[Londres), le 27 juillet [1871].
Cher Kugelmann,
Aie la bonté d'envoyer tout de suite le billet ci‑inclus à Liebknecht.
Je trouve ton silence extrêmement étrange. Je ne puis concevoir que les divers imprimés que je t'ai envoyés à diverses reprises ne te soient pas parvenus.
Mais, d'autre part, ce serait de ta part fou de vouloir de la sorte me punir de mon silence en usant du vieil « œil pour œil, dent pour dent ». Songe, mon cher, que si les journées avaient quarante‑huit heures, je n'aurais quand même pu depuis des mois venir à bout de mon travail quotidien.
Le travail pour l'Internationale est immense; de plus, Londres est pleine de refugees [réfugiés] dont il faut nous occuper [1].
Et puis d'autres personnes, des journalistes, des gens de toute espèce me harcèlent pour voir le monster [monstre] de leurs propres yeux.
On croirait jusqu'à présent que la formulation des mythes chrétiens dans l'Empire romain n'avait été possible que parce que l'imprimerie n'était pas encore inventée. C'est tout le contraire. la presse quotidienne et le télégraphe qui répand ses inventions en un clin d'œil dans tout le globe fabriquent plus de mythes en un jour qu'on ne pouvait en fabriquer autrefois en un siècle (et ces veaux de bourgeois les gobent et les diffusent).
Mes filles sont depuis quelques mois dans les Pyrénées [2]. Jenny, qui souffrait encore des suites de sa pleurésie, se remet à vue d'œil, à ce qu'elle m'écrit.
Grand merci pour tes envois germaniques.
J'espère que toi, ainsi que ta chère femme et Françoise, à qui je te prie de faire mes amitiés, êtes en bonne santé.
A propos ! Tu t'es sans doute étonné que dans ma missive à la Pall Mall [3], j'aie fait allusion à un duel. La chose est toute simple. Si je n'avais pas fourni à l'éditeur matière à quelques plaisanteries faciles, il aurait purement et simplement étouffé toute l'affaire. Mais comme ça il est tombé dans le panneau et le but véritable que je poursuivais a été atteint : il a reproduit textuellement les accusations contre Jules Favre et Cie, contenues dans notre Adresse [4].
Salut,
Ton K. M.
Notes
[1] Sur l'initiative de Marx, l'Internationale fonda un comité pour venir en aide aux proscrits de la Commune. Sa femme et sa fille participèrent à cette action de solidarité.
[2] A Bagnères‑de‑Luchon où les Lafargue, peu en sûreté à Bordeaux, avaient dû se réfugier en juin. Lafargue dut passer en Espagne en août. Jenny et Eleanor furent arrêtées et durent quitter la France.
[3] Marx avait écrit à Frédéric Greenwood, rédacteur de la Pall Mall Gazette.
[4] Il s'agit de La Guerre civile en France.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.