1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

2
Sous le régime de la loi anti-socialiste


Circulaire à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke à propos du « Sozialdemokrat » et de la tactique sous l'illégalité

D'après le brouillon, écrit à la mi-septembre 1879.

Cher Bebel,

La réponse à votre lettre du 20 août a quelque peu traîné en longueur, en raison aussi bien de l'absence prolongée de Marx. que de divers incidents, d'abord l'arrivée des Annales de Richter, ensuite la venue de Hirsch lui-même [1].

Je suis obligé d'admettre que Liebknecht ne vous a pas montré la dernière lettre que je lui avais adressée, bien que je le lui aie demandé expressément, car sinon vous n'eussiez sans doute pas avancé les arguments mêmes que Liebknecht avait fait valoir et auxquels j'ai déjà répondu dans ladite lettre.

Passons maintenant aux divers points sur lesquels il importe de revenir ici.

I. Les négociations avec C. Hirsch

Liebknecht demande à Hirsch s'il veut prendre la responsabilité de la rédaction de l'organe du parti qui doit être créé à Zürich (le Sozialdemokrat). Hirsch désire des précisions pour la mise en œuvre de ce journal : de quels fonds disposera-t-il, et de qui proviendront-ils ? La première question l'intéresse, afin de savoir si le journal ne s'éteindra déjà au bout de quelques mois, la seconde pour connaître celui qui détient les cordons de la bourse, autrement dit celui qui tient en dernier ressort entre ses mains l'autorité sur la vie du journal [2]. La réponse du 27 juillet de Liebknecht à Hirsch (« Tout est en ordre, tu apprendras la suite à Zürich ») ne parvient pas à son destinataire. Mais de Zürich arrive une lettre à Hirsch en date du 24 juillet, Bernstein l'y informe que « l'on nous a chargés de la mise en œuvre et du contrôle » (du journal). Un entretien aurait eu lieu « entre Viereck et nous », au cours duquel on se, serait aperçu « que votre position serait difficile en raison des divergences que vous avez eues avec plusieurs camarades du fait que vous appartenez au journal Laterne; cependant, je ne tiens pas ces réticences pour bien importantes ». Pas un mot d'explication sur les causes.

Par retour de courrier, Hirsch demande le 26, quelle est la situation matérielle du journal. Quels camarades se sont portés garants pour couvrir un éventuel déficit ? Jusqu'à quel montant et pour combien de temps ? Il n'est pas du tout question, à ce stade de la question du traitement que touchera le rédacteur, Hirsch cherche simplement à savoir si « les moyens sont assurés pour tenir le journal un an au moins ».

Bernstein répond le 31 juillet : un éventuel déficit serait couvert par les contributions volontaires, dont certaines (!) sont déjà souscrites. A propos des remarques de Hirsch sur l'orientation qu'il pensait donner au journal, il fait remarquer, entre autres remarques désobligeantes et directives (cf. ci-dessus) : « La Commission de surveillance doit s'y tenir d'autant plus qu'elle est elle-même sous contrôle, c’est-à-dire responsable. Vous devez donc vous entendre sur ces points avec la Commission de surveillance. » On souhaite une réponse immédiate, par télégraphe si possible.

Mais, au lieu d'une réponse à ses demandes justifiées, Hirsch reçoit la nouvelle qu'il doit rédiger sous la surveillance d'une commission siégeant à Zürich , commission dont les conceptions divergent substantiellement des siennes et dont les noms des membres ne lui sont même pas cités !

Hirsch, indigné à juste titre par ces procédés, préfère s'entendre avec les camarades de Leipzig. Vous connaissez sans doute sa lettre du 2 août à Liebknecht, étant donné que Hirsch y demandait expressément qu'on vous informe - vous et Viereck - de son contenu. Hirsch est même disposé à se soumettre à une commission de surveillance à Zürich , à condition que celle-ci fasse par écrit ses remarques à la rédaction et qu'il puisse faire appel de la décision à la commission de contrôle de Leipzig.

Dans l'intervalle, Liebknecht écrit à Hirsch le 28 juillet : « L'entreprise a naturellement une base, étant donné que tout le parti (Höchberg inclusivement) la soutient. Mais ne te soucie pas des détails. »

Même la lettre suivante de Liebknecht ne fait aucune mention de cette base; en revanche, elle assure que la commission de Zürich ne serait pas une commission de rédaction, mais ne se préoccuperait que d'administration et de finances. Le 14 août encore, Liebknecht m'écrit la même chose et me demande de convaincre Hirsch d'accepter. Vous-même, vous êtes encore si peu au courant du contenu effectif de la question le 20 août que vous m'écrivez « Il (Höchberg) n'a pas plus de voix dans la rédaction du journal que n'importe quel autre camarade connu. »

Enfin Hirsch reçoit une lettre de Viereck, en date du 11 août, dans laquelle il reconnaît que « les trois camarades, domiciliés à Zürich et formant la commission de rédaction, ont commencé à mettre en place le journal et s'apprêtent à élire un rédacteur qui doit être confirmé dans sa fonction par les trois camarades de Leipzig Pour autant que je m'en souvienne, il était également dit dans les résolutions portées à votre connaissance que le comité de fondation (Zürichois) devrait assumer aussi bien les responsabilités politiques que financières vis-à-vis du parti (...). De tout cela, il me semble que l'on puisse conclure que (...) sans la collaboration des trois camarades domiciliés à Zürich et chargés par le parti de cette fondation, on ne pouvait concevoir la formation de la rédaction. »

Hirsch tenait enfin là quelque chose de précis, même si ce n'était que sur la position du rédacteur vis-à-vis des Zürichois. Ils forment une commission de rédaction, et ont aussi la responsabilité politique; sans leur collaboration, on ne peut former de rédaction. Bref, on indique à Hirsch qu'il doit s'entendre avec les trois camarades de Zürich , dont on ne lui fournit toujours pas les noms.

