1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie
J'ai répondu en détail à une longue lettre de Schumacher [1] justifiant sa position lors du vote sur la subvention maritime, et j'ai réaffirmé à cette occasion mon vieux point de vue. Si pour ménager les soi-disant préjugés de certains électeurs, on ne veut pas voter systématiquement contre une aide de l'État tirée de la poche des ouvriers et des paysans au profit de la bourgeoisie, il faut voter seulement, à mon avis, lorsque l'État consent une aide d'un égal montant au profit direct des ouvriers, urbains et campagnards - notamment pour des coopératives d'ouvriers agricoles sur des domaines de l'État [2].
Afin d'éviter des malentendus, je l'ai prié de faire toujours état de la lettre entière, au cas où il l'utiliserait auprès d'autres camarades.
Voilà que Liebknecht passe très hardiment au premier plan : la série écrite en prison, la lecture du Capital à moitié oublié et la prise de conscience toujours plus claire d'être assis entre deux chaises, tout cela semble avoir eu un effet très utile [3]. J'en suis très content - pourvu que cela dure. Au moment décisif, il se trouvera certainement du bon côté, mais jusqu'à ce qu'on en vienne là, il nous occasionnera les pires tourments avec ses tendances à se dissimuler les difficultés - ce qu'il tient pour de la diplomatie, domaine dans lequel il nous dépasse tous de très loin.
La guerre européenne commence à nous menacer sérieusement. Ces misérables vestiges de petites nations surannées - Serbes, Bulgares, Grecs et autre racaille pour laquelle le philistin libéral éprouve des transports - ne peuvent souffrir que l'un quelconque d'entre eux vive tranquillement et ne peuvent s'empêcher de se prendre à la gorge pour se dépouiller. Que tout cela est merveilleux et conforme aux aspirations du philistin qui s'enthousiasme pour le principe des nationalités [4], selon lequel chacune de ces tribus naines dispose du droit de paix et de guerre pour toute l'Europe. Le premier coup de feu est tiré à Dragoman - mais nul ne peut dire où et quand le dernier sera tiré.
Notre mouvement avance de manière admirable : partout, vraiment partout, les conditions sociales travaillent à le servir. Nous avons encore tant besoin de quelques années de développement tranquille pour nous renforcer, qu'il ne faut pas souhaiter jusque-là de grand chambardement. Celui-ci, en effet, ne ferait que nous repousser à l'arrière-plan pour des années, et il serait ensuite probable qu'il nous faudrait de nouveau tout recommencer par le début - comme après 1850.
Au reste, une guerre pourrait susciter à Paris une révolution, qui par ricochet pourrait de nouveau déclencher le mouvement dans le reste de l'Europe. Dans ce cas - dans des conditions certainement génératrices de chauvinisme aigu - les Français seraient les chefs - ce dont leur niveau théorique de développement les rend absolument incapables. C'est précisément pour les Français - qui depuis 1871 ne cessent de se développer excellemment sur le plan politique, avec la conséquence logique qui leur est propre quoiqu'elle leur soit inconsciente - à savoir que quelques années de règne tranquille des radicaux seraient le plus précieux. En effet, ces radicaux se sont appropriés tout le socialisme moyen, courant dans le pays, ce bric à brac d'idées de Louis Blanc, Proudhon, etc., et nous aurions un intérêt énorme à ce qu'ils aient l'occasion de tuer ces phrases dans la praxis.
Par contre, une grande guerre, si elle venait à éclater, mettrait aux prises six millions de soldats sur les champs de bataille et coûterait une quantité inouïe d'argent. Cela aboutirait à un bain de sang, à des destructions et enfin à un épuisement sans précédent dans l'histoire. C'est ce qui explique aussi que ces messieurs en aient eux-mêmes une telle peur. Et voici ce que l'ont peut prédire : si cette guerre arrive ce sera l'ultime, et ce sera l'effondrement total de l'État de classe, sur le plan politique, militaire, économique (même financier) et moral. Cela peut aller jusqu'au moment où la machine de guerre elle-même se rebelle et refuse que les populations s'entre-déchirent à cause de ces lamentables peuples balkaniques. C'est le mot cher à l'État de classe : après nous le déluge ! (en Fr.). Or, après le déluge, c'est nous qui arriverons - et nous seuls.
