1870-71 |
Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire... |
La Commune de 1871
Le drame
On ne peut séparer radicalement les textes de Marx et d'Engels sur la première phase du drame de la Guerre civile en France, celle où les événements sont positifs, comme l'affirme le «parti Marx », de ceux de la seconde phase où la guerre nationale allemande - après avoir fait l'unité de l'Allemagne, renversé le bonapartisme, et préparé la République en France - se change en guerre contre-révolutionnaire et impérialiste, avec l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Si, en théorie et dans la logique impitoyable de l'histoire, la rupture est nette, elle ne l'est ni dans les textes de la correspondance et les manifestes de Marx et d'Engels, ni dans les événements pris ait jour le jour où elle est parfois anticipée.
En effet: 1º Marx et Engels ont pour tâche de prévoir le cours des événements, afin de définir les positions du parti et transmettre ses instructions aux quelques éléments qu'il influence. Ainsi, Marx rédige dès la fin du mois d'août - lorsqu'il tient pour acquise la défaite militaire de Napoléon III, mais pas du tout celle d'une France républicaine [1] -, un appel au Comité de Brunswick dénonçant la volonté de Bismarck d'annexer l'Alsace et la Lorraine, c'est-à-dire de transformer la guerre défensive en guerre impérialiste que les ouvriers d'Allemagne et de France doivent combattre. En fait, ce n'est que le 16 octobre 1870 que Bismarck prendra la décision ferme d'annexer l'Alsace-Lorraine et annoncera publiquement à la nation allemande qu'il poursuivra la guerre contre la France jusqu'à ce qu'il ait atteint ce but.
2° Dès avant le changement de la politique de guerre bismarckienne, certains événements annoncent et portent déjà la marque de la seconde phase, et vice versa; certains faits ne produisent leur effet qu'au bout d'un certain temps, si bien qu'un enchevêtrement et une certaine confusion sont inévitables pendant un laps de temps donné. Au reste, Bismarck a intérêt à brouiller les cartes autant qu'il le peut, d'une part, pour préparer ses troupes et ses concitoyens et, d'autre part, pour entretenir les illusions dans le camp adverse. Enfin, un sursaut français, parfaitement possible, pouvait encore changer et inverser l'issue de la guerre durant quelques mois: Trochu, au lieu de trahir, eût pu se battre, et le gouvernement de la Défense nationale, disposant encore d'un vaste territoire, eût pu ordonner la mobilisation générale, levant assez de troupes pour arrêter Bismarck, et obtenir une paix avantageuse pour les deux nations.
En tant que correspondant de guerre de la Pall Mall Gazette, Engels suivit au jour le jour l'évolution des opérations militaires de la guerre franco-prussienne et ne s'était pas trompé dans l'évaluation du rapport des forces, ni dans ses prévisions militaires. Dans ces articles, il exprime en de multiples occasions sa conviction qu'un redressement français était possible pour obtenir au moins une paix honorable, si le gouvernement de la Défense nationale l'avait vraiment voulu et avait pris les mesures de stratégie et de mobilisation adéquates.
Après la première défaite grave de Sedan qui balaya le bonapartisme, ce ne furent pas simplement les armes qui décidèrent de l'issue fatale de la guerre, mais un fait politique de classe, à peine décelable au début, mais confirmé massivement et ouvertement par la suite: la bourgeoisie française, menacée d'une révolution où, au bout d'un certain temps, le prolétariat eût pris l'avantage, préféra être battue par la bourgeoisie allemande et s'assurer de la sorte la survie pour toute une période historique. Là encore, les faits évoluèrent très progressivement, accompagnés d'actions et déclarations contradictoires. Certes, ce ne fut pas une politique consciemment voulue par tous les membres de la classe bourgeoise, ni arrêtée clairement et publiquement, mais ce fut la politique qui s'imposa progressivement au gouvernement bourgeois, dans ses actes, ses alliances et même dans certaines de ses déclarations publiques.
Comme la correspondance échangée régulièrement entre Marx et Engels s'arrête en septembre, du fait qu'Engels va s'installer à Londres non loin de son ami, nous utiliserons pour la période ultérieure une correspondance moins directe et suivie, puisqu'elle s'adresse à de multiples destinataires de tendance souvent diverse et de pays plus ou moins affectés par le drame qui se noue. Nous extrairons des passages significatifs des Notes d'Engels sur la guerre de 1870-1871 des éditions Costes: le lecteur en trouvera le texte complet dans cette traduction française, difficile à trouver aujourd'hui. Engels y suit le rapprochement progressif entre la bourgeoisie française et les vainqueurs prussiens qui finirent par conclure une véritable alliance de brigands.