Mais, pour que la confusion soit totale, Liebknecht apporte une nouvelle au bas de la lettre de Viereck : « P. Singer de Berlin vient de passer ici et rapporte : la commission de surveillance de Zürich n'est pas, comme le pense Viereck, une commission de rédaction, mais essentiellement une commission d'administration qui est responsable vis-à-vis du parti, en l'occurrence nous, pour ce qui est des finances du journal. Naturellement, les membres ont aussi le droit et le devoir de discuter avec toi des problèmes de rédaction (un droit et un devoir qu'a tout membre du parti, soit dit en passant); ils ne peuvent pas te mettre sous tutelle. »

Les trois Zürichois et un membre du comité de Leipzig - le seul qui ait été présent lors des négociations - soutiennent que Hirsch doit être placé sous la direction administrative des Zürichois, tandis qu'un second camarade de Leipzig le nie tout uniment. Et, dans ces conditions, il faut que Hirsch se décide, avant que ces messieurs ne se soient mis d'accord entre eux. Que Hirsch soit justifié à connaître les décisions prises au sujet des conditions auxquelles on estime devoir le soumettre, c'est à quoi on n'a même pas pensé, et ce, d'autant plus qu'il ne semble même pas qu'il soit venu à l'esprit des camarades de Leipzig de prendre eux-mêmes bonne note de ces décisions ! Autrement, comment les contradictions mentionnées ci-dessus eussent-elles été possibles ?

Si les camarades de Leipzig ne peuvent se mettre d'accord sur les fonctions à attribuer aux Zürichois, comment ces derniers peuvent-ils y voir clair !

Schramm à Hirsch, le 14 août : « Si vous n'aviez pas écrit à ce moment-là, vous vous seriez trouvé dans le même cas que Kayser et vous eussiez procédé de même : vous vous seriez mis au travail et on n'en aurait plus parlé. Mais, de la sorte, nous devons, face à votre déclaration, nous réserver le droit de décider par un vote quels seront les articles à accepter dans le nouveau journal. »

La lettre à Bernstein, dans laquelle Hirsch aurait répété cela, est du 26 juillet, bien après la conférence à Zürich au cours de laquelle on avait fixé les pouvoirs des trois Zürichois. Mais on se gonfle déjà tellement à Zürich dans le sentiment de la plénitude de son pouvoir bureaucratique que l'on revendique déjà, dans la lettre ultérieure à Hirsch, de nouvelles prérogatives, à savoir décider des articles à accepter dans le journal. Déjà le comité de rédaction devient une commission de censure.

C'est seulement à l'arrivée de Höchberg à Paris que Hirsch apprit de lui le nom des membres des deux commissions.

En conséquence, si les tractations avec Hirsch ont échoué, à quoi cela tient-il ?

1. Au refus obstiné des camarades de Leipzig aussi bien que des Zürichois de lui faire part de quoi que ce soit de tangible sur les bases financières, donc sur les possibilités du maintien en vie du journal, ne serait-ce que pour un an. La somme souscrite, il ne l'a apprise qu'ici par moi (après que vous me l'aviez communiquée). Il n'était donc pratiquement pas possible, à partir des informations données précédemment (le parti + Höchberg), de tirer une autre conclusion que celle selon laquelle le journal reposerait essentiellement sur Höchberg, ou dépendrait tout de même bientôt de ses contributions. Or, cette dernière éventualité n'est pas encore, et de loin, écartée aujourd'hui. La somme de - si je lis bien - 800 marks est exactement la même (40 L.) que celle que l'association de Londres a dû mettre en rallonge pour la Liberté au cours de la première moitié de l'année.

2. L'assurance renouvelée, qui depuis s'est révélée tout à fait inexacte, de Liebknecht, selon laquelle les Zürichois ne devaient absolument pas contrôler la rédaction, ainsi que la comédie et les méprises qui en sont résultées.

3. La certitude, enfin acquise, que les Zürichois ne devaient pas seulement contrôler la rédaction, mais encore exercer une censure sur elle, et que Hirsch ne tiendrait dans tout cela que le rôle d'homme de paille.

Nous ne pouvons que lui donner raison si, après cela, il a décliné l'offre. Comme nous l'avons appris par Höchberg, la commission de Leipzig a encore été renforcée par deux membres non domiciliés dans cette ville. Elle ne peut intervenir rapidement que si les trois camarades de Leipzig sont d'accord. De ce fait, le centre de gravité se trouve totalement déplacé à Zürich , et Hirsch, pas plus que n'importe quel autre rédacteur véritablement révolutionnaire et d'esprit prolétarien, ne pourrait à la longue travailler avec les individus de cette localité. Davantage à ce sujet plus tard.

II. L'orientation prévue du journal

Dès le 24 juillet, Bernstein informe Hirsch que les divergences qu'il avait eues avec « certains camarades » en tant que journaliste de la Laterne rendraient sa position plus difficile.

