1870-71 |
Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire... |
La Commune de 1871
Prolongements historiques et théoriques de la Commune
« Pour qu'une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires: des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme était encore peu développé et la France était surtout un pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.). Il n'existait pas de parti ouvrier; la classe ouvrière n'avait ni préparation ni long entraînement et, dans sa masse, elle n'avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser. Il n'y avait ni sérieuse organisation politique du prolétariat, ni syndicats et associations coopératives de masse. » Lénine, À la mémoire de la Commune, in la Commune de Paris, pp. 18-19.
The World, le 15 octobre 1871
À propos de l'Internationale, Marx dit que le grand succès qui a couronné jusqu'alors ses efforts, est dû à des circonstances qui dépassent le pouvoir de ses membres eux-mêmes. La fondation de l'Internationale elle-même a été le résultat de telles circonstances et n'est pas due aux efforts des hommes qui se sont attachés à cette oeuvre. Ce n'est donc pas le fruit d'une poignée de politiciens habiles: tous les politiciens du monde réunis n'auraient pu créer les conditions et les circonstances qui furent nécessaires pour assurer le succès de l'Internationale.
L'Internationale n'a propagé aucun credo particulier. Sa tâche a été d'organiser les forces de la classe ouvrière et de coordonner les divers mouvements ouvriers afin de les unifier. Les conditions qui ont donné une impulsion si formidable à l'Association, sont celles-là mêmes qui ont opprimé de plus en plus les travailleurs à travers le monde: tel est le secret de son succès.
Les événements des dernières semaines ont montré de manière indubitable comment la classe ouvrière doit lutter pour son émancipation. Les persécutions organisées par les gouvernements contre l'Internationale évoquent celles des premiers chrétiens de la Rome antique. Ils ont été, eux aussi, peu nombreux au début, mais les patriciens ont senti d'instinct que l'Empire romain serait ruiné si les chrétiens triomphaient. À Rome, les persécutions n'ont pas sauvé l'Empire; de nos jours, les persécutions dirigées contre l'Internationale ne sauveront pas davantage les conditions sociales de l'époque actuelle.
Ce qui fait l'originalité de l'Internationale, c'est qu'elle a été créée par les travailleurs eux-mêmes. Avant la fondation de l'Internationale, toutes les diverses organisations étaient des sociétés fondées pour les classes ouvrières par quelques radicaux issus des classes dominantes. En revanche, l'Internationale a été créée par les travailleurs eux-mêmes. En Angleterre, le mouvement chartiste a été formé avec l'accord et le concours de radicaux bourgeois. Cependant, s'il avait connu le succès, il n'eût pu tourner qu'à l'avantage de la classe ouvrière. L'Angleterre est le seul pays où la classe ouvrière est assez développée pour pouvoir utiliser le suffrage universel à son profit.
Ensuite, Marx évoque la révolution de Février et rappelle que ce mouvement a été soutenu par une fraction de la bourgeoisie contre le parti au pouvoir. La révolution de Février s'est contentée de faire des promesses aux ouvriers et de remplacer une équipe d'hommes de la classe dominante par une autre. En revanche, la révolution de juin 1848 a été une révolte contre toute la classe dominante, y compris la fraction la plus radicale. Les ouvriers qui, en Février 1848, avaient porté au pouvoir des hommes nouveaux, ont senti instinctivement qu'ils avaient simplement substitué un groupe d'oppresseurs à un autre, et qu'ils étaient trahis.
Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits jusqu'ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard: la Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Il y a eu de nombreux malentendus sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de classe. Lorsque les présentes conditions d'oppression seront éliminées grâce au transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l'obligation faite à tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l'unique raison d'être d'une quelconque domination de classe et d'oppression.
Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l'armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l'Internationale est d'organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend.