Les choses restent en l'état : quoi qu'il puisse arriver, cela tourne en un moyen de porter notre parti au pouvoir et de mettre fin à toute la fripouillerie. Mais j'avoue que je souhaite que tout se passe sans cette tuerie, car elle n'est pas indispensable. Mais si elle doit avoir lieu, alors je veux espérer que ma vieille carcasse ne m'empêchera pas au moment voulu de remonter à cheval.
Merci pour le compte rendu des débats sur la prolongation de la loi anti-socialiste - il nous a fait grand plaisir [5]. Voilà au moins, de nouveau, quelque, chose qui est à la hauteur du mouvement, et c'est l'impression que l'on en a depuis le début jusqu'à la fin. Même Liebknecht est redevenu comme dans le temps : la concurrence française semble avoir un effet salutaire. Le spectacle de toute cette bande - on dirait presque meute - qui se presse autour de toi pour aboyer et t'attaquer et qui est repoussée à grands coups de fouet, ce spectacle est proprement réjouissant. Quelle chance qu'en dehors de vous deux, il n'y ait eu que Vollmar qui ait dit quelques mots et que Singer, bassement attaqué dans sa personne, air dû répondre avec violence, tandis que la masse des dociles de la fraction parlementaire avait le doigt dans la bouche. La peur de ces messieurs devant le régicide est ridicule. Eux-mêmes ou leurs pères ont tous chanté :
Qui n'a jamais eu autant de déveine
Que notre bourgmestre Tschech [6] ?
De n'avoir pu réussir, à deux pas,
À abattre ce gros lard !
A l'époque, la bourgeoisie avait, il est vrai, encore un peu de force vitale, et la différence apparaît précisément dans le fait que cette chanson a eu pour auteur la baronne von Droste-Vischering en 1844, alors que le Kulturkampf est mené aujourd'hui avec les armes les plus éculées, brandies par les bras les plus fatigués...
Il semble que Bismarck ait été très en colère, mais il parlait manifestement à l'adresse du kronprinz : Laura et Tussy répondront certainement à ses ridicules accusations contre Marx [7]. Parmi les autres discours, celui de Hänel est le meilleur du point de vue juridique : il met en lumière l'absurdité de la revendication selon laquelle les citoyens ne doivent pas seulement se plier devant l'État de manière extérieure, mais encore intérieure, puisqu'on réclame que l'intention et sa simple formulation soit déclarée coupable, bref quelque chose qui se situe en dehors du champ d'application de la loi. De telles exigences montrent combien toutes les conceptions juridiques de la bourgeoisie ont fait naufrage en Allemagne. Les conceptions juridiques n'ont jamais existé que chez la bourgeoisie d'opposition, alors que dans la réalité nous avons toujours eu l'absence de droit de l'État policier, soit ce qui, dans d'autres pays, ne se fait que de façon honteuse ou a été imposé par un coup d'État (exception faite toujours de l'Irlande).
Dans la séance du Reichstag du 31 mars, Monsieur de Bismarck a affirmé selon le compte rendu sténographique : « Il [Bebel] s'est référé à Marx. Eh bien, que Marx n'ait pas élevé des meurtriers, cela je ne le. sais pas; car pour autant que j'ai entendu dire, l'homme qui a tiré sur moi les coups de revolver dont je porte encore les cicatrices, est Blind, un disciple de Marx. » À cette peur étrange qu'éprouve Monsieur de Bismarck pour feu notre père, nous répondrons comme suit : 1. Ferdinand Blind n'avait plus vu ni parlé à Marx douze ou treize ans environ avant l'attentat; 2. Si Ferdinand Blind a tiré sur Monsieur de Bismarck et a marché courageusement à la mort pour cette action, il ne pouvait avoir que de courageux motifs de patriotisme allemand, car il cherchait à préserver l'Allemagne d'une guerre civile, et l'opinion publique allemande, libérale, progressive et démocratique, bref la bourgeoisie allemande, des actes de violence de Bismarck. Or ces deux choses étaient au plus haut point indifférentes à notre père; 3. Monsieur de Bismarck, dont Louis Bonaparte était le maître et le modèle à suivre, tout comme les autres « grands hommes » dont se pare le règne capitaliste en déclin ne sont que des figures qui amusaient au plus haut point Marx et qui ne sont à la rigueur que des auxiliaires indirects et involontaires de la révolution prolétarienne. Marx n'avait pas le moindre intérêt à ce que de telles personnes soient sauvées par une mort prématurée de leur inévitable Sedan, aussi bien intérieur qu'extérieur; 4. L'idée qui fait frissonner et trembler comme dans les mauvais romans, à savoir qu'un homme comme Marx pouvait s'adonner à « l'élevage de meurtriers » démontre une fois de plus combien Marx avait raison de ne voir en Bismarck qu'un junker prussien hautement borné malgré toute sa rouerie, un homme d'État tout à fait incapable de saisir un quelconque grand mouvement historique.