Hirsch répond que l'orientation du journal devrait être, selon lui, la même en gros que celle de la Laterne, soit une politique qui évite les procès en Suisse et n'effraie pas inutilement en Allemagne. Il demande quels sont ces camarades, et poursuit : « Je n'en connais qu'un seul, et je vous promets que je recommencerai à le critiquer de la même façon s'il commet le même genre d'infraction à la discipline. »

Gonflé du sentiment de sa nouvelle dignité officielle de censeur, Bernstein lui répond aussitôt : « En ce qui concerne maintenant l'orientation du journal, le comité de surveillance est néanmoins d'avis que Ia Laterne ne saurait servir de modèle au journal; à nos yeux, le journal ne doit pas tant se lancer dans une politique radicale, il doit s'en tenir à un socialisme de principe. Dans tous les cas, il faut éviter des incidents comme la polémique contre Kayser qui a été désapprouvée par tous les camarades sans exception [sic] ».

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Liebknecht appelle la polémique contre Kayser une « gaffe », et Schramm. la tient pour si dangereuse qu'il a aussitôt établi la censure à l'encontre de Hirsch.

Hirsch écrit une nouvelle fois à Höchberg, en lui expliquant qu'un incident comme celui qui est advenu à Kayser « ne peut se produire lorsqu'il existe un organe officiel du parti, dont les claires explications ainsi que les discrètes et bienveillantes indications ne peuvent atteindre aussi durement un parlementaire ».

Viereck écrit lui aussi qu'il fallait prescrire au journal « une attitude sans passion et une opportune ignorance de toutes les divergences pouvant surgir »; il ne devrait pas être une « Laterne plus grande », et Bernstein d'ajouter : « On peut tout au plus lui reprocher d'être une tendance trop modérée, mais - cela ne saurait être un reproche en des temps où l'on ne peut pas naviguer toutes voiles dehors. »

En quoi consiste donc l'affaire Kayser, ce crime impardonnable que Hirsch aurait commis ? Kayser est le seul parlementaire social-démocrate qui ait parlé et voté au Reichstag sur les droits douaniers. Hirsch l'accuse d'avoir violé la discipline du Parti du fait qu'il ait : 1. Voté pour des impôts indirects, dont le programme du parti avait expressément exigé la suppression; 2. Accordé des moyens financiers à Bismarck, violant ainsi la première règle de base de toute notre tactique de parti : « Pas un sou à ce gouvernement ! »

Sur ces deux points, Hirsch avait indubitablement raison. Et après que Kayser eut foulé aux pieds, d'une part, le programme du parti sur lequel les parlementaires avaient été assermentés pour ainsi dire par décision du congrès et, d'autre part, la toute première et indéclinable règle de la tactique du parti, en accordant par son vote de l'argent à Bismarck comme pour le remercier de la loi anti-socialiste, Hirsch avait parfaitement le droit, à notre avis, de frapper aussi fort.

Nous n'avons jamais pu comprendre pour quelles raisons on a pu se mettre tant en colère en Allemagne sur cette attaque contre Kayser ! Or voici que Höchberg me raconte que la « fraction parlementaire » a autorisé Kayser à intervenir de la sorte, et l'on tient Kayser pour couvert par cette autorisation [3].

Si les choses se présentent de la sorte, c'est tout, de même un peu fort. D'abord, Hirsch, pas plus que le reste du monde, ne pouvait connaître cette décision secrète [4]. Dans ces conditions, la honte, qui auparavant ne pouvait atteindre que le seul Kayser, n'en deviendrait encore que plus grande pour le parti, tandis que ce serait toujours le mérite de Hirsch d'avoir dévoilé aux yeux du monde entier les discours ineptes et le vote encore plus inepte de Kayser, et d'avoir sauvé du même coup l'honneur du parti. Ou bien la social-démocratie allemande est-elle véritablement infectée de la maladie parlementaire, et croit-elle qu'avec les voix populaires aux élections le Saint-Esprit ne soit déversé sur ses élus, transformant les séances de la fraction en conciles infaillibles, et les résolutions de la fraction en dogmes inviolables ?

Une gaffe a certainement été faite; cependant, elle n'a pas été faite par Hirsch, mais par tes députés qui ont couvert Kayser avec leur résolution. Or, si ceux-là-mêmes qui sont appelés à veiller en premier au respect de la discipline de parti se mettent à violer de manière si éclatante cette même discipline en prenant une telle décision, la chose n'en est que plus grave. Mais là où cela atteint son comble, c'est lorsqu'on se réfugie dans la croyance, sans vouloir en démordre, que ce n'est pas Kayser avec son discours et son vote, ainsi que les autres députés avec leur décision de le couvrir, qui auraient violé la discipline de parti, mais Hirsch en attaquant Kayser bien que cette dernière décision lui restât cachée.