13-18 mars 1872
L'assemblée réunie en l'honneur de l'anniversaire du 18 Mars 1871 a adopté les résolutions suivantes:
La Liberté, le 17 mars 1872
Monsieur le Directeur,
Dans le livre du citoyen G. Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871, dont j'ai eu connaissance il y a quelques jours seulement, je lis, page 92, le passage suivant:
« Dans sa lettre sur les élections du 8 février, envoyée au citoyen Serraillier, Karl Marx, le principal inspirateur de la section allemande de l'Internationale, critique avec une certaine amertume la participation de la section française aux élections. Cela démontre à satiété qu'à tort ou à raison, l'Internationale était alors peu encline à s'immiscer activement dans la politique. »
Aussitôt après la publication de ma prétendue lettre à Serraillier dans le Times, le Courrier de l'Europe, l'Avenir de Berlin, etc., j'ai déclaré qu'il s'agissait d'une fabrication de Paris-journal. Pour sa part, Serraillier a révélé publiquement que le véritable auteur de cette lettre est un journaliste travaillant avec la police. Comme presque tous les organes de l'Internationale et même certains journaux parisiens ont publié nos déclarations, je suis très étonné de ce que le citoyen Lefrançais ait repris à son compte les canards de journaux inventés par Henri de Pène.
Je reste, Monsieur, votre très dévoué
Karl Marx
Compte rendu, rédigé par l'auteur lui-même, de son discours à la séance du 21 septembre 1871 à la Conférence de Londres
Il est absolument impossible de s'abstenir des affaires politiques. Même les journaux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l'occasion, d'attaquer le gouvernement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s'agit, c'est de savoir quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous l'abstention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la plupart des pays. Ce n'est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l'abstention. La pratique de la vie réelle et l'oppression politique que les gouvernements en place font subir aux ouvriers - à des fins politiques, aussi bien que sociales -contraignent les ouvriers à faire de la politique, qu'ils le veuillent ou non. Leur prêcher l'abstention en matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise. Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l'ordre du jour l'action politique du prolétariat, l'abstention politique est tout à fait impossible.
Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous ? Par la domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d'accord sur ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique ! Tous les abstentionnistes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence. Mais la révolution n'est-elle pas l'acte suprême en matière politique ? Or, qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens - l'action politique qui prépare la révolution, éduque l'ouvrier et sans elle le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la bataille par les Favre et Pyat. Cependant, la politique qu'il faut faire doit être celle du prolétariat: le parti ouvrier ne doit pas être à la queue de quelque parti bourgeois que ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome ayant sa propre politique et poursuivant son propre but.
Les libertés politiques, le droit de réunion et d'association, la liberté de la presse, telles sont nos armes. Et nous devrions accepter de limiter l'armement et faire de l'abstention, lorsqu'on essaie de nous en priver ? On prétend que toute action politique signifie reconnaître l'ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l'état existant, dès lors l'utilisation de ces moyens n'est pas une reconnaissance de l'ordre établi.
(Séance du 20 septembre de la Conférence de Londres)
Le citoyen Lorenzo nous a rappelés à l'observation du règlement, et le citoyen Bastelica l'a suivi dans cette voie. Si je prends les statuts originaux et l'Adresse inaugurale de notre Association, je lis dans les deux que le Conseil général a été chargé de soumettre à la discussion des Congrès un programme ouvrier. [2] Le programme que le Conseil général soumet à la discussion de la Conférence traite de l'organisation de notre Association, et la proposition de Vaillant se rapporte elle aussi à cette question: l'objection de Lorenzo et de Bastelica n'est donc pas fondée.
Dans la plupart des pays, certains Internationaux, en invoquant la déclaration tronquée des Statuts votés au Congrès de Genève [3] ont fait de la propagande en faveur de l'abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont bien gardés d'enrayer. En Allemagne, Schweitzer et autres, à la solde de Bismarck, ont essayé de raccrocher l'activité de nos sections au char de la politique gouvernementale. En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et autres de s'emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention permit à un Comité dictatorial - le Comité central - composé en majeure partie de bonapartistes et d'intrigants, de s'établir à Paris et de perdre sciemment, dans l'inaction, les premiers jours de la révolution, alors qu'il aurait dû les consacrer à son affermissement. [4] En France, le mouvement a échoué, parce qu'il n'avait pas été assez préparé.
