1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Violence et question paysanne
Je voulais t'écrire à propos des tours de passe-passe de Rodbertus, mais cela paraît à présent dans ma préface à la première édition allemande de la Misère de la Philosophie dans la Neue Zeit [2]. Tu y trouveras le nécessaire sous une forme mieux développée, que je ne pourrais le faire dans une lettre. Puis tu trouveras la suite dans la préface au livre II du Capital [3].
Mais il y a un autre point sur lequel je tiens à te dire ce que je pense, et qui me paraît bien plus urgent.
L'ensemble des philistins libéraux a un tel respect de nous, qu'ils se mettent à crier d'une seule voix : oui, si les sociaux-démocrates voulaient se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution alors nous serions pour l'abolition immédiate de la loi anti-socialiste [4]. Il ne fait donc aucun doute que l'on vous fera très bientôt cette même proposition impudente au Reichstag. La réponse que vous y ferez est très importante - non pas seulement pour l'Allemagne, où nos braves camarades l'ont déjà donnée au cours des élections, mais encore pour l'étranger. Une réponse docile et soumise anéantirait aussitôt l'effet énorme produit par les élections [5].
A mon avis, la question se pose en ces termes:
Tout l'état politique actuel de l'Europe est le fruit de révolutions. Partout le terrain constitutionnel, le droit historique, la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, cest-à-dire des classes, parvenus au pouvoir, d'exiger que l'on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu'on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé - sinon ceux qui règnent actuellement n'auraient plus aucune justification légale - , mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.
En Allemagne, l'ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s'est achevé en 1866. L'année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n'est devenue une puissance que parles trahisons et les guerres contre l'Empire allemand en s'alliant avec l'étranger (1740,1756, 1795) [6], l'Empire prusso-allemand n'a pu s'instaurer que par le renversement violent de la Confédération allemande et la guerre civile. Il ne sert de tien, en l'occurrence, d'affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d'alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n'a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient - chacun de leur côté - avoir la légalité de son côté. Mais il suffit. La Prusse provoqua la guerre civile et donc la, révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin », et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l'ex - ville libre de Francfort. Si cela n'est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non content d'avoir agi ainsi l'État prussien confisqua la propriété privée des princes qu'elle venait de chasser du pouvoir. Il reconnut lui-même que cela n'était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée - le Reichstag - qui n'avait pas plus le droit de disposer de ces fonds que le gouvernement [7].
L'Empire prusso-allemand, en tant qu'achèvement de la Confédération de l'Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m'en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l'ont fait, c'est de n'avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l'Allemagne entière à la Prusse. Or quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner autrui parce qu'il est révolutionnaire. Dès lors que le parti a le même droit d'être ni plus ni moins révolutionnaire que. le gouvernement de l'Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.
Récemment, on affirmait officieusement : la Constitution de l'Empire n'est pas une convention entre les princes et le peuple; ce n'était qu'un accord entre les princes et les villes fibres, qui peuvent à tout instant la révoquer et la remplacer par une autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la Constitution impériale. On a fait aucune loi d'exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. C'est fort bien, nous ne réclamons pas davantage pour nous, dans le cas extrême, que ce que l'on demande ici pour les gouvernements.
Le duc de Cumberland est l'héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n'a pas d'autre droit de siéger à Berlin que celui que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu'après avoir pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Or le gouvernement révolutionnaire de l'Empire allemand l'empêche d'en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.
Comment cela se passe-t-il pour les partis ?
En novembre 1848, le parti conservateur a violé sans hésitation aucune la législation à peine créée en mars. De toute façon, il ne reconnut l'ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se serait rallié avec enthousiasme à tout coup d'État opéré par des forces absolutistes et féodales [8].
Les partis libéraux de toutes nuances ont participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd'hui ils n'admettraient pas qu'on leur déniât le droit de s'opposer par la force à un renversement de la Constitution.
Le Centre reconnaît l'Église comme puissance suprême, au-dessus de l'État; celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d'effectuer une révolution.
Or ce sont là les partis qui nous demandent et à nous seuls parmi tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l'emploi de la violence, et nous soumettre à n'importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu'elle est simplement formellement légale - légale au jugement, de nos, adversaires [9] - , mais encore lorsqu'elle est directement illégale !
Nul parti n'a jamais renoncé au droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n'a jamais renoncé à ce droit extrême.
Mais s'il s'agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment pour un parti, dont on proclame qu'il est privé de droits et qui, par décision d'en haut, est directement poussé à la révolution comme seule issue. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d'un jour à l'autre, et nous venons tout juste d'en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.
Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans le rapport de forces militaire actuel, nous ne déclencherons pas l'action les premiers, tant qu'il y aura supériorité militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu'à ce que la puissance militaire cesse d'être une puissance contre nous [10]. Toute révolution qui aurait lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, cest-à-dire les petits bourgeois.
En outre, même les élections ont montré que nous n'avions rien à attendre de la conciliation, cest-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce nest qu'en opposant une fière résistance que nous avons inspiré à tous le respect, et sommes devenus une puissance. On ne respecte que la puissance, et tant que nous en serons une, les philistins nous respecteront. Quiconque leur fait des concessions se fait mépriser par eux, et n'est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s'en montrent dignes !