Les lettres de Marx et d'Engels sur la répression anti-ouvrière en Allemagne laissent présager ce revirement de Bismarck.
Il n'est pas non plus possible de séparer, dans les textes écrits par Marx et Engels au fur et à mesure du déroulement de la crise, la phase de transformation de la guerre de défense allemande en guerre impérialiste d'une part, de celle de la transformation de la guerre impérialiste bonapartiste en guerre civile du prolétariat de Paris et de province (masquée par la collaboration de fait entre le gouvernement de la Défense nationale et Bismarck) d'autre part. En effet, le caractère de plus en plus accentué de la guerre impérialiste va de pair avec le développement de la guerre civile.
Avant de reproduire les textes relatifs à ces questions, nous traduirons une correspondance sur la situation en Angleterre, nullement étrangère au drame qui est en train de se nouer. En effet, la crise continentale se répercute sur la politique anglaise et provoque un renversement d'alliance, au détriment de la France. Le gouvernement anglais, quoique divisé, est en majorité favorable à la victoire allemande et peu enclin à reconnaître la République française, proclamée le 4 septembre. Le Conseil général de l'Internationale, sous l'impulsion de Marx, et les ouvriers, soutenus par leurs syndicats, organiseront de puissantes manifestations de sympathie à la République française: le mouvement ira si loin que certains demanderont l'instauration d'une république en Angleterre (que Marx et Engels ne conçoivent pas en régime bourgeois).
Le gouvernement anglais, après toutes sortes de louvoiements, raidira sa position et s'engagera dans une voie de plus en plus contre-révolutionnaire. Au moment de la crise sociale de la Commune, l'Angleterre bourgeoise aura rejoint, en fait, le camp des bourgeoisies française et allemande et contribué à leur rapprochement: toute la bourgeoisie internationale sera liguée contre les ouvriers parisiens insurgés.
Marx et Engels espéreront jusqu'au dernier moment que le front de la bourgeoisie internationale, jamais exempt de contradictions internes, ne se soude pas: ils ne ménageront pas leurs efforts sur ce plan à Londres. Mais, à cette époque, l'Angleterre est au faîte de sa puissance: elle peut sauver les apparences d'une politique libérale et démocratique, tout en œuvrant à la contre-révolution et en soutenant la réaction et le despotisme sur le continent. Déjà, en 1849, Mary écrivait: « Ce n'est qu'au montent où les chartistes seront à la tête du gouvernement anglais que la révolution sociale passera du domaine de l'utopie à celui de la réalité. » (Nouvelle Gazette rhénane, 1er janvier 1849).
L'Angleterre eût pu empêcher Bismarck d'annexer l'Alsace-Lorraine, si bien que la guerre franco-prussienne se fût achevée de manière positive - l'Allemagne étant unifiée et disposant de structures politiques modernes, la France étant débarrassée du despotisme bonapartiste -, et l'Europe occidentale eût connu une phase de développement accéléré dans un climat de paix pratiquement assurée pour un temps suffisant pour organiser les ouvriers afin de vaincre.
Mais l'Angleterre ne voulait à aucun prix que de fortes nations bourgeoises se développent sur le continent et lui fassent concurrence. L'annexion de l'Alsace-Lorraine constituait précisément une pomme de discorde entre les nations les plus puissantes du continent qui, divisées, permettaient à l'Angleterre d'assurer pour une longue période son hégémonie sur le marché mondial.
Le pays capitaliste le plus puissant de l'époque eut donc son mot à dire dans le drame qui allait éclater. L'Angleterre officielle joua à fond la crise sur le continent, d'abord en exaspérant la tension franco-prussienne, puis en liguant les bourgeoisies franco-allemandes contre le prolétariat insurgé de Paris: la lointaine Amérique bourgeoise participa elle-même à l'assassinat de prolétaires parisiens comme Marx le montre, en dénonçant les agissements de l'ambassadeur des États-Unis, Mr Washburne. Le Pape lui-même dénoncera les révolutionnaires (tout en demandant que l'on prie pour leur salut).