En Amérique, un congrès, tenu récemment et composé d'ouvriers, (149) a décidé de s'engager dans les affaires politiques et de substituer aux politiciens de métier des ouvriers comme eux, chargés de défendre les intérêts de leur classe.
Certes, il faut faire la politique en tenant compte des conditions de chaque pays. En Angleterre, par exemple, il n'est pas facile à un ouvrier d'entrer au parlement. Les parlementaires ne recevant aucun subside et l'ouvrier n'ayant que les ressources de son travail pour vivre, le parlement est inaccessible pour lui. Or, la bourgeoisie qui refuse obstinément une allocation aux membres du parlement, sait parfaitement que c'est le moyen d'empêcher la classe ouvrière d'y être représentée.
Il ne faut pas croire que ce soit d'une mince importance d'avoir des ouvriers dans les parlements. Si l'on étouffe leur voix, comme à De Potter et Castiau ou si on les expulse comme Manuel, l'effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette tribune, c'est le monde entier qui les entend. D'une manière comme d'une autre, c'est une grande publicité pour nos principes. Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de s'opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait, a secoué toute l'Allemagne; Munich même, cette ville où l'on n'a jamais fait de révolution que pour des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la fin de la guerre.
Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne pas prendre les Tolain.
Marx appuie la proposition du citoyen Vaillant, ainsi qu'un amendement de Frankel relatif à la traduction erronée des Statuts et tendant à faire précéder d'un considérant explicatif la raison d'être de cette déclaration; en effet, cette question a déjà été résolue par les Statuts et ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Association demande aux ouvriers de faire de la politique, mais de toujours. *
Vu les considérants des statuts originaux où il est dit: « L'émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen »;
Vu l'Adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs (1864) qui dit: « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l'émancipation des travailleurs, ils continueront à y opposer le plus d'obstacles possible... La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »;
Vu la résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet: « L'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique »;
Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des internationaux français à la veille du plébiscite (1870) où il est dit: «D'après la teneur de nos statuts, certainement toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique, ont la mission spéciale, non seulement de servir de centres à l'organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs, tout mouvement politique tendant à l'accomplissement de notre but final: l'émancipation économique de la classe ouvrière;
Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l'action de l'Association internationale des travailleurs;
En présence d'une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort d'émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classes et la domination politique des classes possédantes qui en résulte;
Considérant en outre:
la Conférence rappelle aux membres de l'Internationale que, dans l'état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.
Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des travailleurs est momentanément devenue impraticable par suite de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite.
La Conférence exprime sa ferme conviction que toutes les persécutions ne feront que doubler l'énergie des adhérents de l'Internationale et que les branches continueront à s'organiser sinon par grands centres, du moins par ateliers et fédérations d'ateliers correspondant entre eux par leurs délégués.
En conséquence, la Conférence invite toutes les branches à continuer sans relâche à propager les principes de notre Association en France et à y importer le plus grand nombre possible d'exemplaires de toutes les publications et des statuts de l'Internationale.
L'article suivant qui résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres (Septembre 1871) sera inséré dans les Statuts après l'article 7.
Art. 7a: Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.
Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême: l'abolition des classes.
La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.
Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat.
