1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Sous le régime de la loi anti-socialiste
« La parole est à von Helldorf-Bedra. On ne saurait être plus candide : « Messieurs, la présente loi (anti-socialiste) se caractérise comme une loi préventive, au sens le plus éminent du terme; elle ne prévoit aucune action pénale, mais autorise seulement les interdictions de la police et déclare punissables les violations de ces interdictions EXTÉRIEUREMENT RECONNAISSABLES. » En d'autres termes : elle permet tout bonnement à la POLICE de tout interdire et ne punit aucune violation de loi quelconque, mais les « violations » d'oukases de la police. C'est une façon parfaite de rendre superflues les lois pénales » (Karl Marx, Notes marginales sur les débats au Reichstag relatifs à la loi anti-socialiste, septembre 1878).
J'ai reçu tes deux lettres des 21 et 28. Je veux espérer que le fiasco des dühringeries est définitif, et que vous ne rafistolerez pas de nouveau les choses pour les remettre en circulation. La presse du parti se ridiculise si elle se laisse aller à lui attribuer une valeur scientifique simplement.... parce que les Prussiens le persécutent [1]. Et il n'y a qu'eux qui l'aient fait, que je sache.
Vahlteich a bel et bien affirmé que les socialistes n'étaient ni des marxistes ni des dühringiens (?!?!) : tous les journaux ont mis en évidence cette formule après le congrès lorsqu'ils ont publié le discours qu'il a perpétré en réunion publique [2]. Je ne crois pas qu'il voudra se dédire. Qu'il soit actuellement en taule n'est pas une raison pour moi de le considérer pour meilleur qu'il n'est.
Élisée Reclus est un simple compilateur, rien de plus. Comme son frère et lui ont participé à la fondation de l'Alliance secrète (anarchiste), il pourrait, s'il le veut, t'en dire bien davantage sur ce sujet que toi-même tu pourrais lui en dire. Qu'il soit encore avec ces braves gens ou non, importe peu : il est politiquement confus et impuissant.
Je n'ai jamais dit que la masse de nos gens ne désire pas de science véritable. J'ai parlé du parti [3], et celui-ci est ce pour quoi il se donne dans la presse et les congrès. Et là ce qui domine maintenant, c'est la demi-science et l'ancien ouvrier qui se targue d'être littérateur. Si - comme tu l'affirmes - ces gens ne forment qu'une petite minorité, c'est tout de même parce que chacun d'eux a une influence et des partisans que vous prenez tant d'égards vis-à-vis d'eux. Le déclin théorique et moral date de la fusion (avec les Lassalléens), et on aurait pu l'éviter si l'on avait fait preuve à ce moment - là d'un peu plus de réserve et d'intelligence. Un parti sain est capable d'exsuder pas mal de choses avec le temps; mais c'est un processus long et difficile - et ce n'est pas parce que les masses sont en bonne santé qu'il faut leur inoculer sans nécessité une maladie.
C'est une chance pour la Zukunft que ta lettre soit encore arrivée à temps. Elle a empêché que j'envoie ma décision déjà prise en ce qui concerne l'offre de collaboration. Cette offre émanant d'une rédaction parfaitement anonyme, qui n'est pas à même de présenter d'autres garanties de son sérieux scientifique que la résolution du congrès - comme si un congrès de parti pouvait conférer un caractère scientifique quelconque. C'est vraiment un grand risque que de confier nos manuscrits à des gens parfaitement inconnus, des gens qui sont peut-être les pires duhringiens !
Tu dis que Wiede fait partie de la rédaction. Mais lui-même vient de me réclamer ma collaboration dans une lettre du 20 à une revue qu'il a l'intention de fonder à Zürich !
Bref, j'en ai assez de cette confusion qu'entraîne le lancement continuel d'affaires irréfléchies et précipitées. Je ne peux accepter la moindre offre de collaboration, ne serait - ce que parce qu'il faut que je termine une fois pour toutes les travaux les plus importants. Je suis encore en train de mettre la dernière main à l'Anti-Dühring, et ensuite je n'écrirai plus que des articles que je tiendrai moi-même pour urgents, et s'il existait une revue qui ne soit pas un organe du parti, c'est à elle que je les donnerais, afin de ne pas faire l'objet des débats d'un congrès [4]. Il faut bien admettre que pour des travaux scientifiques il n'y a pas de forum démocratique, et une expérience m'a suffi.
Les Prussiens viennent de prendre une autre mesure heureuse : interdire mon Anti - Dühring. Il ne faut plus que l'on vende en Allemagne ce qui est dirigé contre les braillards qui font semblant d'être socialistes. De même on a interdit tous les écrits de Greulich, de moi-même, etc. dirigés, contre les bakouninistes. Bismarck escompte que les fadasseries des anarchistes et de Dühring relâcheront la cohésion chez les nôtres en contribuant à susciter ce qu'il souhaite le plus au monde : une tentative de putsch, pour qu'il puisse tirailler. Malgré tout cela, nos ouvriers. se comportent magnifiquement en Allemagne, et je souhaite que tout l'Empire prussien soit honteusement défait par eux. Ce que Bismarck obtiendra cependant, c'est que lorsque la Russie donnera le coup d'envoi à la danse - et cela ne devrait plus guère tarder - alors les choses seront assez mûres en Allemagne.
