1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

3
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie


Influence petite-bourgeoise dans la fraction parlementaire

Engels à Eduard Bernstein, 28 février-1er mars 1883.

Veuillez donc me faire le plaisir de ne plus jeter constamment à la tête le terme de « camarade » dans le journal. Premièrement, j'ai horreur des procédés qui constituent à gratifier quelqu'un de titres; faisons donc comme dans les milieux littéraires allemands où l'on appelle simplement les gens par leur nom, sans titre (à moins qu'on veuille les attaquer), lorsque l'appellation de « camarade » ne sert pas à informer véritablement le lecteur que l'intéressé appartient au parti. Ce qui se fait parfaitement à la tribune et dans les débats oraux peut ne pas être de mise dans les choses imprimées. Ensuite, nous ne sommes pas des « camarades » au sens étroit du terme. Nous n'appartenons guère plus au parti allemand qu'au français, à l'américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. Au demeurant, elle nous interdit d'appartenir à un parti national quel qu'il soit, tant que nous ne rentrons pas en Allemagne par exemple, pour participer directement à la lutte qui s'y déroule. En ce moment cela n'aurait pas de sens.

Ce que vous dites de la responsabilité de Liebknecht dans le rabattage d'éléments petits-bourgeois est depuis longtemps mon avis. Parmi ses nombreuses remarquables caractéristiques, Liebknecht a le défaut de vouloir attirer à toute force des éléments « cultivés » dans le parti; aux yeux de cet ancien instituteur, rien ne peut être plus grave qu'un ouvrier confondant un « me » et un « moi » au parlement. Nous n'aurions jamais dû présenter aux élections un homme comme Viereck; il nous a plus mortellement ridiculisé au Reichstag que cent faux « moi », que les Hohenzollern et les maréchaux eux-mêmes perpètrent. Si les « cultivés » et en général ceux qui nous viennent de milieux bourgeois ne se placent pas entièrement sur le terrain prolétarien, ils sont pure corruption. En revanche s'ils sont véritablement sur ce terrain, ils sont parfaitement utilisables et les bienvenus. En outre, ce qui caractérise Liebknecht, c'est qu'il sacrifie sans sourciller de grands succès futurs à un succès momentané. L'expédition très douteuse de Viereck et de Fritzsche en Amérique en est une illustration. Cela s'est passé couci-couça, mais savons-nous combien Fritzsche nous ridiculisera encore à l'avenir en Amérique ? Et par dessus le marché on dit : c'était le représentant de la social-démocratie envoyé officiellement en Amérique. Et le cas Oppenheimer a montré à quel point il faut prendre garde de telles sortes de candidatures [1].

Encore une interruption !

Le 1° mars. Depuis toujours nous avons combattu jusqu'à l'extrême la mentalité petite-bourgeoise et philistine dans le parti, parce qu'elle a gagné toutes les classes en Allemagne depuis la guerre de Trente ans et est devenu le fléau héréditaire allemand, un corollaire de l'esprit de soumission et de servilité et de toutes les tares congénitales des Allemands. C'est elle qui nous a rendus si ridicules et méprisables à l'étranger. C'est la cause principale de la veulerie et de là faiblesse de caractère qui règnent en Allemagne. Elle règne sur le trône aussi bien que dans l'échoppe du savetier. C'est seulement depuis qu'il s'est formé un prolétariat moderne en Allemagne que s'est développée une classe qui n'est pratiquement pas touché par cette maladie héréditaire allemande: n'a-t-elle pas démontré dans la lutte qu'elle avait de la liberté, d'esprit, de l'énergie, le sens de l'humour et de la ténacité ? Comment ne lutterions-nous pas contre toute tentative d'inoculer artificiellement à cette classe saine la seule qui le soit en Allemagne - le vieux poison héréditaire du philistinisme borné et de la veulerie petite bourgeoise ? Il se trouve qu'au premier choc après les attentats et la loi anti-socialiste, les chefs se sont laissés gagner par la panique [2] - ce qui prouve qu'eux-mêmes ont vécu beaucoup trop au milieu des philistins et se trouvent sous la pression de l'opinion petite-bourgeoise. On voulut alors que le parti paraisse, sinon devienne, tout à fait petit bourgeois. Cela est heureusement surmonté à présent, mais les éléments petits-bourgeois qui se sont introduits dans le parti peu avant la loi anti-socialiste, notamment les étudiants parmi lesquels prédominent ceux qui ont raté leurs examens, sont toujours là, et il faut les tenir sévèrement à l'œil. Nous nous réjouissons que vous collaboriez à cette tâche, et vous disposez pour cela du poste le plus important au Sozialdemokrat. Mais surtout continuez de laisser dormir le malheureux article des annales. Il allait jusqu'à justifier les boursicoteurs ! Pourtant on peut parfaitement être soi-même à la fois boursicoteur et socialiste, tout en détestant et méprisant la classe des boursicoteurs. Me viendrait-il jamais à l'idée de m'excuser de ce que j'étais moi aussi dans le temps associé dans une fabrique ? Il serait bien reçu celui qui voudrait me le reprocher ! Et si j'étais certain de pouvoir profiter demain d'un million à la Bourse et mettre ainsi de grands moyens à la disposition du parti en Europe et en Amérique, j'irais tout droit à la Bourse.