La Commune notamment a démontré que « la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre possession de la machine d'État, telle qu'elle est et l'utiliser pour ses propres fins ». (Voir la Guerre Civile en France. Adresse du Conseil général de l'A.I.T., où cette idée est plus longuement développée.) *
Londres, le 14 janvier 1872
Mon cher Terzaghi
... D'abord, les anarchistes nous cherchent querelle sous le prétexte que nous avons tenu une Conférence; ensuite, ils nous attaquent parce que nous appliquons les résolutions de Bâle, résolutions que nous sommes tenus d'exécuter. Ils ne veulent pas que le Conseil général dispose d'autorité, même si elle est librement consentie par tous. J'aimerais bien savoir comment, sans cette autorité (comme ils l'appellent), il eût été possible de faire justice des Tolain aussi bien que des Durand et Netchaïev, et comment avec la belle phrase d'autonomie des sections, comme vous l'expliquez dans votre circulaire, vous entendez empêcher l'intrusion de mouchards de police et des traîtres. Certes, personne ne conteste l'autonomie aux sections, mais une fédération n'est pas possible, si les sections ne cèdent pas certains pouvoirs aux comités fédéraux et, en dernière instance, au Conseil général.
Mais, savez-vous quels furent les initiateurs et les zélateurs de ces résolutions autoritaires ? Peut-être les délégués du Conseil général ? Pas du tout. Ces mesures autoritaires ont été proposées par les délégués de Belgique, et les Schwitzguébel, Guillaume et Bakounine en furent les protagonistes les plus acharnés. Voilà comment les choses se présentent.
Il me semble que vous faites un grand abus des mots d'autorité et de centralisation. Je ne connais pas d'affaire plus autoritaire qu'une révolution, et quand on impose sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les révolutions, il me semble que l'on fasse preuve d'autorité. Ce fut le manque de centralisation et d'autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris.
Faites ce que vous voulez de l'autorité, etc. après la victoire, mais pour la lutte nous devons réunir toutes nos forces en un seul faisceau et les concentrer sur le même point d'attaque. Enfin, quand j'entends parler de l'autorité et de la centralisation comme de deux choses condamnables dans toutes les circonstances possibles, il me semble que ceux qui parlent ainsi, ou bien ne savent pas ce qu'est une révolution, ou bien ne sont des révolutionnaires qu'en paroles.
Si vous voulez savoir ce que les auteurs de la circulaire ont fait dans la pratique pour l'Internationale, lisez leur propre rapport officiel sur l'état de la confédération jurassienne au Congrès (cf. la Révolution sociale de Genève du 23 novembre 1871), et vous verrez à quel état de dissolution et d'impuissance, ils ont réduit une fédération bien établie il y a un an. [5] Or, ces gens-là prétendent réformer l'Internationale !
Salut fraternel,
votre Fr. Engels
Londres, le 20 juin 1873
... Bien sûr, toute direction d'un parti veut avoir des résultats, et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons et sous nos yeux encore, se développe si colossalement, que l'on n'a pas besoin à tout prix et toujours de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale: après la Commune elle connut un succès immense. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute-puissante. La grande masse de ses membres crurent que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient, s'épanouirent, abusèrent de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, jusqu'à son terme.
La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres du Congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient-ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye ! Maintenant les sectaires brouillons se mirent à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs.
Or, si nous nous étions présentés à La Haye en conciliateurs et si nous eussions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ?
Dès lors, l'Internationale était déjà morte, et l'eût été même si nous avions tenté de faire l'union de tous. Au lieu de cela, dans l'honneur, nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune présents à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un sentiment aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres à l'égard du prolétariat européen. Nous avons permis pendant dix mois qu'ils rassemblent toutes leurs forces pour mentir, calomnier et intriguer, - et où sont-ils ? Eux, les prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale, déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain Congrès. Pour ce qui est des détails, ci-joint un article destiné au Volksstaat. Et si nous avions à le refaire, nous agirions en gros de la même façon, étant entendu que l'on commet toujours des erreurs tactiques.
En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalliens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.
Au reste, le vieil Hegel a déjà dit: un parti éprouve qu'il vaincra, en ce qu'il se divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. À chaque stade, une partie des gens reste accrochée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti, qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant tous les pires persécutions...