Frédéric Engels
Notes
[1] Nous ne suivons pas ici un strict ordre chronologique par rapport aux textes du chapitre précédent. Nous le faisons essentiellement pour étayer les problèmes de la violence (et de la question agraire qui sont étroitement liés) de l'argumentation « juridique » ad hoc.
[2]
Le point de départ de la polémique fut l'article de
Kautsky dans la Neue Zeit critiquant le Capital de
Rodbertus. Le social-démocrate réformiste Schramm,
l'un des responsables du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik, éprouva le besoin de prendre la défense
du plagiaire et critique de Marx quétait Rodbertus et
d'écrire « l'article de Kautsky était
superficiel et irréfléchi », cf. Neue Zeit,
no 11 de 1884 dans lequel Kautsky répondit aussitôt.
Dans la Neue Zeit, n° 1 de 1885,
Engels intervint à son tour, pour soutenir Kautsky et publia
sous le titre « Marx et Rodbertus » la préface à
la première édition allemande de 1884 de la Misère
de la Philosophie de Marx, traduite en allemand par Bernstein.
Schramm ne se tint pas pour battu et revint à la charge dans
le n° 5 de la même Neue Zeit. Pire encore, dans son
ouvrage intitulé « Marx, Rodbertus, Lassalle »,
publié fin 1885 par la maison d'édition du
social-démocrate Louis Viereck, Schramm. s'en prit au
socialisme « unilatéral et dogmatique de Marx ».
Le secret de ces « défauts » provenait aux dires
de Schramm, de ce que Marx était et restait (d'où son
unilatéralité et sans doute son dogmatisme ?) partisan
de la révolution violente, et d'attaquer les dirigeants de la
social-démocratie allemande, cette « clique » qui
défend un « marxisme unilatéral et infaillible »
et ne cherche à atteindre « ses buts que par des moyens
violents ». Et Schramm de proposer que le parti abandonne la
tactique de Marx qui, comparée à celle de Lasalle,
n'est qu'une « tactique de chambre ». C'est bel et bien
le problème de la violence qui trace la ligne de démarcation
entre opportunistes révisionnistes, toujours
anti-dogmatiques, et les révolutionnaires marxistes.
[3] Cf. K. Marx, Le Capital, Livre Deuxième, tome IV des Éditions Sociales, pp. 13 - 24.
[4]
Cette simple phrase d'Engels explique toute la tactique suivie par
le gouvernement allemand après la loi anti-socialiste afin de
démobiliser au maximum les masses révolutionnaires
allemandes, de diviser autant que possible la direction de leurs
organisations de classe, bref d'émasculer le mouvement, il
utilisera le chantage de la violence, qui devait canaliser le
prolétariat dans la voie démocratique et pacifique de
la légalité bourgeoise.
Sept ans avant l'abolition de la loi
anti-socialiste, Engels montre déjà que cette loi
signifiait simplement que le gouvernement prenait les devants dans
la LUTTE de classes, en empêchant par tous les moyens que la
social-démocratie n'utilise des moyens autres que légaux
et pacifiques - quitte à ce que le gouvernement utilise la
force pour ce faire.
[5] Une déclaration de renonciation au recours à la force eût réduit la social-démocratie à n'être plus qu'un parti électoral, agissant sur le terrain des réformes, et non de la révolution après les éclatantes victoires électorales du parti social-démocrate allemand.
[6] Marx décrit ces faits dans ses manuscrits de 1863-1864 relatifs aux Rapports entre la France, la Pologne et la Russie, cf. Marx- Engels, la Russie, Éditions 10-18, pp. 80-113.
[7] Engels décrit ici à l'intention de Bebel les faits assemblés dans son ouvrage, le Rôle de la violence dans l'histoire : Violence et économie dans la formation du nouvel Empire allemand, trad. fr. in : Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 562 - 563.
[8] Marx avait construit en 1849 sa défense devant les jurés de Cologne sur cet argument pour expliquer que la révolution ne faisait qu'utiliser la violence, comme la contre-révolution elle-même, si bien qu'il ajoutait : « On peut pendre ses adversaires, mais non les condamner. A titre d'ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais en ne peut les JUGER à titre de criminels » (cf. Marx-Engels, Le Parti de classe, I, p. 176).
[9] Aux yeux du marxisme, les lois elles-mêmes font partie des superstructures de force de l'État qui permettent aux classes dirigeantes d'asseoir, par l'utilisation de la violence potentielle, leur domination sur les classes exploitées. En d'autres termes, les lois ne, sont pas la codification rationnelle des rapports sociaux (sur la base d'un Contrat social), mais l'expression d'un rapport de force qui fait que la classe au pouvoir impose SON ordre (esclavagiste, féodal, capitaliste, prolétarien), au reste de la société.
[10] Engels souligne toujours qu'il ne parle pas d'utiliser la violence DANS LE RAPPORT DE FORCES ACTUEL.