Au demeurant, il est certain que, dans cette question de protection douanière, le parti a pris la même attitude obscure et indécise que dans presque toutes les autres questions économiques qui se posent dans la pratique, par exemple celle des chemins de fer nationaux. Cela provient de ce que l'organe du parti notamment le Vorwärts, au lieu de discuter à fond de ces problèmes réels, s'étend avec complaisance sur la construction de l'ordre de la société future. Lorsque, après la loi anti-socialiste, la protection douanière est subitement devenue un problème pratique, les opinions divergèrent suivant les orientations et tendances les plus variables, et il n'eût pas été possible d'en trouver un seul dans le tas qui détienne ne serait-ce que la condition préalable à la formation d'un jugement clair et juste sur la question : la connaissance des rapports de l'industrie et de la position de celle-ci sur le marché mondial. Chez les électeurs, il ne pouvait pas ne pas se manifester çà et là des tendances protectionnistes, mais fallait-il en tenir compte ? Le seul moyen pour trouver une issue à ce désordre, c'était de poser le problème en termes purement politiques (comme on le fit dans la Laterne), mais on ne voulait pas le faire avec clarté et fermeté. Il ne pouvait donc pas manquer d'advenir ce qui advint : dans ce débat, le parti intervint pour la première fois d'une manière hésitante, incertaine et confuse, et finit par se ridiculiser sérieusement avec Kayser.

Cependant, l'attaque contre Kayser devient maintenant l'occasion de prêcher sur tous les tons à l'intention de Hirsch que le nouveau journal ne doit à aucun prix imiter les excès de la Lanterne, qu'il doit le moins possible suivre une politique radicale, mais s'en tenir sans passion à des principes socialistes. On l'entendit tout autant de la bouche de Viereck que de celle de Bernstein, qui précisément parce qu'il voulait modérer Hirsch, apparaissait comme l'homme d'une situation où l'on « ne peut cingler toutes voiles dehors ».

Or, pour quelles raisons. s'expatrie-t-on, si ce n'est précisément pour cingler toutes voiles dehors ? A l'étranger, rien ne s'y oppose. Il n'y a pas en Suisse les lois allemandes sur les délits de presse, d'association etc. On y a donc non seulement la possibilité, mais encore le devoir de dire ce que l'on ne pouvait dire en Allemagne, même avant la loi anti-socialiste, du fait du régime courant des lois. En outre, on ne s'y trouve pas seulement devant l'Allemagne, mais encore face à l'Europe entière, et on a le devoir - pour autant que les lois suisses le permettent - de proclamer ouvertement les voies et les buts du parti allemand. Quiconque voudrait se laisser lier les mains en Suisse par des lois allemandes démontrerait précisément qu'il est digne des lois allemandes, et qu'il n'a, en fait, rien d'autre à dire que ce que l'on était autorisé à dire en Allemagne avant les lois d'exception. Il ne faut pas davantage se laisser arrêter par l'éventualité selon laquelle les rédacteurs se verraient temporairement interdire tout retour en Allemagne. Quiconque n'est pas prêt à prendre un tel risque n'est pas fait pour un poste d'honneur aussi exposé.

Mais il y a plus. Les lois d'exception ont mis le parti allemand au ban de l'Empire, précisément parce qu'il était le seul parti d'opposition sérieux en Allemagne. Si, dans un organe publié à l'étranger, il exprime à Bismarck sa reconnaissance d'avoir perdu ce poste de seul parti d'opposition sérieux en se montrant bien docile, s'il encaisse ainsi le coup sans manifester la moindre réaction, il ne fait que prouver qu'il méritait ce coup de pied. Parmi les feuilles allemandes publiées en émigration depuis 1830, la Laterne figurait parmi les modérées. Mais si l'on considère déjà qu'elle était trop frondeuse, alors le nouvel organe que l'on veut créer ne pourra que compromettre le parti devant nos camarades des pays non allemands.

III. Le manifeste des trois Zürichois

Dans l'intervalle, nous avons reçu les Annales de Höchberg qui contiennent l'article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne », fruit de la collaboration - au dire de Höchberg lui-même - des trois membres de la commission Zürichoise. C'est une critique pure et simple du mouvement tel qu'il a existé jusqu'ici et donc aussi du programme pratique d'orientation du nouvel organe, dans la mesure où il dépend d'eux.

On a d'emblée la déclaration suivante :

« Le mouvement que Lassalle considérait comme éminemment politique, auquel il appelait non seulement les ouvriers mais encore tous les démocrates honnêtes, à la tête duquel devaient marcher les représentants indépendants de la science et toits les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité, ce mouvement est tombé sous la présidence de J.-B. von Schweitzer, ait niveau d'une lutte pour les intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie. »

Laissons de côté la question de savoir si cela correspond ou non à la réalité historique. Le reproche bien précis que l'on fait ici à Schweitzer, c'est qu'il ait réduit le lassalléanisme - conçu ici comme un mouvement démocratique et philanthrope bourgeois - à n'être plus qu'une organisation air service exclusif de la lutte et des intérêts des ouvriers de l'industrie : il l'aurait « rabaissé » en approfondissant le caractère de classe de la lutte des ouvriers de l'industrie contre la bourgeoisie.

En outre il lui est reproché d'avoir « rejeté la démocratie bourgeoise ». Or, qu'est-ce que la démocratie bourgeoise petit bien avoir à faire avec le parti social-démocrate ? Si cette démocratie bourgeoise est constituée d' « hommes honnêtes », elle ne tiendra même pas à y entrer; si elle veut cependant, ce ne sera que pour y semer la pagaille.

Le parti lassalléen « préférait se comporter de la manière la plus unilatérale en parti ouvrier ». Les messieurs qui écrivent cela sont eux-mêmes membres d'un parti qui, de la manière la plus tranchée, se veut un parti ouvrier, et ils y ont même une charge et une dignité. Il y a donc ici une incompatibilité absolue. S'ils croient à ce qu'ils écrivent, ils doivent quitter ce parti, ou pour le moins se démettre de leur charge et dignité. S'ils ne le font pas, ils reconnaissent qu'ils veulent exploiter leur fonction pour combattre le caractère prolétarien du parti. En conséquence, le parti se trahit lui-même en les maintenant dans leurs fonctions.