Vous avez parfaitement raison de mépriser ceux qui cherchent des louanges chez l'adversaire. Nous avons souvent été dans une colère noire, lorsque le Volksstaat ou le Vorwärts enregistrait avec joie le plus petit pet d'appréciation des socialistes de la chaire. Miquel a commencé à trahir lorsqu'il s'est mis à dire : nous devons arracher dans chaque domaine l'appréciation admirative de la bourgeoisie. Et Rudolph Meyer peut nous flatter tant qu'il veut : il n'aura de louanges que pour des écrits tels que son admirable Politische Gründer. Naturellement nous n'avons jamais parlé de choses sérieuses avec lui, mais uniquement sur Bismarck et consorts. Mais du moins Meyer est-il un garçon comme il faut, sachant montrer les dents même à messieurs les nobles, et ce n'est pas un arriviste comme tous ces socialistes de la chaire, qui s'épanouissent maintenant aussi en Italie - un échantillon en est Achille Loria, qui était ici il y a peu de temps, mais il en avait assez après deux visites chez moi.

Le tumulte suscité à propos de la révolution électrotechnique est, pour Viereck qui ne comprend absolument rien à la chose, une simple occasion de faire de la réclame pour la brochure qu'il a publiée. La chose est néanmoins hautement révolutionnaire. La machine à vapeur nous a appris à transformer la chaleur en mouvement mécanique, mais avec l'utilisation de l'électricité, c'est la porte ouverte à toutes les formes de l'énergie : chaleur, mouvement mécanique, électricité, magnétisme, lumière, l'un pouvant être transformé et retransformé dans l'autre, et utilisé industriellement. Le cercle est bouclé. La dernière invention de Deprez, à savoir que le courant électrique de très haute tension peut être transporté avec des pertes d'énergie relativement minimes par de simples fils télégraphiques jusqu'à des distances impensables jusqu'ici en étant susceptible d'être utilisé au bout - bien que la chose ne soit encore qu'en germe - libère définitivement l'industrie de presque toutes les barrières locales, rend possible l'utilisation des forces hydrauliques tirées des coins les plus reculés, et même, si elle profitera au début aux villes, elle finira tout de même par devenir le levier le plus puissant de l'abolition de l'antagonisme entre ville et campagne. Il est évident que, de ce fait aussi, les forces productives auront une extension telle qu'elles glisseront de plus en plus vite des mains de la bourgeoisie au pouvoir. Cet esprit borné de Viereck n'y voit qu'un nouvel argument pour ses chères étatisations : ce que la bourgeoisie ne peut pas, c'est Bismarck qui doit le réaliser.


Engels à A. Bebel, 10 mai 1883.

Je veux bien croire que tu préfères ne pas siéger au Reichstag. Mais tu vois ce que ton absence peut permettre. Il y a des années déjà, Bracke m'écrivait que de tous c'était encore Bebel qui possédait le véritable sens parlementaire. C'est ce que j'ai toujours constaté. Il faudra donc bien qu'à la première occasion tu reprennes ton poste, et je serais très heureux si tu étais élu à Hambourg, si bien que tu serais délivré de tes doutes par la nécessité [3].

L'agitation et le travail parlementaires deviennent certainement très ennuyants à la longue. Il en est comme de la prospection, de la réclame et des voyages d'affaires : le résultat n'arrive que lentement et pour certains jamais. Mais on ne peut s'en passer, et quiconque a mis le doigt dans l'engrenage doit aller jusqu'au bout, ou bien toute la peine qu'on s'est donnée auparavant est perdue. Or sous le régime de la loi anti-socialiste, c'est la seule voie qui soit demeurée ouverte, et il ne faut absolument pas s'en laisser dépouiller.