Paris et Londres, le 14 avril 1886. Laura Lafargue, Eléanore Marx-Aveling.
Notes
[1] Cette réponse d'Engels n'a pu être retrouvée. Dans sa lettre du 14 août 1885 à Engels le parlementaire social-démocrate Georg Schumacher justifiait son opportunisme dans le débat sur les subventions maritimes par un argument éculé, mais plus vivace que jamais aujourd'hui, à savoir que les subventions aux propriétaires de lignes maritimes profiteraient « indirectement » aussi aux ouvriers des arsenaux. Il osait y écrire : « Nous avons appris par l'enseignement d'un F. Engels, Marx et Lassalle que nous ne pouvons pas atteindre notre but par des conjurations ou des putschs et que pour instaurer la législation socialiste (?!?!) il faut une ténacité que l'on n'obtient que par la diffusion de la lumière socialiste. » Après cette envolée, les « nécessités économiques » : « Les dix mille hommes qui sont occupés dans les chantiers maritimes allemands et qui n'ont pas de travail (?!) nous avions la volonté d'intervenir en leur faveur sous certaines garanties pour la subvention maritime. » Enfin cette perle coloniale : « Notre parti a toujours voté pour tout ce qui contribue à rapprocher les peuples et à éliminer les haines raciales, et aucune autre autorité ne doit payer la subvention maritime pour la bourgeoisie allemande. »
[2]
Dans sa lettre à Bebel du 17 novembre 1885 (reproduite plus
haut dans notre recueil), Engels avait proposé de ne voter
une aide de l'État à la bourgeoisie qu'en échange
d'une aide égale pour le prolétariat, notamment pour
la création de coopératives d'ouvriers agricoles sur
les domaines de l'État, mais il faisait en sorte que cette
proposition ne soit pas réalisable tant que la
bourgeoisie était au pouvoir. Il soulignait que ce
projet aurait un effet explosif sur, le prolétariat agricole
de l'Allemagne de l'Est qu'il fallait absolument conquérir
pour saper le régime bonapartiste en Allemagne.
Au cours des débats sur les
subventions maritimes, Liebknecht abusa de cette proposition
d'Engels - déjà conciliant - de la manière la
plus maladroite au moment où, en première lecture, le
social-démocrate Blos se déclara prêt à
faire voter le groupe en faveur des subventions, Bebel seul y étant
opposé. Dans un article publié le 5 janvier 1885,
Liebknecht avait cité quelques extraits seulement de la
lettre d'Engels pour justifier ses compromis.
[3] Wilhelm Liebknecht purgeait alors une peine de prison de quatre semaines pour avoir « injurié » le député national-libéral Sparig. Durant son emprisonnement, il écrivit quatre articles sur « la journée de travail normale » pour le Sozialdemokrat.
[4] En ce qui concerne la critique du principe des nationalités (dont le monde actuel est affligé plus que jamais aujourd'hui par les revendications prétendument démocratiques et « communistes »), cf. Marx-Engels, La Russie, Édit. 10/18, pp. 205-210.
[5]
Le Reichstag débattit les 30 et 31 mars 1886 sur le projet
de loi de prolongation de la loi anti-socialiste, qui fut adopté
par 169 voix contre 137. Bebel ironisa dans son discours : «
Si vous êtes capables d'arrêter la prolétarisation
des masses, si vous êtes capables de mettre en oeuvre des
moyens tangibles pour cela, alors la loi anti-socialiste n'est plus
du tout nécessaire, car alors vous fêtiez disparaître
progressivement de ce monde la social-démocratie sans loi
anti-socialiste. Mais si vous en êtes incapables alors toutes
vos lois anti-socialistes ne pourront pas non plus vous sauver de la
social-démocratie. » La droite entra en fureur lorsque
Bebel déclara que la monarchie allemande, si elle suivait
l'exemple du despote russe, devrait s'attendre à recevoir les
mêmes coups que le tsarisme russe (allusion à
l'assassinat d'Alexandre III). Bebel ne faisait que répéter
ce qu'Engels avait écrit à Kautsky le 26 et 27-6-1894 : « Ainsi ils ont tué au couteau Sadi Carnot,
cette pauvre bête stupide et ennuyeuse - le premier Français
qui ait fait carrière en cultivant l'ennui - et cela en
France ! Bien, mais maintenant Alexandre III va se mettre à
réfléchir sur l'alliance franco-russe, et dira :
merci, tout cela je peux l'avoir aussi chez moi, et moins cher ! »
Bismarck et Puttkamer accusèrent aussi
Bebel de prêcher le terrorisme. Bebel reprit la parole et
expliqua la position sociale-démocrate sur cette question.