Toute la période qui suivit immédiatement la Commune renforça encore l'Internationale bourgeoise qui fit durement sentir au prolétariat son activité contre-révolutionnaire, lâche, hypocrite et sanguinaire, lors de la chasse aux Communards à travers toute l'Europe et leur déportation jusque dans plusieurs continents.
Le drame de la Commune a donc, pour premier épisode, la réaction de toutes les bourgeoisies, puis leur rapprochement. Hélas, les classes ouvrières d'Europe ne seront pas en mesure de concerter leur action et de renforcer leurs organisations au même rythme, à mesure que la crise sociale s'aggrave.
Notes
[1]
Cf. Engels à Marx, le 15
août 1870. Le 4 février 1871 encore, Marx écrivait à Kugelmann : « Malgré
toutes les apparences, la situation de la Prusse est rien moins que facile. Si
la France résiste, utilise l'armistice pour réorganiser ses armées et donner
enfin à la guerre un caractère véritablement révolutionnaire, l'Empire
néo-germanique et prussien pourrait encore recevoir à son baptême une raclée à
laquelle il ne s'attend absolument pas. » Mais, « Trochu a jugé plus important
de tenir en échec les Rouges que de battre les Prussiens. Tel est le véritable
secret des défaites, non seulement à Paris, mais dans toute la France, où la
bourgeoisie a agi selon le même principe, en accord avec la plupart des
autorités locales. »
Selon Marx, la bourgeoisie française choisit délibérément la collaboration avec les
Prussiens. Dans ce cas, les ouvriers devaient-ils « relever le drapeau national,
jeté dans la fange par la bourgeoisie », en appliquant la formule de Staline
proposée aux ouvriers pendant la guerre 1940-1945 afin de remettre la
bourgeoisie au pouvoir ? Engels répond catégoriquement: « Ce serait folie que
de se battre pour les bourgeois contre les Prussiens » (lettre à Marx du 12
septembre 1870).
Jamais Marx et Engels n'ont renversé leur initiale formule de la guerre défensive du
côté prussien en guerre défensive du côté français, car à la première grande
victoire française, cette dialectique absurde se fût transformée de nouveau en
son contraire. Marx et Engels souhaitèrent une paix honorable et firent tous
leurs efforts pour l'obtenir. Et même si les Prussiens annexent un morceau de
territoire français, cela vaut mieux qu'une renaissance du chauvinisme français
(cf. Seconde Adresse, Éd. Soc., p.
288 et le commentaire de Lénine en note, p. 289), de toute façon, « les
frontières ne sont pas éternelles » cf. Engels à Marx le 12 septembre 1870 et
Engels à Bernstein, le 22 février 1882 (Écrits
militaires, p. 530).
Engels voulait cependant éviter une défaite trop grande, en raison de ses conséquences
sur le moral, la force et l'organisation du prolétariat français.
Ce
que Marx et Engels entendent par guerre défensive, ce n'est pas le contraire
d'une guerre d'agression, (cf. p. 63), mais une guerre historiquement
progressive parce qu'elle permet à une société de passer à une forme supérieure
d'organisation.
C'est
exactement ainsi que l'entendait Lénine: « On sait que K. Marx et Fr. Engels
considéraient comme un devoir absolu pour la démocratie d'Europe occidentale,
et à plus forte raison pour la social-démocratie, de soutenir activement la
revendication de l'indépendance de la Pologne. Pour les années 1840-1850 et
1860-1870, époque de la révolution bourgeoise en Autriche et en Allemagne,
époque de la « réforme paysanne » en Russie, ce point de vue était parfaitement
juste et représentait le seul point de vue démocratique et prolétarien. [...]
Dans l'Europe occidentale, continentale, l'époque des révolutions
démocratiques bourgeoises embrasse un intervalle de temps assez précis, qui va
à peu près de 1789 à 1871. Cette époque a été celle des mouvements nationaux et
de la création d'États nationaux. Au terme de cette époque, l'Europe
occidentale s'est trouvée transformée en un système d'États bourgeois,
généralement homogènes au point de vue national. Aussi bien, chercher à l'heure
actuelle le droit de libre détermination dans les programmes des socialistes
d'Europe occidentale, c'est ne rien comprendre à l'a b c du marxisme. En Europe
orientale et en Asie, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises n'a
fait que commencer en 1905. » Cf. Du
droit des nations à disposer d'elles-mêmes, in Oeuvres choisies en 3 volumes, Moscou, tome I, pp. 733 et 706.