Le compte rendu du congrès de Copenhague était, bien sûr, rédigé de sorte que je pouvais lire entre les lignes et corriger en conséquence les informations teintées comme toujours en rose par Liebknecht. En tout cas, j'ai pu lire que les Demis [4] y ont subi une rude défaite, et j'ai cru qu'ils allaient maintenant rentrer un peu leur corne. Or cela ne semble pas se vérifier à présent. Nous ne nous sommes jamais fait d'illusion à leur sujet. Hasenclever tout comme HasseImann n'auraient jamais du être admis dans le parti, mais la précipitation de Liebknecht à réaliser l'unité avec les Lassalléens - contre laquelle nous avons protesté à l'époque de toutes nos forces - nous a imposé, un âne et, pour un bon bout de temps, aussi un coquin. A l'époque, Blos était un garçon vif et courageux, mais à la suite de son mariage il s'est ramolli à cause des soucis matériels. Geiser a toujours été un bonnet de nuit prétentieux, et Kayser un commis-voyageur braillard. Rittinghausen ne valait rien en 1848 déjà, et il n'est socialiste que pro forma en vue de réaliser avec notre aide son administration populaire directe, alors que nous avons bien mieux à faire.

Ce que tu dis de Liebknecht, c'est ce que tu penses sans doute depuis longtemps déjà. Nous le connaissons depuis de longues années. Pour vivre, il a absolument besoin d'être populaire. Il doit donc jouer au conciliateur et arrondir les angles, afin de repousser la crise. Avec cela, c'est un optimiste par nature, et il voit tout en rose. C'est ce qui explique qu'il reste aussi vert. C'est la raison principale de sa popularité, mais c'est en même temps son mauvais côté. Tant que je correspondais uniquement avec lui, il ne me communiquait que ce qui correspondait à sa vision en rose et nous taisait tout ce qui était désagréable; lorsque nous le poussions dans ses retranchements, il disait tout simplement ce qui lui passait par la tête, de sorte que nous ragions en nous disant qu'il nous croyait assez bêtes pour nous laisser prendre à de tels trucs ! En outre, il est toujours affairé ce qui est certes très utile dans l'agitation courante, mais nous impose quantité de paperasseries inutiles. Enfin il adore faire tout le temps des projets qui ne font que surcharger les autres de travail. Bref, tu comprendras qu'il nous était absolument impossible d'entretenir une correspondance objective et véritablement utile, comme nous le faisons depuis des années avec toi et Bernstein aussi. Il s'ensuivait de perpétuelles chamailleries. En faisant mine de plaisanter, il m'honora même une fois du titre d'individu le plus grossier d'Europe. Certes mes lettres étaient parfois assez grossières, mais c'était conditionné par ce qu'il m'écrivait lui-même. Personne ne le savait mieux que Marx.

Avec toutes ces précieuses qualités, Liebknecht est un maître d'école né. S'il arrive qu'un ouvrier dise « Me » au lieu de « Moi » au Reichstag ou prononce une voyelle latine courte comme si elle était longue et que les bourgeois en rient, alors il est au désespoir. C'est pourquoi il veut avoir des gens « instruits » comme le mou Viereck qui nous a plus discrédité avec un seul de ses discours au Reichstag que 2 000 faux « moi » n'eussent pu le faire. En outre, il ne sait pas attendre. Il recherche avant tout le succès immédiat, même s'il doit sacrifier pour cela un avantage futur bien supérieur. C'est ce que vous apprendrez en Amérique, lorsque vous ferez le voyage après Fritzsche et Viereck. Y envoyer ces gaillards là était une faute aussi énorme que l'unité précipitée avec les Lassalléens, qui se serait produite toute seule six mois après, lorsque toute la bande eût été désagrégée et les misérables chefs écartés.

Tu vois, je parle avec toi en toute confiance, de manière parfaitement directe. Mais je crois aussi que tu ferais bien d'opposer une résistance ferme aux doux propos avec lesquels Liebknecht essaie de te gagner. C'est alors qu'il cédera. S'il se trouve vraiment placé devant la décision, il suit la bonne voie. Mais il préfère le faire demain plutôt qu'aujourd'hui, et dans un an plutôt que demain.

