[Londres,] 7 déc. 1867.
Cher Kugelmann,
S'il y avait en Allemagne six personnes de votre calibre, la résistance de la masse des philistins et la conspiration du silence des spécialistes et de la clique des journalistes seraient déjà vaincues, assez du moins pour qu'ait commencé une discussion sérieuse. Mais il faut attendre ! Dans ce mot réside tout le secret de la politique russe.
Je vous joins une lettre (que je vous prie de me retourner) d'ouvrier germano‑russe (un tanneur) [1]. Engels a raison de noter que la philosophie autodidacte - pratiquée par des ouvriers ‑ a fait de grands progrès, si l'on compare ce tanneur au cordonnier Jacob Böhme [2] et que personne d'autre qu'un ouvrier « allemand » n'aurait été capable d'une telle production intellectuelle [3].
Borkheim m'a demandé hier : qui a écrit l'article de la Zukunft (à laquelle il est abonné) ? Selon lui, il devait provenir de chez nous, puisque vous lui en aviez envoyé l'épreuve. J'ai dit que je n'en savais rien. Nota bene : Il ne faut pas trop découvrir son jeu [4] !
Mes chaleureux remerciements à votre charmante femme qui a bien voulu se donner la peine de recopier les lettres. Vous ne devez pas l'exploiter tant en lui imposant du « surtravail » !
Comme je vous l'ai déjà raconté, si je ne me trompe, Bucher [5] lui-même m'a demandé de devenir correspondant de la « Königliche preussische Staatszeitung » pour les questions économiques. Vous voyez donc que si je voulais utiliser de semblables ressources, je pourrais le faire sans l'entremise de personne [6].
Ma maladie est toujours la même. Rien de dangereux, mais bien gênant ! Mes meilleurs souvenirs à votre charmante femme et à la petite Françoise.
Votre
K. Marx
(Voici la lettre de Josef Dietzgen à laquelle Marx fait allusion plus haut. Nous la reproduisons intégralement)
A Monsieur le docteur Karl Marx, à Londres.
Monsieur,
Permettez‑moi, je vous prie, bien qu'inconnu de vous, de vous présenter mes compliments pour les mérites inappréciables que vous vous êtes acquis par vos recherches ‑ vous avez bien mérité de la science et tout particulièrement de la classe ouvrière. Dès ma prime jeunesse, alors qu'il m'était donné de deviner plus que de comprendre la substance si riche de vos écrits, votre œuvre me captiva et je ne pouvais cesser de la lire et de la relire jusqu'à me la rendre suffisamment intelligibles L'enthousiasme que soulève en moi l'étude de votre ouvrage qui vient de paraître à Hambourg m'entraîne à l'immodestie, peut-être importune, de vous assurer de ma reconnaissance, de mon respect et de ma gratitude.
J'ai étudié naguère avec beaucoup de soin le premier fascicule paru à Berlin : la Contribution à la critique de l'économie politique, et j'avoue qu'aucun livre, si volumineux fût-il, ne m'a jamais apporté autant d'enseignements, autant de notions neuves et positives que cet opuscule. Aussi en ai‑je attendu la suite avec beaucoup d'impatience. Vous exprimez pour la première fois sous une forme claire, irréfutable, scientifique, ce qui désormais constituera la tendance consciente de l'évolution historique : subordonner à la conscience humaine le processus social de production qui, jusqu'à présent, n'était qu'une force aveugle de la nature. Votre oeuvre immortelle, Monsieur, c'est d'avoir fourni un fondement rationnel à cette tendance, d'avoir fait comprendre que notre production est anarchique. Notre époque vous doit, pour cette découverte, une reconnaissance éternelle. Je lis entre les lignes de votre livre que votre économie fondamentale suppose une philosophie fondamentale.
Comme cette dernière m'a coûté beaucoup de travail, je ne puis résister au désir de vous exposer brièvement mes recherches scientifiques, en vous confessant que je ne suis qu'un tanneur qui n'a reçu qu'une instruction élémentaire.
De bonne heure, l'objet de mes recherches était une conception systématique du monde; Ludwig Feuerbach m'a montré la voie, mais je dois beaucoup à mon propre travail, de sorte que je puis dire à présent : les choses générales, la nature de cette généralité ou encore l'« essence des choses » sont maintenant pour moi scientifiquement claires. Ce qu'il me reste à connaître maintenant, ce sont les choses particulières. Comme j'en connais des bribes, je me dis que connaître tout est trop pour un seul individu.
Le fondement de toute science réside dans la connaissance du processus de la pensée.
Penser c'est partir des données des sens, du particulier, pour en dégager le général.
Le phénomène constitue le matériau nécessaire de la pensée. Il doit être donné avant qu'on puisse trouver l'essence, le général ou l'abstrait. Comprendre ce fait c'est posséder la solution de toutes les énigmes philosophiques. La question du commencement et de la fin du monde par exemple, cesse d'être du domaine de la science si le monde ne peut être que la prémisse, mais non le résultat de la pensée ou du savoir.