A en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti universel, celui « de tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité », ce que l'on démontre le mieux en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes, « afin de se former un bon goût » et « d'apprendre le bon ton » (p. 85). En conséquence, la « conduite affreuse » de certains dirigeants devra céder le pas à la « conduite bourgeoise » respectable. (Comme si l'apparence extérieure négligée était le moindre reproche que l'on puisse adresser à ces gens !) Alors ce sera le ralliement de « nombreux éléments appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Mais ceux-ci ne doivent être gagnés à notre cause que lorsque l'agitation pourra donner des résultats tangibles. »

Le socialisme allemand se serait « trop préoccupé de conquérir les masses, négligeant par là d'effectuer une propagande énergique (!) dans ce que l'on appelle les couches supérieures de la société ». En outre, le parti « manque toujours encore d'hommes capables de le représenter au Parlement ». Il est en effet « désirable et nécessaire de confier les mandats à ceux qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser à fond avec les principaux dossiers des affaires. Le simple ouvrier et le petit artisan (...) n'en ont que très rarement le loisir ». Autrement dit, votez pour les bourgeois !

En somme, la classe ouvrière est incapable de s'émanciper par ses propres moyens : elle doit se mettre sous la férule de bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « disposent de moyens et de temps » pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers. Enfin, il ne faut à aucun prix s'attaquer directement à la bourgeoisie, mais au contraire elle doit être gagnée à la cause par une propagande énergique.

Or, si l'on veut gagner les couches supérieures de la société ou simplement les éléments de bonne volonté qui s'y trouvent, il ne faut surtout pas les effrayer. Et les trois Zürichois croient avoir fait une découverte apaisante à ce propos:

« Le parti montre précisément maintenant, sous la pression de la loi anti-socialiste, qu'il ne veut pas suivre la voie d'une révolution violente, sanglante, mais est décidé (...) à s'engager dans la voie de la légalité, c’est-à-dire de la réforme. »

Ainsi donc, si les 5 à 600 000 électeurs sociaux-démocrates, soit à peine le 10° ou le 8° de tout le corps électoral, qui de plus, sont éparpillés dans tout le vaste pays, sont assez clairvoyants pour ne pas aller se casser la tête contre le mur, en tentant d'effectuer une « révolution sanglante » tant qu'ils ne sont qu'un contre dix, cela ne prouve pas du tout qu'ils s'interdisent à tout jamais dans l'avenir d'utiliser à leur profit un événement extérieur violent et la subite poussée révolutionnaire qui s'ensuivrait et même la victoire du peuple arrachée dans un heurt surgi dans ces conditions. Le jour où Berlin sera de nouveau assez inculte pour se lancer dans un nouveau 18 mars 1848, les sociaux-démocrates, au lieu de participer à la lutte des « canailles qui ont soif de se battre sur les barricades », devront bien plutôt « suivre la voie de la légalité », jouer les modérateurs, démonter les barricades et, si nécessaire, marcher avec les nobles seigneurs de la guerre contre les niasses si unilatérales, vulgaires et incultes. En somme, si ces messieurs viennent affirmer qu'ils entendent par là autre chose, mais alors que pensent-ils ?

Mais il y a pire encore.

« En conséquence, plus il [le parti] saura demeurer calme, objectif et réfléchi dans sa critique des conditions existantes et dans ses projets de changement de celles-ci, moins il sera possible maintenant [que la loi anti-socialiste est en vigueur] de répéter l'opération qui vient de réussir, à savoir l'intimidation de la bourgeoisie par la réaction consciente grâce à l'agitation du spectre de la terreur rouge. »

Afin d'enlever a la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui démontrer clairement et simplement que le spectre rouge n'est vraiment qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Or, qu'est-ce que le secret du spectre rouge, sinon la peur de la, bourgeoisie de l'inévitable lutte à mort qu'elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur de l'issue inéluctable de la lutte de classe moderne ? Que l'on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie ainsi que « tous les hommes indépendants » ne craindront plus « de marcher la main dans la main avec les prolétaires » ! Mais ceux qui seraient alors dupés, ce seraient les prolétaires.

Que le parti démontre, par une attitude humble et soumise, qu'il a rejeté une fois pour toutes les « incorrections et les excès » qui ont donné prétexte à la loi anti-socialiste.

S'il promet de son plein gré qu'il n'évoluera que dans les limites des lois en vigueur sous le régime d'exception contre les socialistes, Bismarck et les bourgeois auront certainement la bonté d'abolir cette loi devenue superflue.

« Que l'on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « abandonner notre parti ni notre programme, mais nous pensons que, pour de longues années encore, nous avons suffisamment à faire, si nous employons toute notre force, toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons atteindre coûte que coûte, avant que de pouvoir penser à réaliser nos fins plus lointaines ». Dès lors, c'est en masses que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits-bourgeois qu'ouvriers « qui, à l'heure actuelle, sont effrayés par nos revendications extrêmes ».