Karl Marx
En Allemagne, un esprit pourri gagne notre parti, non pas tant dans les masses que parmi les dirigeants (ceux qui viennent des classes supérieures et des rangs « ouvriers »). Le compromis avec les Lassalléens a également conduit à un compromis avec des médiocrités, à Berlin [ ] avec Dühring et ses « admirateurs », et ailleurs avec toute une bande d'étudiants et de docteurs super-intelligents qui veulent donner au socialisme un tour « supérieur, idéal », autrement dit substituer à la base matérialiste (qui réclame une étude sérieuse et objective, si l'on veut opérer à partir d'elle) leurs divinités de la Justice, de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité. Le Dr. Höchberg qui édite la Zukunft est un représentant de cette tendance; il a « acheté » sa place dans le parti je suppose dans les intentions les plus sublimes, mais je me fiche des « intentions ». Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de la Zukunft n'a vu la lumière du jour avec plus de « modestie prétentieuse ».
Quant aux ouvriers, lorsqu'à l'instar de monsieur Most et consorts, ils abandonnent leur métier pour devenir des littérateurs de profession, ils créent chaque fois des ravages « théoriques » et sont toujours disposés à s'associer avec la caste des prétendus « gens cultivés ». Or précisément il nous a fallu plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour mettre dans l'esprit des ouvriers allemands ce qui leur donnait un poids théorique (et donc pratique aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais. A présent le socialisme utopique et les jeux d'imagination sur les constructions futures de la société, c'est ce qui s'étale de nouveau et dans une forme plus creuse, non seulement si on la compare à celle des grands utopistes français et anglais, mais même à Weitling. Il est évident que l'utopisme, qui avant le temps du socialisme matérialiste et critique renfermait ce dernier en germe ne peut plus être, sil revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble réactionnaire.
Le Vorwärts semble avoir comme principe essentiel ces derniers temps de ne publier que ce que les Français appellent de la « copie », et ce, d'où qu'elle vienne. Par exemple, dans les derniers numéros, un gaillard qui. ne connaît pas l'ABC de l'économie politique, s'est mis à faire de grotesques révélations sur les « lois » des crises : il ne nous révèle que son propre effondrement « intérieur [5] ». Il y a ensuite ce futé polisson de Berlin à qui l'on permet de faire imprimer aux frais du « peuple souverain » ses pensées hétérodoxes sur l'Angleterre et les niaiseries panslavistes les plus plates dans une série d'articles qui n'ont ni queue ni tête.
C'en est plus qu'assez !
Ton Karl Marx.
Notes
[1]
A la tentative du rapprochement entre anarchistes et
social-démocrates, vient s'ajouter bientôt un autre
mauvais coup porté au marxisme - le soutien apporté au
socialisme petit-bourgeois de Dühring. Engels condamne tout
d'abord le démocratisme de Liebknecht qui défend un
individu particulièrement dangereux pour la social-démocratie
allemande étant la survivance massive en Allemagne de
l'idéologie de la petite bourgeoisie pour la seule raison que
Bismarck en avait fait une victime de l'arbitraire policier. Le
privatdozent Düring avait commencé en 1872 à
critiquer certains professeurs réactionnaires en même
temps que le statut suranné des universités allemandes
- ce qui le mit au centre des attaques du corps professoral
réactionnaire. Après avoir recommencé ses
attaques en 1877, Dühring fut traduit devant le conseil de
discipline universitaire, qui lui interdit en juillet 1877
d'enseigner.
Pour contrecarrer l'influence de Dühring
dans le mouvement ouvrier allemand, Engels sera amené à
écrire tout un volume pour réexposer le point de vue
marxiste véritable tant ses élucubrations petites
bourgeoises étaient pernicieuses.
On ne peut manquer d'être frappé
par la concordance entre les erreurs des dirigeants
sociaux-démocrates allemands (qui révèlent les
faiblesses du mouvement) et les, points d'attaque de Bismarck.
Celui-ci non seulement saura exploiter habilement Dühring et
les autres confusionnistes au sein du mouvement ouvrier en leur
laissant pleine liberté d'agitation, tandis qu'il interdira,
d'abord, l'Anti-Dühring d'Engels, puis toute l'uvre
subversive. de Marx-Engels tant que durera la loi antisocialiste.
Bismarck prend même sein le cas échéant de
s'appuyer sur une fraction au sein du parti ouvrier pour mieux
toucher l'ennemi numéro un des classes dirigeantes
allemandes.
