescend à admettre un objet, que cet objet soit non sensuel. Mais l'amour est un matérialiste non critique et non chrétien.
Enfin, l'amour va jusqu'à faire d'un être humain « cet objet extérieur de l'affectivité » d'un autre être humain, l'objet où trouve sa satisfaction le sentiment égoïste de l'autre, égoïste, parce que c'est sa propre essence que chacun quête chez l'autre. Mais cela est inadmissible ! La Critique critique est tellement affranchie de tout égoïsme qu'elle découvre toute l'étendue de l'essence humaine pleinement réalisée dans son propre Moi.
Bien entendu, M. Edgar ne nous dit pas par quoi l'aimée se distingue de tous les autres « objets extérieurs de l'affectivité, en quoi se satisfont les sentiments égoïstes des hommes ». Au Calme de la connaissance, l'objet de l'amour, si plein d'esprit, si riche de sens, si expressif, ne suggère que ce schéma exprimant une catégorie : « cet objet extérieur de l'affectivité », tout comme une comète, par exemple, n'est pour le philosophe de la nature, qui s'en tient à la spéculation, que la « négativité ». En faisant d'un autre être humain l'objet extérieur de son affectivité, l'homme — c'est la Critique critique qui le reconnaît elle-même - lui confère de « l'importance », mais une importance pour ainsi dire objective, tandis que l'importance que la Critique confère aux objets n'est que l'importance qu'elle se confère à elle-même, et qui s'affirme par conséquent non pas dans le « détestable être extérieur », mais dans le « néant » de l'objet important du point de vue critique.
Si, dans l'homme réel, le Calme de la connaissance ne possède pas d'objet, en revanche dans l'humanité il possède une chose. L'amour critique « prend garde surtout d'éviter que la personne lui fasse oublier la chose, chose qui n'est rien d'autre que la chose même de l'humanité ». L'amour non critique ne sépare pas l'humanité de l'homme individuel, personnel.
« L'amour lui-même, passion abstraite qui vient on ne sait d'où et va on ne sait où, ne peut prétendre à un développement intérieur intéressant. »
Aux yeux du Calme de la connaissance, l'amour est une passion abstraite, selon le vocabulaire spéculatif qui appelle abstrait le concret et concret l'abstrait.
Le poète a dit :
« La belle jeune fille était venue d'ailleurs.
Et nul ne savait le nom de son village.
Aussi, dès qu'elle eut quitté ces parages,
On l'oublia : loin des yeux, loin du cur [4]. »
Pour l'abstraction, l'amour est semblable à cette « jeune étrangère »; sans passeport dialectique, il se voit expulsé par la police critique.
La passion de l'amour ne peut prétendre à un développement intérieur intéressant, parce qu'elle ne peut être construite a priori, parce que son développement est un développement réel qui s'opère dans le monde sensible et entre individus réels. Or l'intérêt principal de la construction spéculative réside dans les questions : « d'où vient cela » ? « où va-t-il » ? La question d'où est précisément la « nécessité d'un concept, sa preuve et sa déduction » (Hegel). La question où est la détermination « grâce à laquelle chaque chaînon singulier du cycle spéculatif, en tant qu'élément animé de la méthode, est en même temps le début d'un nouveau chaînon» (Hegel). L'amour ne mériterait donc l' « intérêt » de la Critique spéculative que si l'on pouvait construire a priori son origine et son but.
Ce que la Critique critique combat ici, ce n'est pas seulement l'amour, c'est toute donnée vivante, tout immédiat, toute expérience sensible, plus généralement toute expérience réelle, dont on ne peut jamais savoir à l'avance -ni d'où elle vient ni où elle va.
Par sa victoire sur l'amour, M. Edgar s'est parfaitement posé en « Calme de la connaissance », et peut aussitôt faire la preuve sur Proudhon de la rare virtuosité d'une connaissance pour laquelle l'objet a cessé d'être « cet objet extérieur »; il apporte aussi la preuve d'un manque d'amour encore plus grand pour la langue française.
Notes
[1] Edgar Bauer, frère de Bruno Bauer.
[2] PAALZOW Henriette von (1788-1847) : romancière allemande.
[3] HEGEL : Phénoménologie de l'Esprit, cf. trad. française de la Phénoménologie, Paris, 1939, tome I, p. 81 et suiv. La Certitude sensible, ou le Ceci et ma visée du Ceci. Pour son travail sur la Sainte Famille, Marx utilisa le tome Il de la 2e éd. des uvres de Hegel (Berlin, 1841).
[4] SCHILLER : La jeune Étrangère, deuxième strophe.