Le programme ne doit pas être abandonné, mais simplement ajourné - pour un temps indéterminé. On l'accepte, mais à proprement parler non pour soi et pour le présent, mais à titre posthume, comme héritage pour ses enfants et petits - enfants. En attendant, on emploie, « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de reprises et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu'il se passe tout de même quelque chose, et aussi pour que la bourgeoisie ne prenne pas peur. Dans ces conditions, gloire au « communiste » Miquel qui a démontré qu'il était inébranlablement convaincu de l'effondrement inévitable de la société capitaliste d'ici quelques siècles, en spéculant tant qu'il pouvait, apportant ainsi sa contribution matérielle à la crise de 1873, autrement dit qui a effectivement fait quelque chose pour ruiner l'ordre existant.

Un autre attentat contre le bon ton, ce sont aussi les « attaques exagérées contre les fondateurs » de l'industrie, qui étaient tout simplement « enfants de leur époque »; « on ferait mieux de s'abstenir de vitupérer contre, Strousberg et ses pairs ». Hélas, tout le monde est « enfant de son époque », et si cela est une excuse suffisante, il ne faut plus attaquer qui que ce soit, nous devons cesser toute polémique et tout combat; nous recevrons tranquillement tous les coups de pied que nous donnent nos adversaires, car nous, les sages, nous savons qu'ils ne sont que « des enfants de leur époque » et ne peuvent agir autrement. Au lieu de leur rendre les coups avec intérêt, il faut bien plutôt plaindre ces malheureux !

De même, notre prise de position en faveur de la Commune a eu, pour le moins, l' « inconvénient de rejeter de notre parti des gens qui autrement sympathisaient avec nous et d'avoir accru en général la haine de la bourgeoisie à notre égard. En outre, le parti n'est pas sans porter une certaine responsabilité à la promulgation de la loi antisocialiste, car il a excité inutilement la haine de la bourgeoisie ».

Tel est le programme des trois censeurs de Zürich. Il est on ne peut plus clair, surtout pour nous qui connaissons fort bien tous ces prêchi-prêcha depuis 1848. Il s'agit de représentants de la petite bourgeoisie qui manifestent leur peur que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n'aille trop loin ». Au lieu de la franche opposition politique, ils recherchent le compromis général; au lieu de lutter contre le gouvernement et la bourgeoisie, ils tentent à les gagner à leur cause par persuasion; au lieu de résister avec un esprit de fronde à toutes les violences exercées d'en haut, ils se soumettent avec humilité et avouent qu'ils méritent d'être châtiés. Tous les conflits historiquement nécessaires leur apparaissent comme des malentendus, et toute discussion s'achève par l'assurance que tout le monde est d'accord au fond. On joue aujourd'hui au social-démocrate, comme on jouait au démocrate bourgeois en 1848. Comme ces derniers considéraient la république démocratique comme quelque chose de très lointain, nos sociaux-démocrates d'aujourd'hui considèrent le renversement de l'ordre capitaliste comme un objectif lointain et, par conséquent, comme quelque chose qui n'a absolument aucune incidence sur la pratique politique actuelle. On peut donc à cœur joie faire le philanthrope, l'intermédiaire, et couper la poire en deux. Et c'est ce que l'on fait aussi dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier - de toute façon, il ne suffit pas de la nier pour qu'elle cesse d'exister - , mais dans la pratique on la camoufle, on la dilue et on l'édulcore. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier; il ne doit pas s'attirer la haine de la bourgeoisie ni aucune autre; c'est avant tout dans la bourgeoisie qu'il faut faire une propagande énergique. Au lieu de s'appesantir sur des objectifs lointains qui, même s'ils ne peuvent être atteints par notre génération, effraient les bourgeois, le parti ferait mieux d'user toute son énergie à des réformes petites - bourgeoises de rafistolage qui vont consolider le vieil ordre social et peuvent éventuellement transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et si possible pacifique.

Ce sont exactement ces gens-là qui, sous l'apparence d'une activité fébrile, non seulement ne font rien eux-mêmes, mais cherchent encore à empêcher les autres de faire quelque chose - sans cesser jamais de bavarder. Ce sont exactement ceux-là mêmes qui, par crainte de toute action, ont freiné le mouvement à chaque pas en 1848 et 1849, et l'ont enfin fait échouer. Ils ne voient jamais la réaction à l’œuvre et sont tout étonnés de se trouver finalement dans une impasse, où toute résistance et toute fuite sont impossibles. Ces gens veulent enfermer l'histoire dans leur étroit et mesquin horizon petit - bourgeois, tandis qu'elle leur passe à chaque fois par-dessus la tête.

Pour ce qui est du contenu socialiste de leur écrit, il est déjà suffisamment critiqué dans le Manifeste au chapitre « Le socialisme allemand ou vrai » : quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et « vulgaire », il ne reste plus qu'à fonder le socialisme sur un « véritable amour de l'humanité » et les phrases creuses de « justice ».

C'est un phénomène inévitable et inhérent au cours historique que des individus ayant appartenu jusqu'alors à la classe dominante se rallient au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique. C'est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

Premièrement: ces gens, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d'une valeur réelle. Or, ce n'est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft [5] n'ont apporté quoi que ce soit qui ait pu faire avancer d'un seul pas notre mouvement : les éléments de formation réels d'une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, elles cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, superficiellement assimilées, avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'université ou d'ailleurs, et dont l'une est plus confuse que l'autre, étant donné le processus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie allemande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue que de têtes. Au lieu d'apporter la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'y mettre la pire des confusions par bonheur, presque uniquement dans leur milieu. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est d'enseigner ce qui n'a même pas été appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose qu'il faut exiger d'eux, c'est de n'apporter avec eux aucun vestige de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais de s'approprier sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites - bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne [6], ces conceptions ont certainement leurs misons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit - bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il y a des raisons de les tolérer pour l'instant, nous avons l'obligation de les tolérer seulement, sans leur confier aucune charge ni influence dans la direction du parti, en étant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne comprenons pas que le parti tolère plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Si la direction du parti tombait peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se déviriliserait tout simplement et, sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.

