1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

2
Sous le régime de la loi anti-socialiste

Réactions à la loi anti-socialiste


Extraits du discours de W. Liebknecht à la séance du 17 mars 1879 au Reichstag.

Liebknecht : « Il va de soi que nous nous conformerons à la loi, parce que notre parti est certainement un parti de réforme au sens. le plus rigoureux du terme, et non un parti qui veut faire une révolution violente - ce qui de toute façon est une absurdité. Je nie de la façon la plus solennelle que nos efforts tendent au renversement violent de l'ordre en vigueur de l'État et de la société [1]. »


Extraits du discours de W. Liebknecht à la Diète de Saxe, le 17 février 1880.

Liebknecht : « Nous protestons contre l'affirmation selon laquelle nous, serions un parti révolutionnaire (Umsturzpartei)... La participation de notre parti aux élections est, au contraire, un acte qui démontre (!) que la social-démocratie n'est pas un parti révolutionnaire... À partir du moment où un parti se place sur la base de tout l'ordre légal, le droit du suffrage universel, et témoigne ainsi qu'il est tout disposé à collaborer à la législation et à l'administration de la communauté, à partir de ce moment (!) il a proclamé qu'il n'est pas un parti révolutionnaire... J'ai souligné tout à l'heure que le simple fait déjà de la participation aux élections est une preuve que la social-démocratie n'est pas un parti révolutionnaire, etc. »


Engels à J.-Ph. Becker, 1° juillet 1879.

L'intervention pusillanime et tout à fait déplacée de Liebknecht au Reichstag a eu un effet absolument déplorable dans les pays latins, comme on le conçoit; elle a même été partout désagréablement ressentie parmi les Allemands [2]. C'est ce que nous avons exprimé dans ma lettre [3]. En Allemagne, c'en est fini une fois pour toutes de la vieille agitation nonchalante, marquée de temps à autre par une peine de six semaines à six mois de prison. Quelle que soit l'issue de l'état de chose imposé aujourd'hui, on peut déjà dire que le nouveau mouvement part d'une base plus ou moins révolutionnaire et doit donc avoir un caractère bien plus résolu que dans la première période du mouvement qui est derrière nous. La phraséologie sur la possibilité d'atteindre pacifiquement le but deviendra inutile, tu ne peux plus être pris au sérieux. En mettant fin à ces déclamations et en jetant le mouvement dans la voie révolutionnaire, Bismarck nous a rendu un énorme service, qui compense largement le léger dommage qu'il nous cause en freinant notre agitation [4].

Par ailleurs, cette intervention docile au Reichstag apporte de l'eau au moulin des héros de la phrase révolutionnaire qui cherchent à désorganiser le parti par leurs manœuvres et intrigues. Le centre de ces menées est l'Association ouvrière de Londres où siègent les grandes gueules de 1849 à la Weber, à la Neustadt an der Hardt et consorts [5]. Depuis la reprise du mouvement en Allemagne, ces gens ont perdu toute la signification qu'ils pouvaient encore avoir de 1840 à 1862 et ils pensent maintenant avoir une occasion de se hausser à la tête. Le jeune Weber, un vague négociant et quelques autres se sont constitués au moins six fois au cours de ces dernières années en comité central du mouvement ouvrier européen et américain, mais notre monde sans foi les a ignorés chaque fois avec obstination.

C'est à toute force qu'ils veulent arriver maintenant à leurs fins, et ils ont trouvé en Most un allié. La Freiheit claironne la révolution radicale jusqu'au meurtre et à l'incendie - ce qui naturellement ne peut que combler d'aise ce brave Most, lui qui ne pouvait se permettre tout cela auparavant. Ceci dit on a énormément exagéré les histoires du Reichstag prises comme prétexte pour diviser le parti et créer un parti nouveau. C'est là une exploitation de la situation de contrainte et du silence qui règne maintenant en Allemagne au profit de quelques têtes creuses, dont l'ambition est en disproportion complète avec les capacités, et si - comme on l'a prétendu - Most raconte à qui veut l'entendre que nous l'appuyons, alors il ment. Depuis qu'il a commencé à jouer ce rôle, il ne s'est plus laissé voir chez nous. Au fond, c'est une bonne chose qu'il se soit ainsi démasqué, si bien qu'il a gâché toutes ses chances pour son retour ultérieur en Allemagne; il n'est pas dépourvu de talent, mais il est atrocement vaniteux, indiscipliné et ambitieux : il vaut donc mieux qu'il se discrédite lui-même. Au reste, la Freiheit ne continuera certainement pas à vivre bien longtemps, et tout s'endormira de nouveau bien tranquillement.