Liebknecht déclara fièrement :
« Messieurs, les dés sont jetés pour ce qui
concerne la loi anti-socialiste, la majorité est assurée
de sa prolongation... Nous n'en appelons pas à votre
commisération. le résultat nous est indifférent
: nous vaincrons de toute façon - si vous faites le pire,
cela tournera au meilleur pour nous ! Plus vous serez enragés,
plus vite ce sera votre fin : tant va la cruche à l'eau qu'à
la fin elle se casse ! »
Singer dénonça au Reichstag
l'activité des mouchards et provocateurs envoyés par
la police politique dans le mouvement ouvrier. Le flic Ferdinand
lhring s'était infiltré fin 1885 dans une section
berlinoise sous le nom de Mahlow et y incitait les ouvriers à
des actions de terrorisme individuel et cherchait à recruter
des mouchards pour la police. Singer assista à la réunion
où les ouvriers démasquèrent Ihring. Au lieu de
se défendre simplement, les dirigeants sociaux-démocrates
passaient cette fois-ci à l'attaque.
[6] Tschech, le maire de Storkow, avait tenté de tuer Frédéric-Guillaume IV. Certes, Marx-Engels furent amenés à condamner certains attentats individuels, parce qu'ils avaient été organisés parla police pour justifier, à l'heure de son choix, une répression et une action préventive contre le mouvement ouvrier. En outre, contrairement à certains anarchistes, le marxisme affirme qu'on ne peut « faire » la révolution par cette seule méthode. Ceci étant, Marx-Engels ont admis les attentats et actions individuelles pour diverses raisons : pour refréner l'ardeur de certains agents trop zélés de la bourgeoisie ou de la réaction assurés que, quoi qu'ils fassent, ils jouiraient de l'impunité; pour faire respecter le mouvement révolutionnaire qui ne saurait se. laisser intimider par une répression à sens unique qui le démoraliserait; dans certaines conditions révolutionnaires déterminées. Ainsi Engels écrivait-il à propos des attentats individuels perpétrés en Russie dans les années 1880 : « Les agents du gouvernement commettent des atrocités. Contre de telles bêtes féroces, il faut se défendre comme on peut - avec de la poudre et du plomb. L'assassinat politique en Russie est le seul moyen, dont disposent les hommes intelligents, ayant une dignité et du caractère, pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï. » Et Engels souligne ici qu'interdire la liberté d'action du Parti révolutionnaire, en lui déniant le droit à la révolution - comme c'est toujours le cas en Allemagne, sous la pression des Alliés russes, américains, etc. - , c'est préparer précisément les conditions sociales et politiques d'actions semblables à celles qu'exigeait le despotisme tsariste. Pour ce qui est de la prise d'otages, Marx rappelle que c'est précisément l'Allemagne officielle qui l'a rétablie, cf. la fin de l'Adresse sur la Commune du Conseil général de l'A.I.T., in : la Guerre civile en France, 1953, Éditions Sociales, p. 61. Sur la violence et la légalité, cf. le Fil du Temps en langue allemande, Faden der Zeit, n° 4.
[7] Dans la séance du 31-3-1886 sur la prolongation de la loi anti-socialiste, Bismarck avait accusé Marx d'avoir couvé dans son sein des assassins. Les faits sur lesquels il fondait ses dires étaient si vagues et si confus que son jargon ne - résistait à aucune logique ni règle grammaticale. Engels informa les filles de Marx, Laura et Eléanore, qui répondirent par la déclaration que nous reproduisons après la lettre 12-4-1886 d'Engels à Bebel.