Quand à nous, tout notre passé fait qu'une seule voie nous reste ouverte. Voilà près de quarante ans que nous prônons la lutte de classe comme le moteur le plus décisif de l'histoire, et plus particulièrement la lutte sociale entre bourgeoisie et prolétariat comme le plus puissant levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc en aucune manière nous associer à des gens qui voudraient rayer du mouvement cette lutte de classe.

En fondant l'internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était: « L'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même ».

Nous ne pouvons donc marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour s'émanciper eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord par en haut, par les grands et philanthropes petits bourgeois.

Si le nouvel organe du Parti adoptait une orientation correspondant aux convictions politiques de ces messieurs, convictions bourgeoises et non prolétariennes, à notre grand regret, il ne nous resterait plus qu'à déclarer publiquement notre opposition à son égard et à rompre la solidarité dont nous avons toujours fait preuve jusqu'ici, vis-à-vis du parti allemand à l'étranger. Cependant. nous espérons que les choses n'iront pas jusque-là.

Cette lettre est destinée à tous les cinq membres de la commission en Allemagne, ainsi qu'à Bracke. Rien ne s'oppose, du moins de notre part, à ce qu'elle soit également communiquée aux zürichois.


Engels à J.-Ph. Becker, 19 décembre 1879.

Hier j'ai écrit à Bebel que nous ne pouvions pas collaborer au Sozialdemokrat. Il ressort des dernières lettres de Höchberg qu'il tient pour évident que le Sozialdemokrat défende les mêmes conceptions que le Jahrbuch [7] Tant que ceux de la direction de Leipzig se tiennent sur le même terrain que lui et ses amis philistins, je ne vois pas comment on pourrait le faire changer d'avis. Mais nous ne sommes pas exclus pour autant de l'entreprise. Après avoir combattu sans arrêt ce même socialisme petit bourgeois depuis le Manifeste, voire depuis l'écrit de Marx contre Proudhon, nous ne pouvons marcher avec lui au moment précis où la loi ANTI-SOCIALISTE lui donne l'occasion de brandir de nouveau son drapeau. Et c'est tant mieux. Nous serions entraînés dans des polémiques sans fin avec ces messieurs, le Sozialdemokrat deviendrait une arène de combat, et finalement nous devrions quand même proclamer notre retrait. Dans tout cela, se sont les Prussiens et les bourgeois qui seraient les gagnants, et c'est ce qu'il faut éviter. Mais cela ne doit absolument pas être un exemple à suivre pour d'autres qui n'ont pas été obligés comme nous - à cause des négociations préalables mêmes - de défier ouvertement les Höchberg et consorts. Je ne vois absolument pas pourquoi toi, par exemple, tu ne collaborerais pas à cette feuille [8]. Les correspondances des ouvriers allemands sont la seule chose qui nous procure encore de la joie, et tes articles ne feraient qu'élever le niveau de la feuille - et puisqu'elle existe maintenant, il est toujours préférable d'en faire autant que possible un bon qu'un mauvais journal. Je dis cela en espérant que ces gens te paient convenablement, car ce serait vraiment trop fort que de, te faire travailler gratuitement dans la situation, ou tu te trouves. Nous n'en voulons pas particulièrement à ceux de la direction de Leipzig pour cette histoire. Nous avons prévu tout cela il y a déjà des années. Liebknecht ne peut pas se passer de concilier et de se faire des amis à droite et à gauche, et si le parti n'est très fort qu'en apparence, avec de nombreux effectifs et de gros moyens financiers, il n'est pas très regardant quand aux éléments recrutés. Cela durera jusqu'à ce qu'il se brûle les doigts. Lorsque cela se produira, ces braves gens reviendront alors dans la bonne voie.

Frédéric Engels


Notes

[1] Cette lettre adressée à la direction du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne est un document important de politique interne de parti. Il s'agit indubitablement de la lettre décisive pour la création de l'organe illégal du parti, le Sozial-demokrat. Il ne s'agissait pas seulement de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire, mais encore de déterminer le juste programme sous le régime exceptionnel de la loi anti-socialiste.
Dans sa lettre du 20 août 1879, Engels écrivait à Marx que, lors de la visite de Hirsch, il avait dit à ce dernier : « Précisément maintenant où (grâce à l'interdiction faite par Bismarck au parti de poursuivre des activités révolutionnaires) tous les éléments pourris ou vaniteux peuvent sans contrainte occuper l'avant-scène du parti, il est plus que jamais temps de laisser tomber la politique de conciliation et le manque de netteté, et de ne pas craindre, si nécessaire, les polémiques et le scandale. Un parti qui aime mieux se laisser mener par le bout du nez par le premier imbécile venu (Kayser, par exemple), plutôt que de le désavouer publiquement, n'a plus qu'à tout remballer. »