L'essence de la pensée est le nombre. Toutes les distinctions logiques sont purement quantitatives. Tout être est une apparence. Toute apparence est un être plus ou moins constant.
Toutes les causes sont effets, et réciproquement. On appelle cause, dans une série successive de phénomènes, l'antécédent général; par exemple après avoir entendu un coup de feu, sur cinq oiseaux, quatre s'envolent : on dit que le coup de feu est la cause de l'envol des quatre et l'impavidité, la cause qu'un reste. Mais si, au contraire, un s'envole et que les quatre autres restent, ce n'est plus le coup de feu, mais la peur qui est cause de l'envol. Un physicien célèbre écrit : « La chaleur elle-même nous ne pouvons pas la percevoir; nous nous bornons à déduire des phénomènes l'existence de cet agent dans la nature. » Et moi, au contraire, de la non‑perception de la « chaleur même », je conclus à la non-existence de cet agent, et je conçois les phénomènes ou les effets de chaleur comme la matérialité, à partir de laquelle le cerveau forme le concept abstrait de chaleur. Sans confondre les concepts, appelm matière le concret le sensible, son abstraction est alors la force. Lorsqu'on pèse un ballot de marchandises, la pesanteur [7] est donnée en livres sans tenir compte de la matière du corps pesant. L'insipide Büchner dit : « Now what I want is facts », but he does not know what he wants [« Et maintenant, ce qu'il me faut, ce sont des faits », mais il ne sait pas ce qu'il lui faut.] Ce qui intéresse la science, ce ne sont pas tant les faits que leur explication, pas tant la matière que la force. Même si, dans la réalité, force et matière sont identiques, il n'en est pas moins très légitime de les distinguer, de séparer le particulier du général. « La force est invisible », sans doute, mais la vue elle‑même et ce que nous voyons ne sont que pure force; nous ne voyons sans doute pas les choses « mêmes », mais uniquement leur effet sur nos yeux. La matière est impérissable, ce qui signifie uniquement que partout et en tout temps, il y a de la matière. La matière se manifeste et ses manifestations sont matérielles. La différence entre l'apparence et l'être, n'est que quantitative. Notre pensée a un pouvoir de cohérence à partir de la pluralité elle fait l'unité, de parties elle fait le tout, du transitoire l'éternel, de l'accident la substance.
Morale. Par morale, le monde entend les égards que l'homme a vis‑à‑vis de lui‑même et des autres hommes en vue d'assurer son propre salut. Le nombre et le degré de ces égards sont déterminés différemment selon les hommes et les milieux humains. Ce milieu une fois donné, la pensée ne peut que distinguer le général du droit particulier. Qu'est‑ce que la fin? Qu'est‑ce que le moyen? Au point de vue du salut abstrait de lhomme, tous les buts sont des moyens et, en ce sens, le principe « La fin justifie les moyens » est absolument valable.
Si le manque d'érudition ne m'en empêchait, j'écrirais un livre sur ces sujets tant je crois savoir de choses neuves là‑dessus.
Excusez‑moi, Monsieur, d'avoir ainsi abusé de votre temps et de votre attention; j'ai cru vous faire plaisir en vous prouvant que la philosophie d'un travailleur manuel est plus claire que ne l'est en général celle de nos actuels professeurs de philosophie. J'attacherais plus de prix à votre approbation qu'à ma nomination en qualité de membre d'une quelconque académie.
Je termine en vous assurant une nouvelle fois que je suis avec le plus profond intérêt vos recherches qui vont bien au‑delà de notre époque. Le développement social, la lutte pour la suprématie de la classe ouvrière m'intéressent plus vivement que mes affaires privées. Je regrette seulement de ne pouvoir y coopérer plus activement. Allons, enfants, pour la patrie ! [8]
Joseph Dietzgen, Maître‑compagnon à la fabrique de cuir Vladimir
Vassili‑Ostrov, Saint‑Pétersbourg.
24 octobre (7 novembre) 1867.
Notes
[1] Il s'agit de Joseph Dietzgen qui travailla en Russie puis en Allemagne à partir de 1869.
[2] Jacob Böhme (1575‑1624) : philosophe mystique et panthéiste.
[3] Les notations d'Engels figurent dans sa lettre à Marx du 26 novembre, M.E.W., t. 31, p. 388.
[4] L'article en question était d'Engels.
[5] Lothar Bucher : émigré à Londres, correspondant de journaux allemands, puis collaborateur de Bismarck.
[6] Kugelmann avait demandé à Marx, dans sa lettre du 1° décembre, si par le truchement de Borkheim, ami de Bucher, on ne pourrait faire passer dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung une des recensions du Capital écrites par Engels.
[7] En allemand Schwerkraft, où se retrouve le mot qui signifie force : kraft.
[8] Rappelons que les mots ou expressions en italique et suivis d'un astérisque sont en français dans le texte. Nous reproduisons fidèlement les particularités stylistiques de l'original.
Texte surligné en jaune : en français dans le texte.
Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.