Si certains de nos députés votaient effectivement pour les lois de Bismarck [5] et répondaient donc à son coup de pied aux fesses en lui baisant le cul, et si ces gens n'étaient pas exclus de la fraction, je serai alors obligé de me désolidariser officiellement d'un parti qui tolérait des choses pareilles. Pour autant que je sache, c'est absolument exclu la minorité devant voter comme la majorité si elle se conforme aux règles de la discipline du parti. Mais cela, tu le sais mieux que moi. Tant que la loi anti-socialiste est en vigueur, je considérerais toute scission comme un malheur, étant donné que nous sommes privés de tous moyens d'expliquer la chose aux masses. Mais elle peut nous être imposée, et alors il faut voir les choses en face. Si cela devait arriver - où que tu sois - je te prierais de m'en informer, et de suite, car les journaux allemands me parviennent toujours avec du retard.

Après son expulsion de Hambourg et son installation à Brème, Blos m'a envoyé une lettre dans laquelle il se lamentait passablement, et je lui ai répondu très énergiquement [6]. Or il règne depuis des années la plus grande confusion dans ma correspondance, et il faudrait des journées de travail pour la retrouver. Mais je dois y mettre de l'ordre et, s'il le faut, je t'enverrai l'original de cette lettre.


Engels à E. Bernstein, 12 - 13 juin 1883.

Et avec cela ce brave Bismarck travaille pour nous comme six chameaux. Sa théorie la plus récente, à savoir que la Constitution impériale n'est rien d'autre qu'un contrat entre les gouvernements qu'il pourrait remplacer du jour au lendemain par une autre, sans en référer au Reichstag, est pour nous une proie toute trouvée. Il n'a qu'à tenter son coup. La préparation manifeste d'un conflit, ses imbéciles et arrogants Bödiker et consorts au Reichstag - tout cela apporte de l'eau à notre moulin. Maintenant il faut cesser de déclamer la phrase commode de « la masse réactionnaire » (qui n'est juste qu'au moment effectif de la révolution) [7].

De fait, toute l'ironie de l'histoire qui travaille pour nous, veut que les différents éléments formant la masse des féodaux et bourgeois doivent s'user et se relayer au pouvoir, en se disputant et s'entredéchirant à notre profit, bref ils constituent tout le contraire d'une masse uniforme, dont les éléments sclérosés du parti imaginent pouvoir se débarrasser en les traitant tous de « réactionnaires ». Au contraire. Toute cette bande disparate de canailles doit d'abord lutter entre elle, puis se ruiner et se discréditer, et nous préparer ainsi le terrain, en démontrant leur incapacité, les uns après les autres - chacun à sa manière. Ce fut l'une des plus grandes erreurs de Lassalle d'oublier complètement dans l'agitation le peu de dialectique qu'il avait apprise chez Hegel. Il n'y voyait jamais qu'un seul côté - exactement comme Liebknecht. Mais ce dernier, pour toutes sortes de raisons, ne voit par chance que le côté juste, si bien qu'il dépasse tout de même en fin de compte le Grand Lassalle.

Le vrai malheur de tout l'actuel mouvement bourgeois en Allemagne, c'est précisément que tous ces gens forment tout autre chose qu' « une masse réactionnaire », or cela doit avoir une fin. Nous ne pourrons pas progresser tant qu'une partie au moins de la bourgeoisie ne sera pas poussée dans le mouvement réel - que ce soit par des événements extérieurs ou intérieurs. C'est pourquoi nous en avons assez maintenant du régime de Bismarck que nous avons subi jusqu'ici, et ce en quoi seulement il peut encore nous servir c'est de susciter un conflit ou de démissionner. Il est donc temps maintenant aussi d'éliminer la loi anti-socialiste par des moyens semi-révolutionnaires ou révolutionnaires tout courte Tous les débats sur la question de savoir s'il faut se débarrasser uniquement du « petit » état de siège ou de la loi tout entière, ou encore si l'on aggravera la loi pénale ordinaire ne sont, à mes yeux, que des discussions sur la virginité de Marie avant et après la naissance. Ce qui est décisif, ce sont les grands événements à l'intérieur ou à l'étranger. Or ceux-ci changent et ne restent pas les mêmes qu'hier. En Allemagne, en revanche, on ne considère les choses qu'en supposant au préalable que les actuels événements allemands restent les mêmes, éternellement. Le corollaire de toute la conception reposant sur la « masse réactionnaire » est que si les conditions actuelles se trouvaient bouleversées, nous arriverions aussitôt au pouvoir. C'est une absurdité. Une révolution est un processus de longue haleine : cf. 1642-1646, et 1789-1793 - et pour que les conditions soient mûres pour nous comme pour eux, il faut encore que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir, et s'y ruinent. Et c'est alors que ce sera notre tour - et même alors il se peut que nous soyions momentanément battus une fois de plus. Bien que je ne considère pas cette éventualité comme très probable, si les choses se déroulent normalement [8].