[2] Dans sa lettre du 20 août 1879 à Marx, Engels écrit : « Ci-inclus la lettre de Hirsch que je te retourne, ainsi que celle de Liebknecht auquel je viens de répondre. J'ai attiré son attention sur ses contradictions : « Tu écris à Hirsch que, derrière le Sozial-demokrat, il y aurait le parti + Höchberg; cela signifie donc que si Hochberg est un + de façon quelconque, c'est qu'il s'agit de sa bourse, puisque par ailleurs c'est une grandeur négative. Tu m'écris maintenant que cet Höchberg n'a pas donné un sou. Comprenne qui pourra; pour ma part, je renonce. »
Dans leur lettre du 21 octobre 1879 à Engels, Fritzsche et Liebknecht précisaient : « En fait donc : 1. la commission de rédaction se compose de Bebel, Fritzsche, Liebknecht; 2. les propriétaires sont : Auer, Bebel, Fritzsche, Grillenberger et Liebknecht; 3. dans la commission administrative, il y a Bernstein. » (Cf. Wilhelm LIEBKNECHT, Briefwechsel mit Karl Marx und Friedrich Engels, publié par l'Internationaal Instituut Voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Mouton et Co, 1963, The Hague, pp. 273 - 274.)

[3] Kayser avait effectivement agi avec l'accord de la fraction sociale-démocrate pour voter en faveur du projet de loi de Bismarck tendant à introduire de fortes taxes d'entrée sur le fer, le bois, les céréales et le bétail. C'était donc toute la fraction parlementaire qui avait violé la discipline du parti, en couvrant, à contresens des principes du parti, l'intervention de Kayser dans l'important débat de la protection douanière, où la fraction se déroba donc doublement.

[4] Dans le brouillon, Marx-Engels avaient écrit, en outre, le passage suivant : « Admettons même que deux ou trois députés sociaux-démocrates (car il ne pouvait guère y en avoir plus à la séance) se soient laissé induire à autoriser Kayser à raconter ses bêtises devant le monde entier et à voter pour accorder de l'argent à Bismarck, ils eussent alors été obligés de prendre sur eux la responsabilité de leur acte, et d'attendre ce que Hirsch en dirait alors. »

[5] La Neue Gesellschaft, « mensuel pour la science sociale, » édité par Franz Wiede d'octobre 1877 à mars 1880 à Zürich , était de tendance nettement réformiste.
La Zukunft, bimensuel de même tendance, parut d'octobre 1877 à novembre 1878 à Berlin, publié et financé par le philanthrope petit-bourgeois Karl Höchberg, qui fut exclu plus tard de la social-démocratie.

[6] Cet esprit philistin, qui survit dans l'idéologie, c’est-à-dire dans les superstructures de la société, même longtemps après que la base matérielle, économique et sociale, ait disparu, est spécifiquement allemand au sens d'Engels : « En Allemagne, la petite bourgeoisie est le fruit d'une révolution manquée, d'une évolution interrompue et refoulée, d'où ses défauts spécifiques et anormale ment développés, à savoir la lâcheté, la mesquinerie, l'impuissance et l'incapacité de prendre toute initiative, caractéristiques ,qui seront maintenus depuis la Guerre de Trente et les événements qui suivirent - précisément à une époque où tous les autres grands peuples connurent un essor rapide. Ces travers leur sont restés, même lorsque l'Allemagne fut de nouveau entraînée dans le mouvement historique; ils étaient si fort qu'il marquent de leur sceau les autres classes sociales de l'Allemagne, faisant en quelque sorte ressortir le caractère général de l'Allemand, jusqu'à ce qu'enfin notre classe ouvrière fasse éclater ces barrières étroites. Les ouvriers allemands se montrent précisément les pires « sans patrie » en ce qu'ils se sont entièrement débarrassés dé la mesquinerie des petits bourgeois allemands.
Les traditions petites bourgeoises ne correspondent donc pas à une phase historique normale en Allemagne, mais sont une caricature outrée, une sorte de dégénérescence - tout comme le Juif polonais est la caricature du Juif. Le petit bourgeois anglais, français, etc. ne se tient nullement au même niveau que l'Allemand.
En Norvège, par exemple la petite paysannerie et la petite bourgeoisie avec une faible adjonction de moyenne bourgeoisie - comme cela s'est produit, à peu de choses près, en Angleterre et en France au XVII° siècle - sont depuis plusieurs siècles l'état normal de la société. » (Engels à P. Ernst, Berliner Volksstaat, 5 - 10 - 1890).

[7] Le premier numéro du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik parut en août 1879 à Zürich sous le patronage de Karl Höchberg (sous le pseudonyme de Dr. Ludwig Richter).
Höchberg, Bernstein et Schramm y publièrent leur programme opportuniste dans I'article intitulé Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne, où ils attaquaient ouvertement le caractêre révolutionnaire du parti et demandaient sa transformation en parti réformiste démocratique et petit bourgeois. Cf. la critique de cet article dans Marx-Engels, Le Parti de classe, III, pp. 134 - 142.

[8] Le 16 décembre 1879, J.-Ph. Becker avait écrit à Engels : « Les efforts que vous déployez à Londres commencent à porter leurs fruits à Leipzig et Zürich . Liebknecht m'a écrit qu'il répondrait à l'article du Jahrbuch dans une brochure à part, et le Sozialdemokrat parle désormais un langage plus vivant et conforme aux principes. Cependant, je n'éprouve pas encore le besoin de répondre à l'invitation pressante de collaborer que m'ont faite Höchberg, Bernstein et Liebknecht. »


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