Le 19 novembre 1870.
Mes chers amis,
Depuis l'arrivée de votre aimable lettre, je me suis installée une douzaine de fois pour vous écrire et j'ai été chaque fois interrompue par l'arrivée d'une personne ou d'une autre. Notre maison est devenue une espèce de ruche, emplie d'exilés de France. Un jeune homme est resté chez nous environ six jours : bien qu'il ait passé toute sa vie en France et qu'il soit incapable de faire une phrase en allemand, il a reçu l'ordre de quitter le pays dans les 48 heures parce que son père, qui est mort quand il était bébé, était prussien. Rois et ministres ont enfin réussi à susciter de farouches passions nationales. Ils s'en donnent à cœur joie.
J'ai été très peinée de voir par votre lettre que vous vous étiez fait du souci à notre sujet et je m'en veux beaucoup d'avoir, par mon silence, été la cause de ce souci. Peut‑être, mon cher « Docteur » et vous, Trautchen, m'en voudrez‑vous moins que je ne m'en veux moi‑même si je vous dis que pendant les deux mois qui ont suivi notre retour de la mer [1] j'ai été très malade, plus malade que je ne l'ai jamais été de ma vie. J'ai eu une attaque de pleurésie qui m'a affaiblie à tel point que je parvenais à peine à tenir le buste droit pour écrire. Depuis plusieurs semaines je retrouve lentement et régulièrement mes forces, et j'espère être bientôt tout à fait rétablie. Dans mon actuel état de santé pourtant, je ne pourrais entreprendre le voyage de Hanovre (même si je n'étais pas retenue par mes occupations matinales) [2], de sorte que je ne puis accepter votre aimable invitation. Je vous en remercie tout de même de tout mon cœur et, si je ne puis être auprès de vous en personne, je serai avec vous en pensée et je ferai ainsi l'aller et retour entre Londres et Hanovre.
Pour ce qui est du Maure et de sa paresse apparente, je n'essaierai pas de le blanchir. Il doit en répondre lui‑même et vous écrira dans un jour ou deux. En attendant, je suis heureuse de pouvoir vous dire que la maladie n'est pas cause de son silence. Sa santé est dans l'ensemble meilleure qu'elle ne l'est d'habitude à cette époque de l'année, ce qui est dû, sans aucun doute, aux mesures énergiques qu'a prises notre bon docteur Engels. Engels (ou, comme nous l'avons maintenant baptisé, « General Staff » [3] : il doit le titre de Général à ses grands exploits militaires dans les colonnes de la Pall Mall Gazette [4] et celui de Staff à la bévue comique du Figaro, ce journal ayant montré son ignorance grossière en parlant du General Staff comme si c'était un individu) habite maintenant tout près de chez nous [5], et il fait au Maure beaucoup plus de bien que toutes les drogues en l'emmenant faire de longues promenades. Nous voyons « le Général » tous les jours et passons de très joyeuses soirées ensemble. Il y a quelques soirs un grand spectacle patriotique a eu lieu à la maison. Entre autres numéros, Le Maure et « Staff » ont exécuté Die Wacht am Rhein [La garde au Rhin] [6] sur l'air de Krambambuli.
Dans votre dernière lettre, ma chère Trautchen, dont il me reste encore à vous remercier et à vous dire qu'elle est bien arrivée, vous aviez la gentillesse de me demander des nouvelles de Laura et de Lafargue. Ils ont quitté Paris avant que la bataille de Sedan eût mis un terme à la « farce cruelle de l'Empire » et depuis lors ils séjournent à Bordeaux [7]. Paul s'est donné beaucoup de mal pour tenter de secouer la somnolence des Bordelais et il a, dans ce but, publié un journal intitulé La Défense Nationale. Mais ses efforts ont été vains et son journal a expiré. Le Bordelais, ce bourgeois par excellence, consacre tout son enthousiasme à gagner de l'argent, à manger et à boire, et peu lui importe que l'ordre social soit maintenu par le fusil à aiguille prussien ou le chassepot français. Sa seule terreur, l'ombre qui le hante jour et nuit, c'est le spectre rouge. Somme toute, dans la France entière, il semble que les classes dominantes soient beaucoup plus soucieuses d'exterminer les « Rouges » que les « Prussiens ». D'après des lettres d'un membre de l'Internationale, Gambetta, ce marchand de phrases, a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher l'armement du prolétariat. Mais il ne peut plus continuer : il a été forcé de décréter la levée en masse. Voici ce que nous écrit Lafargue à propos de cette mesure : La levée en masse va organiser et armer toute la classe ouvrière et comme il n'y aura aucune armée organisée à leur opposer, les ouvriers pourront, sinon dicter leurs conditions, au moins avoir haute voix dans la prochaine constitution. Je crois que le choc que l'organisme bourgeois a reçu est tellement puissant qu'à partir de ce jour sa chute en France sera des plus rapides. Amen, dis‑je. Mais hélas ! l'ombre du paysan français assombrit ce radieux tableau.
Que dites‑vous de l'action des Russes ? Le Moscovite est trop malin, même pour Bismarck. A corsaire, corsaire et demi ! [8] La probabilité d'une guerre avec la Russie provoque beaucoup d'émotion à Londres. ‑ Avec les meilleures salutations de tout le monde à la maison et beaucoup de baisers à Françoise.
Croyez‑moi, mes chers amis,
Bien fidèlement à vous
Jenny Marx.
Rappelez‑moi au bon souvenir de F. Kraus.
J'ai été enchantée d'apprendre que vous avez été satisfaits dei votre séjour à Karlsbad et qu'il vous a fait tant de bien à tous.
P.‑S. ‑ Papa a reçu le beau cadeau de M. Hausmann et lui écrira pour le remercier.
Il y a quelques semaines j'ai reçu une lettre charmante de mon maître Dietzgen [9].
Notes
[1] La famille Marx, après un très court séjour à Ramsgate, était rentrée à Londres le 31 août.
[2] Jenny Marx avait trouvé en janvier 1869 une place de préceptrice dans une famille écossaise de Londres.
[3] État‑major général.
[4] Engels avait publié dans la Pall Mall Gazette entre le 29 juin 1870 et le 2 février 1871 ses articles sur la guerre, où il avait prévu la date de la capitulation de Sedan.
[5] Dans le courant de septembre, Engels avait quitté Manchester pour venir s'installer définitivement à Londres à dix minutes de chez Marx.
[6] Chant nationaliste allemand de 1840 (auquel Musset avait répliqué par un poème cocardier) qui avait connu en 1870‑1871 une grande popularité. Marx le chante par dérision, pour se moquer des nationalistes allemands.
[7] Les Lafargue avaient quitté Paris à la veille de la capitulation de Sedan et étaient arrivés à Bordeaux le 2 septembre.
[8] C'est‑à‑dire « à malin (ou à larron), malin et demi ».
[9] Sur Dietzgen, voir ci‑dessus, p. 75‑80,
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.