Notes

[1] En août 1880, le premier congrès illégal du parti avait décidé l'organisation d'un voyage de propagande aux États-Unis afin de rassembler des fonds pour les élections de l'automne 1881. Les députés F. W. Fritzsche et L. Viereck furent du voyage. Ils connurent un grand succès et rapportèrent quelque 13 000 marks. Engels leur reprocha d'avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » - ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d'argent américain » (à Bebel. 1er-1-1884).
Dans sa lettre à Bebel du 23-1-1890, Engels donne cette précision : « Il vous sera certainement difficile de recevoir beaucoup d'argent de l'Amérique. Et c'est bien au fond. Un véritable parti américain serait bien plus utile pour vous et le monde entier qu'un peu d'argent que vous recevriez, précisément parce que le soi-disant parti qui y existe n'est pas un parti, mais une secte, et par-dessus le marché encore une secte allemande, une sorte de succursale en terre étrangère du parti allemand et plus particulièrement de ses éléments surannés spécifiquement lassaléens. Or à présent que la clique Rosenberg a, été renversée, le plus grand obstacle se trouve écarté à la naissance et à l'essor d'un véritable Parti américain. »

[2] Engels fait allusion aux hésitations et défaillances manifestées par la social-démocratie allemande au moment de la promulgation de la loi anti-socialiste. Ainsi, avant même son entrée en vigueur, le comité directeur du parti se dissolut, en dépit d'une certaine résistance de Liebknecht, Bebel et Bracke. Cette décision fut dictée par les éléments qui surestimaient la force de l'État prussien et étaient prêts à capituler devant la terreur gouvernementale, quitte à renoncer aux principes révolutionnaires du parti. L'absence d'une direction ferme et résolue et d'une claire ligne politique compliqua au début la lutte contre la loi d'exception et favorisa l'entrée massive d'éléments opportunistes dans le parti, ceux - ci se groupant essentiellement autour des parlementaires sociaux-démocrates W. Blos et M. Kayer. En réaction à cet esprit capitulard, il se forma un groupe anarchisant autour de la Freiheit dirigé par Johann Most à Londres, auquel vint se joindre le député ex-lassalléen Wilhelm Hasselmann. Les deux déviations, opportuniste et anarchiste avaient en commun l'abandon de la lutte organisée du prolétariat contre la loi anti-socialiste, liquidaient le parti révolutionnaire en laissant le prolétariat pratiquement désarmé devant la répression de Bismarck.

[3] Le 2 mai 1883, Bebel avait écrit à Engels : « j'ai de plus en plus fortement l'impression que toute l'activité agitatrice, notamment parlementaire, ne mérite pas, dans les conditions actuelles, la force et le temps qu'on y déploie. C'est avec ce sentiment que j'avais prié les camarades de Hambourg de ne pas présenter ma candidature, mais ma lettre était arrivée trop tard. » Bebel fut élu au Reichstag avec 11 711 voix, le 29 juin 1883.

[4] Allusion aux éléments regroupés autour de W. Blos et B. Geiser, contre lesquels Bebel mena la polémique au congrès de Copenhague, où la social-démocratie allemande tint son second congrès illégal. du 29 mars au 2 avril 1883, afin d'y définir la ligne politique du parti dans la phase dite de « pratique douce ». Le 2 mai 1883, Bebel avait écrit à Engels : « Il ne fait absolument aucun doute que certains de nos parlementaires, sous prétexte que nous ne sommes pas dans une phase de développement révolutionnaire, sont enclins à parlementer et voient d'un mauvais œil toute action énergique. »
Les résolutions suivantes montrent qu'en théorie, le congrès de Copenhague prenait en gros la bonne voie : « Le congrès se prononce contre toute conciliation vis-à-vis des classes dominantes qui nous persécutent, ainsi que contre toutes les spéculations relatives à d'éventuels égards de la part des autorités, et exige une action sans ménagement du parti. » Les 60 délégués stigmatisèrent avec force les manœuvres sournoises de Bismarck dans le domaine des réformes sociales. Le congrès exigea ensuite de chaque parlementaire et candidat du parti aux élections à se soumettre à la discipline du parti et à participer énergiquement à toute action fixée par décision du congrès.

[5] Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance-maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti. les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck. mais Grillenberger. par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi - féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien , 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157 - 158.)