Aussi ne devons-nous pas oublier, lorsque par exemple le Neue Social-Democrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, que toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que commencer (par exemple l'Association générale des ouvriers allemands au Schlesvig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti, qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère...
Notes
[1] À la clôture de la Conférence de Londres de septembre 1871, Marx tint ce discours lors d'une manifestation organisée pour commémorer le septième anniversaire de la fondation de l'A.I.T. Marx présidait la réunion à laquelle assistaient des membres du Conseil général et des Communards. Ce discours a été reproduit dans ses grandes lignes par le journal new-yorkais The World.
[2] Marx fait allusion aux Statuts de l'Internationale publiés à Londres en 1867, ainsi qu'aux Statuts provisoires de 1864 qui précèdent l'Adresse inaugurale de l'A.I.T.
[3] Le texte original fut rédigé par Marx en anglais. Le Congrès de Genève (1866) l'approuva en lui donnant quelques ajouts et l'accompagna d'un Règlement. Lafargue et Marx traduisirent le tout en français, mais ce texte ne fut guère diffusé. La traduction de 1866, faite par le proudhonien de droite Tolain (qui passa aux Versaillais pendant la Commune: cf. p. 127 et note nº 117), tronquait l'importante résolution sur le rôle de la lutte politique dans l'émancipation de la classe ouvrière. Pour remettre de l'ordre dans tout cela, la Conférence de Londres adopta une résolution sur une édition authentique nouvelle des Statuts et des Règlements, en anglais, en allemand et en français.
[4] Marx fait allusion à l'intrusion d'éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens, etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l'origine d'hésitations, de mollesse et de diverses erreurs (par exemple: ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s'y était pas encore organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l'abstention en matière politique: on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans l'Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore moins d'initiatives.
*
Le lendemain, Marx précisa encore une fois
son point de vue sur l'abstention: « Les gens qui propageaient dans le temps la
doctrine de l'abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui reprennent le même
chemin aujourd'hui ne le sont pas. Ils rejettent la politique après qu'ait eu
lieu une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple dans une
opposition bourgeoise toute formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même
temps que contre les gouvernements. Nous devons démasquer Gambetta, afin que le
peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons mener une action non
seulement contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition bourgeoise
qui n'est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il
faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en
Suisse,, en réponse à leurs persécutions contre l'Internationale. La réaction
existe sur tout le continent; elle est générale et permanente, même aux
États-Unis et en Angleterre, sous une autre forme.
Nous
devons déclarer aux gouvernements: nous savons que vous êtes la force armée
contre les prolétaires. Nous agirons contre vous pacifiquement là où cela nous
sera possible, et par les armes quand cela sera nécessaire. »
*
Dès 1852, Marx avait prévu qu'on ne pouvait s'emparer de la machine
gouvernementale toute faite, et qu'il fallait briser l'appareil politique
bourgeois avant d'instaurer l'État de la dictature du prolétariat, la Commune «
qui n'est plus un État au sens propre
» puisqu'il est capable de se dissoudre lui-même, alors que le véritable État
(féodal, bourgeois) ne peut se supprimer lui-même
normal'>. En effet, dans sa lettre à Kugelmann, Marx écrit, le 12 avril
1871 :
« Si tu
relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire,
tu verras que j'affirme qu'à la prochaine tentative de révolution en
France, il ne sera plus possible de faire passer d'une main dans l'autre la
machine bureaucratico-militaire, mais qu'il faudra la briser et que c'est là la condition préalable de toute révolution
véritablement populaire sur le continent. C'est aussi ce qu'ont tenté nos
héroïques camarades de parti de
Paris. » Cf. Lénine, l'État et la
révolution, chap. III.
[5] Il s'agit du Rapport du Comité fédéral romand de tendance bakouniste. Marx et Engels le critiquèrent dans la circulaire privée du Conseil général: cf. p. 232 sqq.