[2] Le 25 août 1876 le Volksstaat de Liebknecht, cet éternel conciliateur, avait publié une adresse des « socialistes » de Berne prônant une réconciliation avec les anarchistes vivant en Suisse et invitant les sociaux-démocrates allemands à assister au congrès des ... anarchistes de Berne (26-30 octobre 1876). Bebel lui-même proposa d'envoyer à ce congrès une adresse « rédigée en termes fraternellement amicaux ». Julius Vahlteich, député social-démocrate allemand, qui assista à titre d'hôte, au congrès anarchiste de Berne, y déclara dans son discours du 27 octobre : « Il n'y a parmi nous ni marxistes ni düringhiens » !
[3] La lettre dans laquelle Engels expliquait sa position à ce sujet n'a pas été retrouvée.
[4]
Face à l'importance toujours accrue de l'idéologie
socialiste petite bourgeoise en Allemagne et à l'appui que
celle-ci recevait de la plus grande partie des dirigeants
sociaux-démocrates allemands, Engels dut réfuter les
thèses aberrantes de Dühring. Mais il se heurta sur ce
point à des obstacles invraisemblables. Ainsi, au congrès
de Gotha (27-29 mai 1877), certains délégués
sociaux-démocrates tentèrent de faire passer une
résolution interdisant la poursuite de la publication de
l'Anti-Dühring d'Engels dans l'organe central du parti,
le Vorwärts. Johann Most, député
social-démocrate , déposa la motion suivante : «
Le congrès déclare que des écrits qui, telles
les critiques publiées ces mois derniers par Engels contre
Dühring, n'ont aucun intérêt pour la majorité
des lecteurs du Vorwärts, doivent être écartés
à l'avenir de l'organe central ». Julius Vahlteich
intervint dans le même sens, et critiqua le ton sur lequel
Engels attaquait Dühring. Il ajouta que Marx aussi bien
qu'Engels avaient beaucoup servi la cause et continueraient, il faut
le souhaiter de le faire à l'avenir encore; mais la même
chose était vraie aussi pour Dühring. Ces gens devaient
être utilisés par le parti, mais les disputes de
professeurs n'avaient pas leur place dans le Vorwärts, mais
devaient être menées dans des publications à
part.
August Bebel proposa une solution de
compromis : « Considérant la longueur que les articles
d'Engels contre Dühring avait atteinte et atteindrait encore
par la suite; considérant que la polémique menée
par Engels dans le Vorwärts contre Dühring ouvrait
le droit à ce dernier ou à ses partisans de répondre
tout aussi longuement; considérant que la place viendrait à
manquer dans le Vorwärts et que le sujet traité
avait un caractère de pur différend scientifique - le
Congrès décide que les articles d'Engels contre
Dühring sont à écarter du Vorwärts
lui-même, et doivent être publiés dans la
Revue ou éventuellement dans le supplément
scientifique du Vorwärts voire dans une brochure. En
outre il convient d'éviter toute mention ultérieure de
cette polémique dans le Vorwärts lui-même
».
Dans cette affaire, Liebknecht ne prit pas
non plus de position nette en faveur d'Engels, mais se contenta
d'appuyer Bebel, en annonçant la création d'un
supplément scientifique ou revue, qui publierait à
l'avenir de tels articles. L'Anti-Dühring fut relégué
dans le supplément scientifique du Vorwärts et
publié par bribes. Il se trouva qu'au moment de la parution
du chapitre sur la « Philosophie » et de la section sur
l' « Économie politique », Dühring fut
chassé de l'université et connut son plus grand
triomphe. Le Vorwärts chanta ses louanges et publia même
des poésies sur le héros et à peine l'ouvrage
d'Engels parut - il en brochure séparée que Bismarck
l'interdit.
Dans son article sur Fünfzig Jahre
Anti-Dühring (In : Unter dem Banner des Marxismus, 1919,
pp. 466 - 87), Riazanov donne de nombreux détails sur
l'influence des idées de Dühring chez les Eisenachiens,
les débats infâmes au congrès de Gotha et enfin
l'influence de Dühring en Russie même. Riazanov déclare,
par exemple, que Bernstein contamina Bebel, à qui il envoya
les élucubrations de Dühring en prison : en mars 1874,
Bebel écrivit un article élogieux sur « un
communiste nouveau ». Dans ses mémoires, Bernstein se
permit d'écrire : « A la place du cri de bataille Marx
ici, Lassalle là, un nouveau cri de bataille semblait
s'annoncer en 1875-1876 : Dühring ici, Marx et Lassalle là.
Et ma modeste personne n'a pas peu contribué à cette
évolution ».
[5] Le Vorwärts avait publié les 5 et 7 octobre 1877 un article intitulé Les conséquences du grand krach. F.-A. Sorge apprit à Marx, dans sa lettre du 19-07-1877 que Karl-Daniel-Adolph Douai en était l'auteur.