[6] Après la proclamation du petit état de siège à Berlin à la suite de la loi anti-socialiste le 28 octobre 1880, le député social-démocrate W. Blos fut expulsé avec d'autres ouvriers et sociaux-démocrates. La lettre de réponse d'Engels aux lamentations de Blos n'a pas été retrouvée.

[7] La théorie d' « une seule masse réactionnaire » provenait de Lassalle et fut reprise, hélas, par le programme de la social-démocratie allemande au congrès de l'unité de Gotha (1875), cf. la réfutation de Marx-Engels, in : Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éditions sociales, 1950, pp. 26-27.
On ne peut pas considérer toutes les autres classes de la société comme une « seule et même classe réactionnaire » tant que la bourgeoisie n'est pas encore directement au pouvoir, ce qui était le cas en Allemagne tant que Bismarck fut à la tête de l'État, et qu'il fallait donc appliquer une tactique sociale-démocrate, certaines revendications démocratiques étant alors encore historiquement progressives.
A la moindre perspective de changement de la Constitution, Engels espère donc à cette époque un dégel de la vie politique allemande, qui ne pouvait stagner qu'aussi longtemps que l'industrie n'avait pas encore bouleversé les rapports de classe traditionnels, faisant notamment de la classe des hobereaux au pouvoir une survivance insupportable du passé et ruinant le gros de la petite bourgeoisie d'origine féodale (paysans parcellaires, artisans, boutiquiers, etc.). Tant que subsistaient les conditions économiques et sociales du bonapartisme, le parti allemand devait suivre la politique sociale-démocrate (non encore communiste, avec la tactique directe de l'attaque frontale contre la bourgeoisie au pouvoir). Il n'en fut plus de même après 1891 (quoique les conditions matérielles immédiates de la crise politique et sociale pour la conquête du pouvoir par les ouvriers ne soient pas encore mûres, mais le seront bientôt), lorsque Bismarck, l'incarnation historiquement déterminée du bonapartisme, fut renversé et remplacé par le gouvernement bourgeois de Caprivi. Mais alors ce sera l'Empereur, avec ses menaces de coup d'État, qui mystifiera les sociaux-démocrates en agitant de nouveau le spectre du bonapartisme, et les dirigeants sociaux-démocrates commenceront à quitter la voie révolutionnaire - dans laquelle Marx-Engels les avaient maintenus, sous la loi anti-socialiste - pour maintenir l'état existant, avec leur défense inconditionnelle de la non - violence et de la démocratie, préparant ainsi la voie au réformisme et au révisionnisme de Bernstein. Et ce sera la trahison de 1914.
Au demeurant, la bourgeoisie a toujours mystifié le prolétariat depuis lors, sauf durant l'intermède de la république de Weimar, en faisant semblant de laisser gouverner d'autres forces à sa place (Hitler hier, sociaux-démocrates et « communistes » aujourd'hui, installés au pouvoir par les Américains et les Russes).

[8] Le relatif « pessimisme » d'Engels sur la longueur du délai historique, nécessaire au triomphe du socialisme est scientifiquement fondé - et I'évolution historique depuis lors l'a amplement confirmé. L'expérience a montré qu'au siècle dernier le prolétariat de France, d'Angleterre etc., s'est attaqué au pouvoir et pouvait parfaitement envisager de vaincre. Il est même certain que la victoire eût été plus facile à remporter qu'aujourd'hui, étant donné que la bourgeoisie était alors infiniment moins armée, organisée et expérimentée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Le pronostic d'Engels se fondait sur la possibilité politique de vaincre, tandis que le prolétariat avait contre lui l'immaturité économique générale des conditions historiques. A cette époque, le prolétariat aurait pu vaincre plus facilement dans la lutte ou phase politique, mais ses tâches eussent été infiniment plus ardues et complexes au plan économique (qui eût d'ailleurs risqué d'entraîner des erreurs politiques en cas de difficultés économiques majeures). De nos jours, la victoire politique est infiniment plus difficile à arracher, mais ensuite le passage au socialisme sera plus facile au plan économique, étant donné le développement gigantesque du capitalisme actuel. Cf. à ce propos Marx-Engels, La Chine, 10/18, pp. 174 - 184.
La tactique de la révolution double (cf, Marx-Engels, le Mouvement ouvrier français, Éditions Maspéro, tome I) ou la politique sociale-démocrate (non encore communiste) correspond aux conditions de la lutte dépassées aujourd'hui dans les pays capitalistes d'Est et d'Ouest.


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