Notes

[1] Ces deux extraits de discours de W. Liebknecht ont été retrouvés dans les archives d'Engels, qui les a ponctués de points d'exclamation. Le commentaire en figure dans la lettre suivante à J.-Ph. Becker.
Liebknecht a tenu son premier discours, bien après la proclamation de la loi anti-socialiste - ce qui témoigne que ce n'est pas sous l'effet de la première surprise qu'il a réagi de manière aussi défaitiste. Le 17 mars 1879, le gouvernement prussien avait déposé au Reichstag son ordonnance sur la proclamation du petit état de siège à Berlin et les environs à la suite de la loi antisocialiste. Liebknecht fut le seul député social-démocrate à intervenir dans ces débats. Son discours témoigne d'une conception qui l'a finalement emporté dans la social-démocratie allemande, et que Marx-Engels ont tenté de contrecarrer de toutes leurs forces.
La façon dont réagit Liebknecht dans ses deux discours illustre en gros la réaction de la majorité des dirigeants social-démocrates lors de la loi antisocialiste, et notamment la fraction parlementaire qui exercera toujours plus sa répression et ses mesures disciplinaires contre les ouvriers révolutionnaires, en jetant la graine fasciste dans les masses.
Engels a des mots très durs pour caractériser la défaillance des dirigeants : « La tempête qui submergea les socialistes français après la Commune était tout de même autrement grave que les clameurs qui se sont élevées autour de l'affaire Nobiling en Allemagne. Et avec quelle fierté et quelle assurance les ouvriers français ont-ils réagi ! Vous n'y trouverez pas de telles faiblesses et de telles complaisances avec l'adversaire. Lorsqu'il ne pouvaient pas s'exprimer librement, Ils se taisaient, laissant les philistins hurler tout leur soûl. Ne savaient - ils pas que leur temps reviendrait bientôt... » (Engels à A. Bebel, 14-11-1879.)
Devant changer du jour au lendemain ses méthodes d'organisation et d'action, la social-démocratie réagit donc très mal au coup de force de Bismarck. Marx-Engels sauvèrent littéralement le parti à ce moment-là de la débâcle complète : cf. l'ouvrage de Heinrich Gemkow : Friedrich Engels' Hilfe beim Sieg der deutschen Sozialdemokratie über das Sozialistengesetz, Dietz Verlag, Berlin 1957, écrit avant la détente pour les temps après la détente.

[2] Les concessions parlementaires de Liebknecht à Bismarck auront un double effet néfaste sur la social-démocratie allemande : d'une part, elles renforceront les tendances capitulardes petites bourgeoises dans le parti et notamment la fraction parlementaire, d'autre part, elles apporteront de l'eau au moulin des éléments « anarchisants » - Most dans son journal Freiheit - qui se gargariseront de grands mots révolutionnaires en préconisant des méthodes stériles d'agitation.

[3] La lettre en question n'a pas été retrouvée - on s'en doute. Il ressort d'une lettre de W. Bracke à Engels du 6 juin 1879 qu'Engels lui avait envoyé une lettre le 16 mai 1879, en le priant de la transmettre à A. Bebel. Celui-ci répondit dans une lettre à Bracke, datée du 24 mai, que ce dernier recopia à l'intention d'Engels : « Je te renvoie ci-inclus la lettre d'Engels Je suis tout à fait d'accord avec son contenu. J'ai été indigné moi aussi de ce que Liebknecht ait déclaré, de manière aussi ostentatoire, dans son discours sur l'état de siège qu'il se soumettait avec tout le parti à la loi et qu'il ait répété, en outre, deux ou trois fois cette déclaration dans son discours. Ce jour-là, je suis arrivé quelques minutes après le discours, et c'est le lendemain seulement que j'en lus le compte rendu et dus me rendre à l'évidence. J'attendis le compte rendu sténographique, et comme j'y trouvai ces affirmations reproduites de manière pire encore, je ne me suis pas gêné pour faire des reproches à Liebknecht. Je lui ai aussi communiqué des passages de la lettre d'Engels : il a écouté sans rien dire. Lorsque tu écriras à Engels, salue-le de ma part, et dis-lui que je suis complètement d'accord avec lui... »

[4] Engels fait preuve ici d'un grand esprit dialectique, en même temps que d'optimisme révolutionnaire. En effet, si Bismarck, en plaçant la social-démocratie hors la loi, espère que celle-ci sera assez veule et complaisante pour devenir inoffensive, Engels peut, pour sa part, espérer, au contraire, que la social-démocratie, placée hors du cadre bourgeois deviendra de plus en plus révolutionnaire : La décision pour l'une ou l'autre solution reste entre les mains de la social-démocratie et de ses dirigeants en Allemagne. En soi, la toi anti-socialiste n'a pas d'effets négatifs, mais impose une réaction, dont dépendra ensuite le sort du mouvement. D'où l'importance des conseils d'Engels, d'une part, et de la suite que leur donneront les dirigeants social-démocrate s, d'autre part.

[5] Engels fait allusion à une association issue de la Ligue des Justes qui prit un caractère de plus en plus international et changea à plusieurs reprises de nom. Après la loi anti-socialiste, s'y développa une tendance anarchisante qui prit la direction de l'Association pendant un certain temps. Avec l'appui de l'Association, Johann Most - ancien député social-démocrate émigré à Londres - publia au début de 1879 le journal Freiheit. Celui-ci critiqua la tactique suivie par les dirigeants de la social-démocratie allemande après la promulgation de la loi anti-socialiste, condamnant la combinaison des moyens de lutte légaux et illégaux, exigeant le renoncement à l'activité parlementaire et prônant le terrorisme individuel. En mars 1880, une grande partie des membres de l'Association se sépara des éléments anarchisants et se constitua en association sous le même nom.


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